M. Jacques Toubon, président de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration (CNHI) et ancien ministre, donnera demain, au CCF à 17h30, une conférence portant sur “Immigration et intégration en France : histoire et perspectives”.
Ancien ministre de la Culture et de la Francophonie entre 1993 et 1995, et ministre de la Justice entre 1995 et 1997, en 2005, il est appelé à la tête de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, institution qu’il préside encore aujourd’hui. Il nous livre, en avant-première, sa vision des relations algéro-françaises.
Liberté : Vue d’Algérie, la question de l’immigration est vécue avec un certain détachement. Quel est le sens de votre déplacement en Algérie et le choix de la thématique de votre conférence ?
J. Toubon : L’immigration est un paramètre structurant de la relation entre la France et l’Algérie. Elle a été importante pendant la période coloniale et encore plus depuis l’indépendance de votre pays.
Ce qui m’intéresse, c’est de donner de l’information et d’échanger des connaissances dans un domaine qui marque au triple point de vue politique, social et humain la société française comme la société algérienne.
Doit-on voir, dans votre visite, un déplacement symbolique ou politique, surtout que la question de la mémoire entre Alger et Paris est toujours vivace ?
J’ai porté le projet de la CNHI justement parce que je suis partisan de mettre au clair l’histoire, de manière pluraliste, afin que l’opposition des mémoires par définition subjectives n’empêche pas d’écrire l’histoire telle qu’elle a été.
À l’heure actuelle, tout effort en ce sens est utile et mon déplacement peut y contribuer. C’est d’ailleurs dans le même esprit que j’ai accepté de conduire, pendant cette année 2010, une mission concernant le cinquantenaire de l’indépendance de 14 pays d’Afrique subsaharienne ; anniversaire qui nous permettra tout à la fois de revenir sur l’histoire partagée, d’expliciter la relation entre la France et l’Afrique noire et d’investir cette relation spécifique dans l’avenir du continent.
M. Toubon, vous avez été l’un des plus proches collaborateurs de Jacques Chirac comme vous connaissez le président Sarkozy. À Alger, on suppose qu’il y a une approche différente de la politique d’immigration et du rapport à l’Algérie des deux hommes.
Cette vision est-elle pertinente ?
Bien entendu, les personnalités sont différentes ainsi que l’expérience des hommes en particulier s’agissant du Maghreb. Pour ce qui concerne la politique d’immigration, le président Sarkozy s’appuie sur la création d’un grand ministère unique qui regroupe toutes les questions et tous les services qui ont à en connaître.
Il développe une politique d’immigration maîtrisée et choisie. Mais quand on regarde l’histoire des années récentes, on voit bien qu’il y a continuité entre les deux présidents français. La Déclaration d’Alger de 2003 n’ayant pu exaucer tous les espoirs placés en elle, la visite du président Sarkozy à la fin 2007 a relancé l’idée d’un partenariat d’exception.
Trois accords fondateurs ont été signés ; la convention-cadre de partenariat, l’accord de coopération de défense et l’accord de coopération du nucléaire civil. Et l’on poursuit activement la négociation d’un nouvel accord sur l’immigration qui prendrait la place de l’accord franco-algérien de 1968.
La Cité de l’immigration a ouvert ses portes en 2007 sur le site de l’exposition coloniale internationale de 1931. Contrairement à tous les autres musées, elle n’a pas été inaugurée par un chef d’État.
N’est-ce pas le signe que l’immigration suscite toujours un malaise en France ?
La CNHI a été créée pour que soit reconnue l’histoire de l’immigration dans l’histoire de France et la place des immigrés dans la construction de la nation française.
En effet, de tous les pays européens, la France est le seul qui a constamment accueilli, depuis le début du XIXe siècle, des millions d’étrangers sur son sol, Européens d’abord puis d’origine coloniale et post-coloniale ensuite.
La France, ce sont les États-Unis de l’Europe de ce point de vue. Mais, contrairement aux États-Unis, le rôle de l’immigration dans la constitution de notre société et de notre identité n’est pas revendiqué, ni même connu ou reconnu.
Or, cette reconnaissance est indispensable à l’intégration qui implique non seulement l’égalité formelle du citoyen, mais aussi l’égalité réelle des chances. En racontant l’histoire de l’immigration et en lui donnant toute sa place dans l’histoire de notre pays, nous contribuons à changer les regards et à faire progresser les mentalités.
Comment expliquez-vous le peu d’engouement que suscite ce musée auprès des Français puisqu’il ne reçoit que peu de visiteurs, le plus souvent des groupes scolaires ?
Ce n’est pas facile de décrire cette histoire et d’en tirer les leçons pour aujourd’hui et demain dans un climat de crise et de crispation.
Mais ne croyez pas tout ce qu’écrivent les journaux, même les meilleurs ! Il y a déjà eu plus de 250 000 visiteurs à la Cité durant ces deux ans et demi d’existence, et nous sommes reconnus aujourd’hui comme indispensables.
Quant aux groupes scolaires, ils représentent environ un tiers de la fréquentation et ils sont l’illustration d’un service que nous rendons au monde éducatif pour lui permettre d’enseigner l’histoire de manière plus complète et plus exacte.
