Toujours aussi déterminé, c’est un Hirak énergique qui a sillonné les artères d’Alger-Centre dès le milieu de la matinée, sous une surveillance et un dispositif policier un peu plus sévère que d’habitude. Au centre de la contestation, l’organisation prochaine de l’élection présidentielle.
C’est désormais un rituel incontournable chaque vendredi, l’entame des premières manifestations du Hirak par le «noyau» des irréductibles. A 10h30, il comptait pas moins de trois cents personnes, ballotées par des policiers plus nerveux que d’habitude, entre la place Audin et Meissonnier. Pas même question d’arriver au siège du RCD, comme cela a toujours été le cas depuis des semaines. L’axe Didouche Mourad – Grande Poste est truffé de policiers en civil, un peu plus que d’habitude. Camescopes au poing, le cortège est scruté sous toutes les coutures. De l’intérieur, une nuée de bras levés et au bout de chaque bras un smartphone. Face au Hirak filmé, il y a le film du Hirak, retransmis en «live» sur les réseaux sociaux. Parfois, cela pose problème aux policiers en tenue, tout particulièrement lors de bousculades ou même de l’établissement d’un simple cordon de police. Beaucoup de manifestants, parce qu’ils ont filmé une scène de «bousculade» policière, se sont vu confisquer leurs smartphones qui ne leur seront rendus qu’une fois la vidéo incriminée effacée. Pour le «live», c’est carrément la suppression du post en question. Le «Copwatch» n’est pas près de voir le jour…
Jusqu’à midi trente, ce jeu du chat et de la souris continuera entre forces de l’ordre et carré des irréductibles, puis l’accès est enfin autorisé vers la place Khemisti. Pourtant, le cordon de police refusera de céder à l’entrée de l’avenue Khattabi et imposera aux manifestants de contourner la bouche de métro à l’intersection entre Khattabi et rue Addoun. «Si ce n’est pas du sadisme, je ne sais pas ce que c’es», dira un citoyen pour qui ce sentiment est manifeste rien qu’à voir la manière dont les camions de police sont disposés tout au long du parcours de la manifestation.
Les slogans de ce premier vendredi «septembrional» sont dans leur grande majorité axés sur le rejet d’élection présidentielle annoncée par Gaïd Salah dans ses derniers discours. «Makanch intikhabat yel issabat», devenu un classique, est repris en chœur à côté de nouveaux slogans plus offensifs et parfois avec quelques traits d’humour, comme ce chant s’adressant aux «mouches électroniques» : «ya doubaba, qali baba, ma tvotich ala el debbaba ouel issaba» (Ô mouche ! Mon père ma fait promettre de ne pas voter sur les détenteurs de chars et les bandits).
Il y a aussi le «wallah ma n’voti» en prélude à diverses variantes de textes impliquant le système et ses tenants. Le panel de Karim Younès n’est pas en reste. Tout comme la presse et la justice.
Benyoucef Melouk est à chaque fois accueilli en héros. Brandissant ses éternelles Unes, reliques de l’époque d’une presse révolue, il est toujours égal à lui-même. A un moment, il fonce seul vers le barrage de police installé place Audin. Il s’offusque de l’attitude de certains manifestants : «Ils ont peur de la police ! C’est une question de vie ou de mort pour ce pays ! Pas le temps de faire dans la dentelle !» Des manifestants le supplient de ne pas provoquer les policiers. «Je ne provoque pas, je défends des principes et l’honneur d’un peuple, et plus encore l’avenir de ce pays.» Les policiers n’échapperont pas à sa harangue habituelle. Un moment, un élément civil osera un propos irrévérencieux à son égard. Il le poursuivra avec ses Unes : «Chkoun n’ta ?» (Qui es-tu ?). «Il est le plus courageux d’entre-nous, dira un manifestant, une dizaine comme lui, et nous changerons bien des choses…»
«Quelle honte ! Alger assiégée !»
Des policiers bien nerveux ce vendredi. Fouille quasi-systématique des sacs et autres musettes. La crainte de voir surgir des drapeaux amazighs ? Pas seulement ! C’est aussi la chasse ouverte aux pancartes anti-Gaïd. Surtout les plus virulentes.
