Algérie: L’assassinat du président Boudiaf

Algérie: L’assassinat du président Boudiaf

C’est sans être un fidèle lecteur du journaliste et écrivain Algérien, Mohamed Sifaoui; et, c’est sans partager non plus sa vision politique concernant l’Algérie d’une part et du monde d’autre part, que je mets en ligne, ici, les « bonnes feuilles » de son dernier livre, Histoire secrète de l’Algérie indépendante : l’Etat-DRS qui paraîtra le 19 janvier chez Nouveau Monde éditions, que le quotidien DNA a publiées en exclusivité dans son édition de mercredi 4 janvier.

C’est seulement dans le but de partager ces « bonnes feuilles » qui traitent de l’assassinat du président Mohammed Boudiaf, seul chef d’État dans ce pays, en 50 ans bientôt, qui a su rentrer en conversation simple, directe et franche avec le citoyen algérien, loin des Sultans et autres autocrates qui l’ont précédé ou succédé depuis 1962 à nos jours, pour qui ce citoyen, que ce soit dans leurs discours ou dans leurs actes, n’est qu’un sujet sinon « l’indigène » des temps coloniaux.

Et enfin, ce que relate Sifaoui dans son livre sur cette « affaire d’Etat » est tout simplement et précisément ce que pense et dit tout haut le petit peuple en Algérie de ce lâche assassinat, ce que l’on nous cachotte fiévreusement en haut lieu à Alger l’amphigourique, la ténébreuse et l’apocalyptique Alger… Des printemps s’affirment ! Des lumières s’allument !

Les voici maintenant:

« Appelé au pouvoir en janvier 1992 alors qu’il vivait en exil au Maroc, « Boudy » comme le surnomment affectueusement les Algériens sera assassiné six mois plus tard, le 29 juin 1992, par un soldat d’élite, Lembarak Boumaarafi.

Jugé pour le meurtre du président Boudiaf, Boumaarafi a été condamné à mort. Aujourd’hui, il croupit encore à la prison de Serkadji, à Alger.

Pour l’opinion publique, l’assassinat de Mohamed Boudiaf est tout sauf un « acte isolé » mais plutôt une liquidation politique. Vingt ans après sa mort filmée en direct à la télévision nationale, le mystère demeure entier. Extraits du livre.

L’exilé de Kenitra

(…) Khaled Nezzar, Mohamed Mediène et Ali Haroun, pour ne citer qu’eux, ont décidé de contacter, dès le mois de décembre, Mohamed Boudiaf, figure historique de la guerre de libération, exilé au Maroc. C’est Ali Haroun, un ancien responsable de la Fédération de France du FLN qui est chargé de lui proposer de prendre la tête d’une instance, le Haut Comité d’État (HCE), qui serait créé après le départ du président. (…)

Tiré de son exil marocain, Mohamed Boudiaf avait été contacté d’abord par Ali Haroun qui ira le rencontrer à Kenitra, ensuite par des officiers du DRS en poste au Maroc. Ils ont, pendant plusieurs jours, essayé de le convaincre de rentrer en Algérie pour succéder à Chadli Bendjedid.

Boudiaf dit non

Boudiaf refuse. Mais devant l’insistance des émissaires du général Mohamed Mediène, celle d’Abdelmadjid Allahoum, l’ambassadeur d’Algérie au Maroc et celle d’Ali Haroun, il hésite. (…)

L’on s’aperçoit par conséquent que s’il n’y a pas eu un coup d’État, celui-ci était bel et bien envisagé. En réalité, Chadli Bendjedid tenait jusqu’à la dernière minute au pouvoir. « S’il a démissionné, c’est surtout pour ne pas avoir à subir l’affront d’un putsch, mais aussi pour ne pas légitimer davantage les islamistes », nous dira-t-on. (…)

Le DRS informe les Marocains

Le 12 janvier, un jour après la démission de Chadli Bendjedid, un avion du GLAM2 lui est envoyé au Maroc en fin d’après-midi. À son bord, le général Mohamed Touati, le colonel Smaïn Lamari, le numéro 2 du DRS, et Ali Haroun. Hassan II et les services marocains sont au courant. Le monarque qui entretenait de bonnes relations avec Mohamed

