L’ horaire légal pour exécuter un mandat d’arrêt – entre 5 heures du matin et 20 heures – est largement dépassé, mais qu’importe, les ordres sont les ordres. L’officier de gendarmerie qui débarque à la cité militaire du quartier de Chevally, sur les hauteurs d’Alger, accompagné d’une escouade de collègues à bord d’une dizaine de 4×4, n’est pas homme à désobéir. Quand il se présente, à 21 heures passées, le 27 août dernier, au domicile d’Abdelkader Aït Ouarabi, dit Hassan, ce dernier n’est guère surpris. Détendu, il invite même l’officier à prendre un café, mais ce dernier décline poliment. Puis explique au propriétaire des lieux qu’il doit procéder à son arrestation et le conduire sur-le-champ au tribunal militaire de Blida, à 50 km à l’ouest de la capitale. Aït Ouarabi n’oppose aucune résistance.
Première nuit en cellule, audition le lendemain devant un juge d’instruction, placement sous mandat de dépôt avant même qu’il ne soit informé des motifs de son incarcération : Hassan voit son sort scellé en moins de vingt-quatre heures. Rapidement ébruitée, la nouvelle fait l’effet d’une bombe. C’est qu’Aït Ouarabi n’est pas un sous-fifre ; général au Département du renseignement et de la sécurité (DRS), il a dirigé le Service de coordination opérationnelle et de renseignement antiterroriste (Scorat), une unité d’élite des services secrets rattachée l’été dernier à l’état-major de l’armée. Inconnu du grand public (il a été nommé au Scorat sur décret présidentiel non publiable lors de sa création, en 2006), aussi mystérieux et insaisissable que l’était son ancien chef, Mohamed Mediène, alias Toufik, écarté en septembre dernier de la tête du DRS après vingt-cinq ans de bons et loyaux services, Hassan est poursuivi pour « destruction de documents et infractions aux consignes ». Jugé à huis clos le 26 novembre par le tribunal militaire d’Oran, il a écopé de cinq ans de prison ferme. Et a décidé de faire appel.
Jugé dans une affaire de lutte contre le terrorisme
Ce n’est que la deuxième fois depuis l’indépendance qu’un général se retrouve dans le box des accusés. En février 1993, Mustapha Belloucif, général-major et chef d’état-major sous Chadli Bendjedid, avait été condamné par le tribunal militaire de Blida à vingt ans de prison dans le cadre d’une affaire de dilapidation de biens publics. Ancien ministre de la Défense, Khaled Nezzar reconnaît que l’affaire qui avait valu la prison et la disgrâce à Belloucif « a créé un syndrome au sein de l’armée ». Aujourd’hui encore, une bonne partie des Algériens est convaincue que Belloucif a été victime d’une cabale orchestrée par des collègues qui ont monté un dossier contre lui avant de le transmettre à la justice. Est-ce aussi le cas pour Hassan ?
Le fait que le nom de Mediène soit étroitement lié à cette affaire confère à celle-ci un caractère très sensible
Cette fois, en tout cas, les juges ne devaient pas statuer sur une affaire de détournement mais sur une opération antiterroriste qui aurait dû rester secret-défense. De surcroît, l’ex-patron du DRS, qui avait une entière confiance dans le prévenu, n’a pas hésité à prendre sa défense à maintes reprises. Et dit même en privé que sortir Hassan de « ce guêpier est une priorité et un devoir patriotique ». Il n’est donc pas surprenant que les avocats de la défense aient demandé son audition comme témoin à décharge. Le fait que le nom de Mediène soit étroitement lié à cette affaire confère à celle-ci un caractère très sensible, d’autant qu’elle survient dans un climat politique délétère marqué par une guerre sournoise autour de la succession de Bouteflika.
C’est que la mise à l’écart de Toufik a été précédée par une série de changements et de limogeages ayant touché plusieurs hauts responsables de l’appareil sécuritaire. Simple restructuration pour certains, mise au pas d’un service hostile au président et à son clan pour d’autres, ces changements ont secoué l’institution militaire, divisé la classe politique et déboussolé l’opinion. Le général Hassan a-t-il commis une faute grave dans l’exercice de ses fonctions ou est-il une « victime collatérale de la féroce guerre des clans au plus haut niveau de la sphère politique », comme l’affirment ses avocats ? Une chose est sûre : c’est la première fois qu’un général du DRS est jugé et condamné en Algérie dans le cadre de la lutte contre le terrorisme.