Pourtant, beaucoup de pancartes passeront entre les mailles du filet, en particulier après 13h30. Florilèges de slogans et de citations et de réflexions parfois très personnelles. «Non à la prorogation de la dictature, seule la transition», pouvait-on lire sur une pancarte. Sur une autre, «le déni de justice est le pire des crimes», brandie par Boudjemaâ, ce vieux militant du FFS. Une autre
encore, «Ceux qui appellent à la présidentielle veulent reconduire le
système !». Un islamiste, lui, a préféré brandir : «Liberté pour Ali Belhadj !» ce qui fera réagir un manifestant : «Pourquoi il a été emprisonné lui aussi ?». Une dame est toute fière d’avoir pu passer les contrôles de police avec sa petite pancarte double face : «L’art de gouverner consiste à ne pas laisser vieillir les hommes dans leur poste», propos qui, sans le vouloir, nous renvoie à une dure réalité, celle qui exclut les femmes du cercle du pouvoir… Sur l’autre face, elle a écrit : «Le pouvoir prend les devants pour protéger ses arrières».
La présence policière renforcée donne cette impression d’une ville sous état de siège. Un bleu foncé à perte de vue sur certains axes. Sans parler des ralentissements volontaires de la circulation aux différents accès à la capitale. Beaucoup de manifestants s’offusquent de ne pas pouvoir se mouvoir librement sur certaines portions de trottoirs de Didouche Mourad. «C’est honteux, criera aux policiers cette vieille dame, de nous interdire notre propre pays !» Des jeunes qui passaient par-là ont eu cette réplique : «Antouma taâssou alihoum, w’hna nahouhoum» (Vous, les policiers, assurez leur protection et nous nous finirons par les faire dégager). La vieille et les jeunes se sourient, sous le regard sévère, mais impuissant des policiers.
14h. Le déferlement humain commence. Dense et intense. La vague de Bab El Oued arrive. Vindicative et profondément remontée contre El Gaïd. Celle de l’est, Belcourt, arrivera un peu plus tard, avec autant de détermination. Une nuée de drapeaux nationaux colore la rue Didouche Mourad aux cris de «Dawla madania machi askaria». La chanson d’El Gaïd est reprise à nouveau. C’est toujours un tube et l’été n’est pas encore fini. Septembre s’annonce chaud.
Les détenus d’opinion à la Une
C’est un véritable point d’ancrage de ce 29e Hirak que constitue le désormais inévitable carré animé par le Réseau de lutte contre la répression, en contrebas de la Fac Centrale. Les photos de détenus, pour certaines brandies par leurs parents, et le passage, jeudi, devant le juge de quatre porteurs de drapeaux amazighs, ne laissent pas les manifestants de passage indifférents. Chacun, à sa façon, exprime son soutien et sa solidarité. Arrêt obligatoire. Lakhadar Bouregaâ n’est pas en reste. Présent sur de nombreuses banderoles et tee-shirts, il reste, aux côtés des porteurs de drapeaux, l’une des revendications essentielles du Hirak, avant d’envisager une quelconque forme de dialogue.
Les politiques aussi se plient à ce rituel. Bouchachi et Tabbou remarchent ensemble ce vendredi, derrière l’étendard national. Mohcine Belabbès à la tête du carré du RCD et aux cris de «Djazair Horra Democratia». Fethi Ghares qui, le temps d’une pause, anime un mini-meeting en plein Didouche Mourad. De nombreux autres politiques sillonnent Didouche Mourad, seuls, en groupe ou entre amis. Un manifestant qui en a reconnu quelques-uns dira : «Karim Younès et sa clique devront s’essayer au bain de foule du vendredi. Rien de tel qu’un Hirak pour tester leur popularité…» Smaïl Lalmas a fini par se réconcilier avec le Hirak puisque chaque vendredi, il est l’hôte de «l’arbre à palabres», près du croisement de Tafourah, devant une foule d’adeptes en adoration.
Un Hirak de rentrée qui s’annonce crescendo. «C’est un peu comme un moteur diesel, dira un manifestant, faut lui laisser le temps de s’échauffer.» Et cela ne saurait tarder avec l’échéance du 15 septembre et toutes les rumeurs qui entourent cette date.
D’ici-là, Yamina, cette jeune étudiante et fiancée d’un des détenus porteurs de drapeaux amazighs, n’a pas pu marcher aujourd’hui, trop mal dans sa chair et son être, à force de tristesse et de larmes, elle qui a espéré ce jeudi une issue heureuse pour les quatre prévenus, même si son fiancé n’était pas dans le groupe. Pourtant, elle croit dur comme fer que le Hirak est ce qui peut se produire de mieux dans sa vie. Libérer son pays et son amour.