Boudiaf a été alerté par ce dernier sur la proposition du pouvoir algérien. Smaïn Lamari s’était chargé, de son côté, d’informer ses homologues marocains afin de préparer le premier voyage de celui qui allait être le président du HCE. (…)

Eloigner le général Lamari

Mohamed Boudiaf ne change rien. Tous les hauts gradés de l’armée gardent leur fonction. Il demande néanmoins à Khaled Nezzar d’éloigner Mohamed Lamari, alors commandant des forces terrestres. Cette information est néanmoins démentie par un ancien conseiller de Boudiaf que nous avons interrogé.

Selon lui, la décision d’écarter momentanément Lamari a été prise par Khaled Nezzar en personne. Pour quelle raison ? On l’ignore. Toujours est-il que le ministre de la Défense ne limoge pas le concerné, mais le nomme comme « conseiller » au sein de son propre cabinet. Une mise au placard de quelques mois puisque le même général Lamari reviendra par la grande porte au lendemain de l’assassinat de Mohamed Boudiaf. (..)

Annaba 29 juin 1992

(…) C’est lors d’un périple à l’est du pays que le président Mohamed Boudiaf est assassiné le 29 juin 1992, moins de six mois après sa prise de fonction. Officiellement, le tireur s’appelle Lambarek Boumaarafi. Il est membre du Groupe d’intervention spéciale, le GIS, un bras armé du DRS. L’exécution, comme pour J.F. Kennedy une trentaine d’années plus tôt, se déroule en public, elle est filmée (…)

Boudiaf touché à la tête

(…) Mohamed Boudiaf est entre la vie et la mort. Il est blessé à la jambe. C’est l’effet de la grenade. Mais les impacts les plus graves l’ont touché à la tête. Alors que l’annonce de sa mort sera faite une heure et demie plus tard, vers 13 heures, son décès sera constaté à Alger par les médecins de l’hôpital militaire d’Aïn Naadja à 17 h 15.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, non seulement on annoncera sa disparition avant que celle-ci ne devienne effective, mais en plus il a été le dernier blessé à être évacué vers les urgences, de surcroît dans une ambulance non médicalisée et sans la présence d’un médecin. (…)

Finalement, Mohamed Boudiaf arrive vers 17 heures aux urgences dudit hôpital (hôpital militaire d’Aïn Naadja, NDL), soit 5 heures et demi après l’attentat. Les médecins ne peuvent alors que constater sa mort clinique. Drôle de prise en charge d’un président sur lequel on vient de tirer !(…)

La thèse de l’acte isolé

Depuis la mort de Boudiaf, le pouvoir fait tout pour que seule la thèse de l’« acte isolé » soit retenue. Pourtant, toutes les accusations sont dirigées vers la Sécurité militaire et ses principaux responsables : Mohamed Mediène et Smaïn Lamari. Larbi Belkheïr, ministre de l’Intérieur, et Khaled Nezzar, ministre de la Défense, sont également régulièrement désignés comme d’éventuels « commanditaires ».

Naturellement, aucune preuve n’est venue étayer cette thèse.

Cela étant dit, si les preuves n’existent pas, une série de faits avérés forment un faisceau de présomptions assez lourd qui accuse directement l’ensemble des responsables de l’époque. Qu’en est-il ?

Le patron du DRS sait tout

(…) D’autres sources qui servent ce fameux « système », tout en disculpant le général Toufik, chargent son ancien bras droit, Smaïn Lamari. Ils affirment que le patron du DRS est au courant de toute l’affaire. « Il sait tout. S’il ouvre le dossier Boudiaf, il y aura un tremblement de terre au sommet du pouvoir, sauf qu’il ne le fera jamais, car lui aussi est mêlé », nous révèle ce fin connaisseur du sérail.

