Le constat établi par Ali Benflis, dans cet entretien exclusif accordé au Matindz, est implacable. Il est celui d’un connaisseur des rouages du système. L’homme politique qui répond ici est aujourd’hui un opposant déterminé, inquiet par le devenir du pays.
- Les ressources financières exceptionnelles dont le pays a disposé plus d’une décennie durant ont fait l’objet d’une véritable entreprise de prédation.
- Hypothèse Saïd Bouteflika : un pari irresponsable sur le pire
- Je crains l’effondrement de l’Etat National : le pays est assis sur un volcan en attente d’éruption
- Des forces extra-constitutionnelles qui se sont emparées du centre de la décision nationale
- Je ne suis sur aucune tablette, ni française ni américaine
Le Matin : Quelle analyse faites-vous des rapports nouveaux avec la France ?
Ali Benflis : Je n’ai pas en mains toutes les données qui m’autoriseraient à formuler une analyse catégorique des rapports algéro-français. Je me limiterai donc à des constats d’observateur. Je constate d’abord que le régime politique en place a cette fâcheuse tendance à vouloir «personnaliser» les rapports de notre pays avec la France. Je constate, ensuite, qu’il donne l’impression d’être à la recherche d’une caution plutôt que d’un partenaire. Je constate, en outre, que le régime politique en place n’a pas de légitimité intérieure et, en conséquence, il est à la recherche chez les autres de cette légitimité qu’il sait perdue chez lui. Je constate, enfin, qu’en près de quatre mandats, le régime politique en place a été incapable de bâtir avec la France un véritable partenariat dont les réalisations seraient visibles et vérifiables sur le terrain économique.
Ce régime se gargarise de mots. Il pense impressionner avec des concepts ronflants : tantôt il nous parle de partenariat stratégique et tantôt de partenariat d’exception. Avec la France, nous n’avons ni l’un ni l’autre. Je vais même plus loin et j’affirme qu’avec ce pays, le nôtre n’en est même pas arrivé au stade de la construction d’un simple partenariat comme l’entendent les autres Nations du monde.
J’ajouterai, pour conclure, que ces quatre mandats ont mis l’économie nationale dans un tel état de délabrement qu’il lui est difficile de bâtir un partenariat avec la France ou avec quelques autres pays que ce soit.
Mettons d’abord de l’ordre dans nos propres affaires économiques ; sachons avec exactitude vers où nous voulons aller ; et identifions les étapes par lesquelles nous devons passer. Alors et alors seulement nous serons en mesure de traiter d’égal à égal, je veux dire d’Etat à Etat, du contenu de nos intérêts mutuels que nous pouvons partager non seulement avec la France mais avec tous nos autres partenaires potentiels.
Vous avez semblé insinuer que toutes les recettes pétrolières ne sont pas entrées dans le Trésor Public.
J’évite autant que je le peux de procéder par insinuation. Dès lors que je dispose de données dont je suis sûr, je procède par affirmation. Je n’ai jamais affirmé que « toutes les recettes pétrolières ne sont pas entrées dans le Trésor public ». Ce que j’ai affirmé et que j’affirme toujours, c’est que l’Algérie a eu en mains près de 1000 milliards de dollars du fait d’une embellie énergétique exceptionnelle et que ce montant phénoménal a fait l’objet d’une prédation tout autant phénoménale. J’ai parlé donc d’une grande criminalité financière et je maintiens mon propos. Quelle a été la destination de cette manne financière sans précédent ? A-t-elle servi à bâtir une économie émergente comme cela nous était promis ? A-t-elle servi à doter le pays d’une industrie ou d’une agriculture dont les performances feraient notre fierté ? A-t-elle servi à fournir au pays des systèmes d’éducation, de santé et de transport dont nous serions pleinement satisfaits ? A-t-elle servi à pourvoir le pays en équipements et en infrastructures de qualité remarquable, alors même que tout ce qu’il y a de remarquable à propos de ces équipements et de ces infrastructures ce sont leurs coûts qui sont de deux à trois supérieurs à ceux connus internationalement dans des domaines similaires ? A-t-elle servi à rendre notre économie nationale moins rentière, à réduire notre dépendance à l’égard du reste du monde pour la satisfaction de presque tous nos besoins et à diversifier les sources de la richesse nationale ?
Je soutiens, pour ma part, que les ressources financières exceptionnelles dont le pays a disposé plus d’une décennie durant ont fait l’objet d’une véritable entreprise de prédation. Et cette prédation a des visages et elle porte des noms : la surfacturation des projets, l’octroi douteux des marchés publics de gré à gré, la fraude au commerce extérieur, la fuite des capitaux et l’évasion fiscale.
Voilà ce que je dis et voilà ce que je maintiens : le régime politique en place a permis l’émergence des forces de l’argent douteux et ces forces s’enhardissent pour faire irruption dans le champ politique qu’elles s’emploient à modeler à l’image de leurs seuls intérêts indus et de leurs seules ambitions illégitimes.
Que pensez-vous de l’hypothèse Saïd Bouteflika ? Qu’êtes-vous prêt à mener comme réaction si cela se confirmait ?
