Paru en Algérie en novembre 2016 aux éditions Barzakh (et au Seuil en France), le roman «La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert» est le deuxième volet d’une trilogie consacrée par Abdelkader Djemaï à Oran. Dans ce roman, l’écrivain croque le portrait de Gabriel Irénée Séraphin Lambert, qui arrive à Oran dans les années 1930 pour trouver de l’eau douce. Abdelkader Djemaï revient, dans cet entretien, sur son intérêt pour ce personnage qui a réellement existé, ainsi que sur sa marge de liberté en tant qu’auteur dans l’élaboration de son roman.
Reporters : Que pensez-vous de la personnalité de l’abbé Lambert (1900-1979) qui épouse les contradictions de l’époque et l’injustice coloniale ?
Abdelkader Djemaï : Il faut la situer dans le contexte historique que vous évoquez. L’abbé en est, sans ambiguïté, l’une des plus éloquentes illustrations : raciste, antisémite, défenseur des préjugés coloniaux et des intérêts des gros propriétaires terriens. Sans oublier qu’il fut aussi le chantre, à partir des années 1930, des partis d’extrême-droite.
Son ambition personnelle et sa soif de pouvoir lui font aussi oublier la frontière entre la foi et la politique…
Prêtre défroqué, aimant l’argent, l’anisette et les femmes, il utilisera la religion catholique pour arriver à ses fins. Exclu du giron de l’Eglise, il continuera de porter la soutane pour se faire élire maire d’Oran. Il règnera, entre 1934 et 1941, sur une ville à majorité européenne et où les Algériens, qu’on rencontre dans le livre, n’ont pas voix, si j’ose dire, au chapitre.
Sourcier reconnu, docteur en théologie et en philosophie, orateur brillant et expert en démagogie, il était, comme tous les Tartuffe de la terre, capable de tous les mensonges, de toutes les manipulations. En 1945, à la Libération, frappé d’indignité nationale il sera interné durant six mois par les gaullistes. A sa sortie du camp de Mécheria, il poursuivra sa carrière politique en Algérie qu’il quittera un peu avant l’Indépendance.
En 1979, il rendra l’âme – s’il en avait une – dans son lit, à Antibes où il aura des funérailles religieuses.
L’abbé vouait une grande admiration à l’illusionniste Robert-Houdin surnommé «Le marabout blanc» et qui s’est produit en Algérie…
Jouissant d’une réputation internationale, Robert-Houdin a été l’inventeur de tours de magie très sophistiqués. Sollicité, en 1856, par le colonel Neveu, chef du bureau politique, il est chargé de lutter, avec ses dons exceptionnels, contre l’influence des marabouts et des confréries. Vingt ans après la longue résistance de l’Emir Abdelkader, ils étaient accusés de fomenter des révoltes, notamment en Kabylie. L’illusionniste donnera, en vain, des représentations au Théâtre d’Alger et dans les environs de Miliana et de Médéa.
Oran est également au centre du livre. Ce roman est-il aussi pour vous une façon de raconter votre ville natale ?
Il fait partie d’une trilogie consacrée à Oran. Elle a commencé avec «Une ville en temps de guerre» (Le Seuil, 2013), et s’achèvera prochainement avec «Le jour où Pelé». Le récit est construit autour de la rencontre entre l’Algérie et le Brésil qui a eu lieu, en présence du président Ben Bella, le 17 juin 1965 au Stade Municipal. Il relatera les premières années de l’Indépendance jusqu’au coup d’Etat, deux jours après le match, de Boumédiène.
Ecrire et romancer la vie d’une personne qui a vraiment existé n’est pas un exercice aisé. A quel moment s’arrête la réalité et commence la fiction ? Quelle a été votre marge de liberté ?
Il ne fallait surtout pas tomber dans la caricature – l’abbé Lambert en est déjà une – et trouver un ton détaché, presque neutre pour rendre crédible et cohérente cette histoire. Je l’ai étayée avec des sources historiques, des détails particuliers à la ville tout en veillant à l’équilibre entre la réalité et la fiction. Ma liberté a consisté à inventer des scènes, des situations, des ambiances, des personnages qui pourraient refléter les enjeux et la tonalité de l’époque. C’est, je crois, une manière pour la littérature de raconter, avec ses moyens et ses possibilités, l’Histoire contemporaine.
«La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert» d’Abdelkader Djemaï. Roman, 156 pages. Editions Barzakh, Alger, novembre 2016. Prix : 600 DA.
Présentation du roman
«La vie (presque) vraie de l’abbé Lambert» est un roman d’Abdelkader Djemaï, paru en novembre dernier aux éditions Barzakh. Lambert est un abbé défroqué. Il se fait connaître comme sourcier et publie même un livre sur le sujet. On le fait venir au début des années 1930 à Oran pour trouver de l’eau douce. Il n’en trouve pas mais, malin, grande gueule, armé de tous les culots, il réussit à se faire élire et devient maire de la ville de 1934 à 1941. Gabriel Irénée Séraphin Lambert est un personnage complexe qui cristallise en lui de nombreuses contradictions : homme de foi, aimant tout de même les femmes et la bonne chair, considérant son savoir et savoir-faire de sourcier comme une science mais tout en le revendiquant comme un don, proche de courants extrémistes…. Lambert est difficile à cerner même si son ambition apparaît au fil des pages. Au-delà du fait de raconter le parcours d’un personnage qui a vraiment existé et de romancer son portrait avec talent, le roman place Oran au centre. Un Oran sous la colonisation. Un Oran où les Algériens sont presque «invisibles». Somme toute, Abdelkader Djemaï croque le portrait d’un personnage haut en couleurs.