Évidemment, notre source n’apporte aucune preuve matérielle. Mais son témoignage nous semble essentiel, car la fonction qu’elle occupe jusqu’à présent à l’intérieur du pouvoir confère de fait un intérêt certain à sa version des faits. « Si je dois témoigner ouvertement et donner tous les éléments en ma possession, il faudrait que je quitte définitivement le pays ainsi que toute ma famille », avoue-t-il.

Boudiaf le grain de sable

Selon lui, Boudiaf était le « grain de sable qui a failli remettre en question la composition du système ». Comment ?

Cette « gorge profonde » rappelle que Boudiaf était en train de créer un parti politique, le Rassemblement patriotique national (RPN1), à travers une composante de la société civile qu’il souhaitait choisir avec ses plus proches collaborateurs. Ce projet vise alors « l’assainissement des moeurs politiques » par

l’édification d’un État de droit, d’une économie moderne en opposition à une économie de rente et la mise en place effective d’un climat démocratique. (…)

Le Sahara occidental

Ensuite, poursuit notre source, le deuxième point de désaccord avec l’establishment résidait autour de la « question du Sahara occidental ». Il aurait « heurté les militaires et certains caciques » en laissant entendre qu’il fallait se délester de cette question qu’il jugeait « secondaire ».

Enfin, son idée consistait aussi à écarter, à terme, les principaux officiers supérieurs et reprendre le contrôle des services pour les mettre sous le commandement, non pas du ministère de la Défense, mais de la présidence. Sans oublier qu’il était résolument décidé à lutter contre la corruption. Mohamed Boudiaf a été le premier à utiliser le terme « mafia politico-financière ».

« Mafia politico-financière »

(…) Cette même source poursuit : « Smaïn Lamari et certains de ses hommes ont endoctriné Boumaarafi . Ils l’ont profilé, pour reprendre la formule consacrée, en lui faisant croire que Mohamed Boudiaf était dangereux pour le pays », avant de conclure : « il n’y avait pas que lui à Annaba. Ils étaient trois chargés de la même mission. D’ailleurs, Boumaarafi devait être tué ce jour-là par l’un de ses collègues. Et pour dire vrai, je ne suis pas certain qu’il soit le tireur ou, en tout cas, le seul tireur ».

Ce que Fatiha Boudiaf sait

Cette surprenante affirmation vient confirmer ce qu’avait annoncé Fatiha Boudiaf, la veuve du défunt, en juin 2005, sur la chaîne satellitaire Al-Jazira. Très proche du général Mohamed Mediène et de l’actuel président Abdelaziz Boutefl ika, elle ne croit pas, elle non plus, à la version officielle.

Tout en écartant la piste islamiste, elle avait alors accusé « le pouvoir », allant jusqu’à jeter un pavé dans la mare en affirmant que l’auteur des tirs qui avait tué Boudiaf « n’était pas Boumaarafi».

Elle disait posséder une cassette vidéo jamais diffusée qui apporterait de nouveaux éléments. De plus, elle avait ajouté devant le journaliste médusé que l’ambulance dans laquelle Mohamed Boudiaf a été évacué avait essuyé, à son tour, « deux impacts de balles ».

Information confirmée auprès d’une autre source présente ce jour-là à Annaba : « En effet, des tirs ont touché l’ambulance, mais je ne sais pas si c’était volontaire ou s’il s’agissait de balles perdues », affirme notre témoin.

La disparition de la mystérieuse cassettte

Cette liste d’indices qui accusent le « pouvoir » est loin d’être exhaustive. Plusieurs témoignages montrent que le climat entre Boudiaf et le régime, auquel il n’a jamais appartenu en réalité, était très tendu depuis mars 1992.

Il y a eu d’abord un incident très peu relayé. Il concerne une journaliste française : Hélène Bravin. Cette dernière, pigiste à l’époque, notamment pour le quotidien régional Sud-Ouest, arrive à décrocher une interview d’une heure avec le président.