La Cité se propose de modifier le regard des Français sur l’immigration à travers des expositions fréquentes. Comment concevez-vous son rôle, alors que la France est engagée dans une politique de maîtrise des flux migratoires qui a l’air de stigmatiser les étrangers ?
Il n’y a pas de contradiction. Notre projet est celui d’un établissement public auquel l’État a confié une triple mission culturelle, éducative et scientifique.
C’est ce que nous faisons et nous apportons ainsi des éléments pour le débat politique. Celui-ci se situe sur un autre plan, il correspond aux nécessités de la société, à l’évolution de l’opinion publique et aux convictions des politiques, de droite comme de gauche.
Mais il n’a pas d’influence sur notre manière d’accomplir notre mission. L’exposition “Générations : un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France” en a récemment donné un bon exemple. Elle s’est déroulée de l’automne 2009 au mois d’avril dernier en plein débat sur “l’identité nationale”.
L’été dernier, vous avez personnellement décoré l’artiste algérien Kamel Hamadi. Quelle était la signification de cette distinction ?
Kamel Hamadi a été proposé à cette haute distinction par Génériques, l’association qui a produit l’exposition “Générations”. Parce que c’est l’un des plus grands chanteurs de la scène franco-algérienne depuis les années 60, il a inspiré beaucoup de jeunes.
Il est un parfait exemple de cet art populaire dans lequel se reconnaissent les Français et les Algériens. J’ai tenu à lui remettre moi-même cette distinction parce qu’il incarne en sa personne cette histoire de l’immigration, et ce “regard des deux rives” que réclamait Abdelmalek Sayad.
La Cité s’est mise au diapason du Mondial et abrite en ce moment une exposition sur le football et l’immigration.
Comment est née cette idée ? Quel en est le message ? Que pensez-vous de l’absence de joueurs d’origine maghrébine dans le onze de Domenech ?
Nous avons préparé l’exposition sur le football et l’immigration qui se tient actuellement à la Cité, avec succès, d’abord dans l’idée de montrer le rôle du sport dans l’intégration des étrangers et la place des étrangers dans le sport en France, tout particulièrement le football.
Bien entendu, nous savions déjà à ce moment que la Coupe du monde aurait lieu en Afrique en 2010, et ce fait ne pouvait que donner une actualité plus grande à cette manifestation. L’exposition montre bien de même qu’il n’y a pas de nation française sans la composante des millions de ceux qui sont venus étrangers dans notre pays, et qui ont acquis notre citoyenneté, il n’y a pas de grands clubs, ni de grande équipe de France sans joueurs maghrébins ou noirs.
C’est un fait social et sportif. Mais on montre aussi qu’une équipe multicolore ne suffit pas à résoudre tous les problèmes d’intégration dans la société. Quant à la sélection de Raymond Domenech, elle est discutable sur bien des points. Personnellement (puisqu’il y a 60 millions de sélectionneurs en France…), je pense que Nasri et Benzema, au moins, méritaient d’être retenus dans le groupe des 23.
Est-ce que les célébrations de certains aspects du colonialisme ne compliquent pas votre tâche en tant que responsable de la Cité de l’immigration ?
Le conflit issu de la loi de 2005 a été définitivement écarté par la disparition du fameux article 4 sur décision du président Chirac. Je crois que la période est au contraire propice à écrire et à reconnaître de manière franche et objective l’histoire coloniale en Algérie, en Tunisie, au Maroc, en Indochine et dans les pays d’Afrique noire. Je souhaite que l’histoire coloniale soit enseignée dans l’histoire de la France et de sa relation séculaire avec les autres peuples, comme je le fais pour l’histoire de l’immigration. Il n’y a pas de vision d’avenir qui ne comporte un regard clair sur le passé.
Dernièrement, un film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb a fait polémique. Il vient après Indigènes et L’Ennemi intime. Des films qui sont autant de projets portés par des artistes et réalisateurs français d’origine maghrébine.
Ces films participent-ils à une prise de conscience collective du phénomène de l’immigration et est-ce que ça aide votre message dans ce sens ?
J’ai vu Hors-la-loi au dernier Festival de Cannes, comme j’avais vu Indigènes en son temps. J’ai ressenti ce film comme l’œuvre d’un artiste, un film de cinéma avec une ample mise en scène, une intrigue unilatérale, certes, mais qui n’a pas la prétention de raconter l’histoire.
Ce n’est pas un documentaire historique. En tant que création, il apporte un point de vue qui ne se revendique pas comme universitaire ou scientifique, mais purement artistique ; c’est comme cela qu’il faut le juger positivement ou négativement. J’ajoute que cette année 2010 va voir la conclusion d’un chantier qui avait été ouvert par le film Indigènes en 2006, celui de la décristallisation des pensions des militaires maghrébins et africains.
Le Conseil constitutionnel vient de déclarer non conforme à la Constitution la loi de 1981 qui plafonnait les droits des soldats algériens, et le gouvernement français présentera donc avant la fin de l’année un projet de loi qui assurera l’égalité complète des pensions, quelle que soit la nationalité des soldats retraités qui en bénéficient.
Mounir B. et Amer Ouali