La longue carrière d’Aït Ouarabi
Les faits remontent à 2013, quelque temps après l’attaque qui a visé le site gazier de Tiguentourine, dans le Sud algérien, causant la mort de 37 otages et de 29 terroristes. Sur la base de renseignements faisant état d’une transaction entre des trafiquants libyens qui gèrent une partie de l’arsenal de guerre de Kadhafi et une cellule d’Aqmi composée d’Algériens, de Maliens et de Libyens, Hassan décide, dans le plus grand secret, de monter une opération en plusieurs étapes pour faire capoter la transaction. Ses hommes infiltrent un groupe rival, surenchérissent sur le prix des armes, les rachètent, récupèrent l’argent, avant de neutraliser les terroristes.
De retour de mission, les hommes de Hassan sont interceptés avec leur cargaison d’armes par une patrouille de l’armée. Branle-bas de combat au sein du haut commandement. Le chef d’état-major, Ahmed Gaïd Salah, a-t-il été tenu à l’écart de l’opération ? Le chef du Scorat a-til agi en électron libre ? Toufik a-til couvert la mission au regard de son caractère de confidentialité ? Interventions et explications en haut lieu ; les hommes de Hassan sont libérés. L’affaire semble close.
Des opérations comme celle-ci, Aït Ouarabi en a mené des dizaines au cours de sa longue carrière. On se plaît à décrire ce père de quatre garçons, la soixantaine bien entamée, comme un as de l’infiltration, du noyautage et du retournement. Une sorte de « SAS » algérien sans le côté libertin et soudard de Malko Linge. Ancien de la marine, qu’il a rejointe en 1963, formé dans plusieurs écoles de renom, passé par la Direction centrale de la sécurité de l’armée (DCSA), Aït Ouarabi fait d’abord ses classes dans l’antiterrorisme au début des années 1990. Proche de ses hommes, il n’hésite pas à donner de sa personne. On rapporte qu’il a été blessé à un faux barrage dans la région de Blida.
Son savoir-faire en matière de covert operations contribue au démantèlement total du Groupe islamique armé (GIA)
En 1993, il quitte l’Algérie pour diverses missions au Sénégal, au Mali, au Niger et au Tchad. Au cours d’une mission d’observation onusienne en Angola au milieu des années 1990, il aurait, dit-on, été blessé, puis félicité par le secrétaire général de l’ONU de l’époque. De retour en Algérie en 1999, Hassan rejoint la direction de la sécurité extérieure de l’armée, avant de reprendre du service dans l’antiterrorisme. Son savoir-faire en matière de covert operations contribue au démantèlement total du Groupe islamique armé (GIA), dont les derniers résidus ont été éliminés en 2005. Son expertise est-elle à l’origine de la création du Scorat en 2006 ? Certainement. Devenu l’interface des services d’intelligence étrangers dans le cadre de la coopération internationale, il était très apprécié par ses partenaires européens et américains. Selon plusieurs de ses connaissances, ses renseignements ont permis de déjouer de nombreux attentats à l’étranger. « Il est l’officier supérieur le plus décoré et le plus titré de l’armée, soutient un de ses avocats. Il a même reçu les félicitations du chef de l’État pour son travail. Aujourd’hui, cette bête noire des terroristes est persécutée. »
Pour Hassan, le vent tourne durant l’été 2013, quand la présidence entame le démantèlement du DRS. Visiblement mécontent de ces changements, il fait valoir son droit à la retraite. Premier refus. Il renouvelle sa demande, cette fois pour raisons de santé. Nouveau refus de sa hiérarchie. Alors qu’on croyait l’affaire close, voilà qu’il est convoqué, en février 2014, par un juge d’instruction militaire pour s’expliquer sur cette fameuse opération d’infiltration conduite à la frontière algéro-libyenne. Longuement entendu par le magistrat, il ressort libre. « Contrairement à ce qui a été dit ici et là, il n’a jamais fait l’objet d’un contrôle judiciaire, affirme l’un de ses avocats. On a tenté de le salir en lui collant diverses charges qui vont de la constitution de bandes armées à la détention d’armes de guerre en passant par la rétention d’informations et le délit de mensonge. » Admis à la retraite début 2014, Abdelkader Aït Ouarabi se soigne, voyage à l’étranger et se consacre à sa famille. Jusqu’à son arrestation le 27 août dernier.
J’ai la conscience tranquille. Je n’ai fait que servir mon pays, répète-t-il à l’envi
D’un caractère bien trempé, Hassan n’hésitait pas à tenir la dragée haute au chef d’état-major de l’armée et s’évertuait à ne rendre compte qu’à Mediène. Cette obstination est-elle derrière ses ennuis judiciaires ? À ses proches, le général répète en tout cas à l’envi : « J’ai la conscience tranquille. Je n’ai fait que servir mon pays. » Et de réaffirmer devant ses juges, le 26 novembre : « Tout ce que j’ai fait entrait dans le cadre d’une stratégie de défense des intérêts de l’État. Les renseignements ont permis d’épargner beaucoup de vies et de protéger des institutions. »
Farid Alilat