Les journalistes étrangers sont surveillés de très près en Algérie. Les services de sécurité apprennent que « Boudiaf a dit des choses très graves et qu’il va ouvrir plusieurs dossiers ». Les hommes de Smaïn Lamari décident donc de récupérer l’enregistrement en sa possession.

Passage à tabac à l’Aurassi

En un premier temps, des « émissaires » lui sont envoyés. On lui propose même de l’argent en contrepartie de la fameuse cassette, mais Hélène Bravin ne cède pas. Elle tient son scoop et hors de question qu’elle remette son bien, d’autant plus que le président Boudiaf était consentant et qu’il lui avait accordé une heure de son temps.

Après une dizaine de jours de « négociations amiables », les services décident de passer à l’action. Ils lui tendent un piège au niveau d’El-Aurassi, un hôtel de standing fréquenté par les membres de la nomenklatura.

Là, deux hommes s’approchent d’elle, lui mettent un pistolet sous les yeux, l’aspergent de gaz lacrymogène, la traînent sur une quinzaine de mètres dans les escaliers qui mènent vers le parking de l’hôtel, lui assènent quelques coups et récupèrent son sac. Les agresseurs se dirigent sans trop se presser vers leur véhicule avant de démarrer en trombe.

La journaliste essaie de reprendre ses esprits. Elle ouvre, tant bien que mal, les yeux et tente de relever la plaque minéralogique. Mais peine perdue, la voiture – toute neuve – n’a pas de plaque d’immatriculation.

Menaces

Elle quittera Alger sous la protection d’un gendarme délégué par l’ambassade de France, sans avoir eu le fi n mot de l’histoire. À Paris, elle se sent suivie. Des hommes de l’ambassade d’Algérie appellent certains journaux pour affirmer qu’elle n’aurait jamais interviewé le président.

Elle reçoit des menaces, bref, un cauchemar qui dure plusieurs semaines. Trois mois après son retour d’Alger, elle apprend à la télévision que Mohamed Boudiaf a été assassiné. « J’étais certaine, après l’interview, qu’ils allaient le pousser à la démission, mais j’étais loin de me douter qu’ils iraient jusque-là », nous dira-t-elle le jour où nous l’avons rencontrée. (…)

Boudiaf au Maroc

Au cours du mois de mai, Mohamed Boudiaf devait se rendre au Maroc pour assister aux fiançailles de Tayeb, l’un de ses fils. Quelques jours plus tard, lorsqu’on lui rapporte la nouvelle, Mohamed Mediène, le chef du DRS, lui fait savoir, à travers des messagers, qu’il serait « préférable d’annuler ce voyage ».

Le président est furieux. « Qui est-il pour m’interdire de voyager ! ? », se serait-il exclamé devant quelques proches. Évidemment, il n’est pas du genre à se laisser dicter sa conduite. Il décide, malgré tout, d’aller au Maroc.

Une tribune dans la presse

À trois jours de ce voyage, l’un de ses conseillers, en discussion avec un patron de la presse publique, apprend de celui-ci qu’une « tribune, signée par une haute autorité de l’armée, va réitérer la position de l’Algérie au sujet du Sahara occidental ». Le message est clair. Les généraux qui pensent que Boudiaf va rencontrer Hassan II durant sa visite privée au Maroc décident de rappeler la « position algérienne ».

Ainsi, le président sera mis en porte-à-faux et quels que soient les engagements qu’il pourrait prendre, ceux-ci seront, de fait, soumis préalablement à l’appréciation des vrais décideurs, les officiers supérieurs de l’armée.

Boudiaf furieux

Mohamed Boudiaf l’apprend. Il est furieux, mais sa colère ne transparaît pas. Il se contente de dire autour de lui : « S’ils [les responsables de l’armée] font ça, je ne reviendrai pas ! »

Le message est passé. Mohamed Boudiaf effectuera son voyage au Maroc et la tribune ne paraîtra jamais. En tout cas, pas de son vivant. Au cours de notre enquête, nous avons appris que celle-ci avait été rédigée par Mohamed Touati sur demande de Khaled Nezzar et de Mohamed Mediène. (..)