Le sociologue algérien Nacer Djabi a annoncé vendredi 19 mai sur sa page Facebook qu’il quittait une université algérienne à « l’agonie » à qui le régime applique le même traitement qu’aux entreprises industrielles : au lieu de les réformer, il les laisse mourir avant de les céder au dinar symbolique.
Nacer Djabi a décidé de quitter l’université après avoir choisi d’y travailler en «toute conscience » et y avoir passé des années gratifiantes entre l’enseignement, la recherche et les combats syndicaux. «Qu’est-il arrivé pour que j’en arrive à demander ma retraite et à quitter l’Université alors que je suis un âge où je peux encore donner… ?».
A cette question le sociologue répond qu’il quitte l’université après être arrivé à la conclusion qu’il n’est plus possible de la réformer. Il dresse un constat sombre de l’état de délabrement de l’université et des situations de rentes dont profitent les différentes catégories (syndicats, organisations d’étudiants..).
Impuissance et corruption
Le constat est implacable : « L’université algérienne n’est plus réformable et sa situation va se détériorer davantage. Les agressions contre les enseignants et la violence au sein de l’enceinte universitaire vont croitre et se développer car les conditions objectives et subjectives qui y conduisent sont réunies dans la majorité des institutions… Le niveau d’instruction des étudiants et des enseignants va se dégrader davantage et… les différentes formes de corruption vont prendre des dimensions industrielles… ».
Nacer Djabi met en relief l’impuissance de la communauté universitaire qui « ne sait plus quoi faire pour sortir de l’impasse » et qui constate quotidiennement la dégradation «sans être capable d’une action collective organisée pour rompre » avec cette situation. «Ces universitaires s’attristent de l’état de dégradation de la situation en attendant de partir, comme moi, choisissant un salut individuel après l’échec des solutions collectives … »
Pour Nacer Djabi, le «coût politique élevé» d’une vraie réforme la rend indésirable pour le régime, qui « n’a fondamentalement aucune volonté de réforme, ni dans l’Université, ni dans d’autre domaines ». Le sociologue souligne qu’une réforme du système éducatif et de l’Université implique de « dire à la société des vérités connues » et de s’attaquer «à de nombreux intérêts et à des formes de corruptions répandues…
Il cite, à cet effet, des «organisations estudiantines et des syndicats qui, pour une bonne partie, sont devenus des producteurs de corruption à une échelle industrielle ». Une réforme implique de se confronter aussi à une partie du corps des enseignants, des étudiants et des catégories professionnelles, qui sont en charge de la gestion quotidienne.
Des élites politiques et intellectuelles à grands clivages
La réforme de l’Université nécessite un consensus qui «n’existe pas actuellement » dans une société où « les élites politiques et intellectuelles sont traversées par de grands clivages, notamment sur les questions culturelles et linguistiques. En un mot, la réforme réelle exige des conditions, des stratégies et une détermination qui n’existent pas actuellement, ce qui veut dire que les choses vont probablement rester en l’état, voire se dégrader encore plus ».
Nacer Djabi établit un parallèle avec ce qui est arrivé aux entreprises industrielles publiques, «qu’on a laissé mourir au lieu de les réformer à temps pour les vendre ensuite au dinar symbolique. Une démarche sans grand coût politique et très fructueuse pour notre classe dirigeante». La même démarche semble être mise en œuvre pour l’Université.
Au lieu d’engager une réforme qui exige du courage, car pouvant être « politiquement coûteuse», les tenants du régime choisissent la «facilité». lls confient à des universités étrangères le soin de «former la future élite algérienne », une fois «démontrée» que « l’Université nationale n’est plus en mesure de la produire ». Les castes dirigeantes, qui ont gouverné le pays au nom d’une légitimité dépassée, veulent passer la main à leurs progénitures formées à l’étranger.
La «société algérienne connaît de grands bouleversements », et l’une de ses tendances lourdes est le transfert du «bien public vers le privé», observe-t-il, et l’institution universitaire n’échappe pas à ce mouvement.
«Notre Université va décliner puis mourir en douceur, en attendant l’Université privée – comme cela été le cas d’expériences arabes et étrangères – et l’apparition d’un système d’enseignement parallèle. L’avenir jugera sur cet aspect, mais les indices sur les expériences de pays arabes montrent déjà que le succès est loin d’être garanti alors que les inégalités sociales sont aggravées. Ces expériences montrent que ce système d’enseignement ne sera pas plus facile à gérer qu’une Université publique qui agonise sous nos yeux».