L’exemple tunisien est désormais celui que citent toutes les féministes du Maghreb. L’Algérie ne déroge pas à cette nouvelle réalité. De plus en plus de voix s’élèvent en faveur de l’égalité hommes-femmes en matière de mariage et d’héritage. Mais encore faut-il qu’elles soient entendues. Auteur d’État et élites, le sociologue Nacer Djabi explique pourquoi le mariage avec des non-musulmans, autorisé depuis une semaine en Tunisie, ne pourrait pas voir le jour en Algérie à court terme. Cet universitaire estime aussi que le problème est davantage lié à une élite qui « a vieilli » et qui « devient plus rétrograde et conservatrice » qu’à l’échec du modèle algérien sur la place des femmes dans l’espace public. Il répond au Point Afrique.
Le Point Afrique : Les Tunisiennes sont désormais autorisées à se marier avec des étrangers non musulmans. Est-ce que la levée d’une telle interdiction pourrait également voir le jour en Algérie ?
Nacer Djabi : Je ne pense pas que le mariage entre Algériennes et étrangers non musulmans soit possible en Algérie à court terme, même si ces questions commencent à être posées par des organisations pour permettre aux Algériennes de régler sur le terrain ce problème. Il suffit de voir le nombre des mariages mixtes entre des Algériennes et des non-musulmans ou ayant d’autres nationalités pour s’en rendre compte. Cependant, j’ai eu personnellement à constater la grande tolérance qui commence à voir le jour chez les Algériens qui recourent à une sorte d’hypocrisie collective et à la ruse pour permettre à leurs filles de se marier avec des personnes qui ne sont pas musulmanes. En fin de compte, la question est simple. Elle est liée à des formalités religieuses qu’il est très facile de dépasser s’il y a une détermination (de la femme) à se marier avec un non-musulman.
Pourquoi donc ce genre de réformes ne peut-il pas voir le jour en Algérie à court terme ?
J’ai toujours adhéré à l’idée selon laquelle nous avons deux politiques seulement en matière de gestion de la société. La première est fondée sur les points forts au sein de la société. C’est ce qu’ont fait Béji Caïd Essebsi en Tunisie et, avant lui, Habib Bourguiba. La deuxième politique repose sur les points faibles de la société. C’est ce que font nos élites politiques dirigeantes en Algérie. Notre système (politique) sait comment gérer l’Algérien en milieu rural, illettré ou pauvre en lui accordant, par exemple, des aides sociales contre lesquelles il abandonne sa citoyenneté. C’est ce qui paraît clairement à travers les taux de participation aux élections et d’adhésion aux partis politiques (à travers le pays). En même temps, ce même système échoue dans la gestion et la mobilisation des jeunes instruits des villes et des femmes qui réussissent, avec lesquelles il ne sait pas jusqu’à maintenant comment agir. En fait, nous avons un système politique dont l’élite a vieilli et devient plus rétrograde et conservatrice.
La société algérienne ne demeure-t-elle pas aussi conservatrice ?
La société algérienne a vécu une période où des transformations rapides ont eu lieu, notamment en matière d’éducation pour les femmes. Notre problème est lié à notre élite et à notre système politique dont la doctrine est devenue plus rétrograde et conservatrice. C’est ce qui s’est passé avec le nationalisme en Algérie. Alors qu’il était moderne et ouvert sur le monde durant la guerre de libération et après l’indépendance, il a été influencé, ces dernières années, par le conservatisme et la religion.
Il est possible que les élites politiques n’aient pas pu suivre la rapidité les transformations et leur profondeur. Aujourd’hui, la société algérienne « sanctionne » donc la femme qui réussit. On ne se marie pas avec elle, par exemple, ou on n’en divorce pas rapidement. C’est ce que confirment de nombreuses données démographiques. L’Algérien qui représente finalement très bien sa société a peur de la femme qui réussit. Certes, il étudie avec elle, travaille avec elle et peut sortir avec elle, mais il préfère se marier avec une autre plus jeune et moins instruite.
Au-delà du mariage avec des étrangers non musulmans, de grands progrès en matière des droits des femmes ont été réalisés en Tunisie depuis la présidence de Habib Bourguiba. Cela n’a pas été le cas en Algérie. Comment expliquez-vous cela ?
Habib Bourguiba est le représentant de cette partie ouverte et moderne de l’élite politique tunisienne qui s’est basée sur les points forts de sa société pour construire sa politique en ce qui concerne la femme. Habib Bourguiba n’a pas entendu les voix conservatrices qui venaient de la campagne et des régions de l’intérieur qui ressemblaient aux voix qu’on entendait dans la campagne algérienne. Cela n’a pas été facile pour le président tunisien en 1956. Ce dernier est même entré en conflit avec Zitouna (mosquée). Donc l’élite tunisienne avait cette forte volonté depuis l’indépendance et même avant de prendre des décisions courageuses comme le fait actuellement Essebsi alors qu’il est âgé de près de 90 ans. C’est peut-être un courage qui manque à l’élite algérienne, qui préfère parfois se tourner vers des modèles et des expériences conservateurs dans le monde arabe. Il suffit de constater le taux de port du foulard des filles et des femmes de nos responsables. Faire une Omra (petit pèlerinage) plusieurs fois par an et le Hadj (le grand pèlerinage) chaque année fait désormais partie des rituels de notre classe politique algérienne corrompue. L’Algérie n’a pas produit une élite audacieuse.
Une loi sur la violence faite aux femmes a été adoptée. Sur le terrain, militants et associations ne constatent pas de grands changements. Les lois sont-elles finalement insuffisantes, voire inutiles, dans ce domaine ?
Les changements dans ces domaines n’interviennent pas sur le court terme. Dans le meilleur des cas, ils sont visibles sur le moyen terme, sinon sur le long terme, malgré la forte présence des associations de femmes en Algérie qui commencent à poser sérieusement certaines questions, dont l’héritage et la liberté de choisir son conjoint, comme les associations tunisienne. Mais, sous certaines apparences de conservatisme, notamment le foulard, la femme algérienne a également concrétisé d’importantes réalisations dans le domaine de l’éducation et du travail. Dans ce domaine, elle a évolué très rapidement. Reste que la présence de la femme dans l’espace public et politique constitue un problème, contrairement à ce qui se passe en Tunisie. La femme algérienne paie le prix de notre échec en tant qu’Algériens à construire un espace public pluriel et mixte au sein de nos villes après l’indépendance.