Les bataillons de diplômés qui sortent chaque année des universités constituent, au mieux, des «chômeurs de luxe» et, au pire, «une bombe à retardement».
A chaque fois qu’un bilan de la trajectoire parcourue par l’université algérienne est fait, une large place est réservée au panégyrique. Les arguments, toujours les mêmes, tournent autour du nombre croissant d’étudiants recrutés et de diplômés produits. C’est ainsi que Tahar Hadjar, adepte comme tous ses prédécesseurs, de la gymnastique statistique propre aux bureaucrates, se réjouit des capacités d’accueil des établissements universitaires algériens qui sont, précise-t-il avec sarcasme, de 1,3 million de places pédagogiques. Or, M.Hadjar oublie que l’enjeu n’est pas simplement de former, mais aussi de bien former et de former en fonction des besoins du marché du travail et des stratégies de développement que le gouvernement met en place. Or, les passerelles entre la sphère universitaire et la sphère économique sont, à l’exception de quelques cas isolés (Vénus, Général emballage, etc.), inexistantes.
Quelle jonction opérer entre l’université et l’économie? Comment tisser une passerelle entre l’économie et la sphère universitaire? Au préalable, la réponse peut paraître simple: il s’agit de former selon les besoins du marché national du travail. Cependant, une mise en marche d’une entreprise de ce genre, à savoir la formation selon les besoins du marché, est conditionnée par la disponibilité de plusieurs éléments. Premièrement, une étude très rigoureuse des besoins, à court, moyen et long terme du marché du travail algérien. Sur ce point, il est constatable que l’Algérie se soucie, jusqu’à présent, non pas de satisfaire les besoins de son économie en matière de main-d’oeuvre qualifiée et de cadres bien formés, mais de donner, à l’extérieur, l’image d’un pays qui forme autant de diplômés que l’Espagne, la Pologne, le Portugal, la République tchèque, etc.
Aussi, la gestion des flux d’étudiants, des dizaines de milliers annuellement, est-elle fondée sur la seule logique statistique comme si l’université algérienne était un complexe touristique par lequel transitent des étudiants-touristes ne nourrissant ni ambition, ni passion pour la science. Il n’est pas rare d’ailleurs d’entendre le ministre de l’Enseignement supérieur se réjouir de l’importance du nombre d’étudiants qu’accueille l’université algérienne et des diplômés qu’elle forme annuellement sans se soucier le moins du monde ni de la qualité de la formation qu’ils reçoivent, ni non plus de ce qui les attend une fois sur le marché du travail. C’est le cas de notre Hadjar. Deuxièmement, la démocratisation de l’école et des études universitaires au milieu des années 1970, entraînant une mobilisation massive des ressources humaines nationales, allait être au départ salutaire pour le pays compte tenu des besoins en la matière de l’économie nationale marquée à l’époque par une politique d’industrialisation effective et le souci constant pour le transfert de technologie. C’était l’ère des «mégaprojets» dont gardent les Algériens, jusqu’au jour d’aujourd’hui, le bon vieux souvenir.
Cependant, cette démocratisation, à long terme, s’est avérée très préjudiciable pour le pays car, tout simplement, il y avait de plus en plus de diplômés et de moins en moins de postes d’emploi, notamment suite à l’échec de la politique des «industries industrialisantes». Fallait-il faire marche arrière? Le contexte ne s’y prêtait pas tant les demandes de scolarisation étaient croissantes. De plus, bien des intellectuels, souvent les plus en vue, se sont opposés à une éventuelle remise en cause du caractère démocratique de l’enseignement. On retient tout particulièrement la position du Pags qui, dans une déclaration datée du 19 juillet 1988 dont certains fragments sont repris par Abed Charef dans son livre Octobre, a vivement critiqué «la priorité absolue» que le FLN accordait à l’enseignement de qualité et s’est demandé si cela ne signifiait pas «exclure de l’école davantage de fils du peuple». Quoique, d’un point de vue «principiel», la position du Pags vaille un sens, il est tout de même très difficile, voire impossible de concilier, sur le terrain, enseignement de masse et enseignement de qualité d’autant plus que, objectivement, l’économie algérienne étant en faillite, les besoins se faisaient sentir plus dans l’agriculture, le bâtiment, les métiers artisanaux, etc. Le gouvernement, sous la conduite du FLN, n’a donc pas fait marche arrière et le manque de débouchés professionnels, résultat direct de la politique de formation de masse, au fil du temps, a fini par démotiver nombre d’étudiants, quelquefois parmi les meilleurs. A présent, la même logique ne fait que s’affirmer davantage avec, notamment, ce qu’on appelle «le bac politique».
Troisièmement, pour que la jonction entre l’économie et l’université soit effective, il est impératif de désengorger cette dernière d’une part, en limitant l’accès à l’université à travers le durcissement des conditions d’admission et en formant dans les seuls domaines où les besoins se font manifestement sentir, d’autre part, en encouragent la formation professionnelle de sorte qu’elle devienne, au même titre que l’université, un secteur stratégique. Même la mise en place du système LMD qui devait s’articuler principalement autour de la notion d’employabilité, n’a pas changé grand-chose à la donne.
De ce fait, et compte tenu des dysfonctionnements qui caractérisent la relation sphère économique-sphère universitaire, il est évident que les bataillons de diplômés qui sortent chaque année des universités constituent, au mieux, des «chômeurs de luxe» et, au pire, «une bombe à retardement». En effet, au moment où des secteurs clés enregistrent des déficits criards en main-d’oeuvre, lesquels déficits sont constatés en permanence par le gouvernement, notamment dans l’agriculture et le bâtiment, l’Algérie continue à tourner le dos à la formation professionnelle et à focaliser toute son attention sur l’enseignement supérieur si bien que, aujourd’hui, des milliers de chômeurs se comptent parmi les universitaires, soit 270.000 en 2015 selon l’ONS, chiffre qui est par ailleurs appelé à croître dans les années à venir puisque les diplômés sont de plus en plus nombreux et les postes d’emploi sont de moins en moins certains, notamment en raison de la crise qui s’annonce dure.