Jetez un regard sur l’Histoire politique du reste du monde. Elle vous enseignera que tous les totalitarismes et toutes les autocraties sont tentés par l’organisation de successions héréditaires. Certains régimes politiques y succombent et d’autres l’évitent. Jetez un autre regard sur le monde arabe ou certains régimes n’ont pas résisté à cette tentation comme cela a été le cas de la Syrie, de la Libye, de l’Egypte ou du Yémen et voyez où en sont ces pays.
Nous sommes au XXIe siècle et dans ce siècle les totalitarismes et les autocraties n’ont plus leur place comme n’y ont plus de place les velléités d’organisations de successions héréditaires. Autres temps, autres mœurs.
L’Algérie est une République où la légitimité des institutions ne s’acquiert que par l’urne et elle seule dans la mesure où le peuple est la source de tout pouvoir. Pour avoir ignoré ces deux vérités fondamentales, le régime politique en place en paye le prix aujourd’hui : ce prix est celui d’une crise de régime dont il ne sait comment sortir. Dans ces conditions, envisager une succession héréditaire comme solution à cette crise de régime, c’est faire un pari irresponsable sur le pire.
Le régime politique en place dans notre pays a été capable de bien d’autres agissements irresponsables et irrationnels, mais je doute qu’il soit aveuglé au point d’aller vers le summum de l’irresponsabilité et l’irrationalité que constitue une succession héréditaire ou cooptée du pouvoir.
Quels objectifs vise réellement Abdelaziz Bouteflika ?
Je suis de ceux qui soutiennent avec beaucoup de certitude et de conviction qu’il y a vacance du pouvoir. Un pouvoir vacant peut-il avoir des objectifs, une vision ou un projet pour le pays ? Naturellement et évidemment non. Ceux qui gravitent autour de ce vide qu’est devenu le sommet de l’Etat n’ont qu’une obsession, celle de durer le plus longtemps possible. C’est une obsession, la seule qu’ils aient, mais qu’il leur devient de plus en plus difficile de satisfaire. Ils ont cru que la gestion de la vacance du pouvoir serait chose aisée et qu’elle était à leur portée.
Ils s’aperçoivent actuellement que l’affaire n’est pas si simple. Par temps calmes, ils ont cru pouvoir durer autant qu’ils le voudraient ; mais par ces temps agités que vit le pays, l’objectif de durée devient de plus en plus difficile à tenir.
Croyez-vous à une alliance Bouteflika-France ? Bouteflika-islamistes ?
Je parle de vacance du pouvoir. J’entends par là un pouvoir qui n’est plus exercé par son titulaire constitutionnel. Une telle vacance du pouvoir est-elle compatible avec quelque stratégie que ce soit ?
Vous attendez-vous à une réaction populaire en cas de crise économique ?
Mais la réaction populaire est déjà là. Vous savez que j’anime actuellement des rencontres régionales de mon parti. J’en ai déjà animé quatre à Sétif, à El Bayedh, à El Nâama et à Oran. Partout dans ces régions de l’Est, du Sud et de l’Ouest de notre territoire les mêmes questions qui m’étaient adressées revenaient comme une litanie : où est passé tout l’argent que le pétrole a rapporté ? Pourquoi les pauvres seraient-ils les seuls à supporter le fardeau de la crise alors que les riches en sont exonérés ? Comment une gouvernance qui a lamentablement échoué même en disposant d’une manne financière sans précédent pourrait-elle réussir maintenant que cette manne a disparu ?
Donc la réaction populaire est déjà là : les citoyennes et les citoyens commencent à demander des comptes ; ils veulent savoir pourquoi malgré l’argent qui a coulé à flot l’Algérie reste un pays riche habité par un peuple pauvre ; ils veulent connaître les véritables raisons de ce contraste entre une minorité à la richesse arrogante et insolente et une majorité besogneuse dont le quotidien est fait de privations sinon de dénuement ; et plus que tout ils veulent que les responsabilités dans ce gâchis soient assumées.
Dans les Etats démocratiques, dignes de ce nom, lorsqu’une majorité politique est responsable d’une défaillance aussi monumentale elle demande pardon et s’en va ou alors elle est renvoyée par la force des urnes. Chez nous ces mœurs civilisées n’ont pas droit de cité. Nos gouvernants ont pris la fâcheuse habitude de ne jamais lâcher prise même lorsqu’ils échouent, même lorsque leur gestion est décriée, même lorsque leur autorité est bafouée et même lorsqu’ils ne jouissent manifestement plus d’aucune sorte de crédibilité ou de confiance.
Le régime politique qui sévit toujours chez nous se révèle être un adepte de la politique du pire. Cette politique met le pays sur un volcan d’où parviennent, pour qui sait les entendre, des grondements qui ne présagent rien de bon.
Pourquoi et comment Bouteflika s’est-il imposé au DRS ? Quelles seraient, selon vous, les conséquences ?
Je lis et j’entends beaucoup de choses au sujet d’un bras de fer qui existerait entre la Présidence et le DRS. Ce bras de fer, s’il existe, a fini par devenir un objet de fixation. Qui a remporté ce bras de fer ? Qui l’a perdu ? La victoire du gagnant est-elle claire, nette et définitive ou n’est-elle qu’une victoire à la Pyrrhus ? Voilà les questions qui rythment la vie politique nationale ces temps-ci.
Gardons-nous de croire que l’enjeu principal est là alors qu’il est ailleurs, je veux dire dans l’effondrement qui menace l’Etat National avec ce que cela induirait comme conséquences tragiques pour l’ensemble de la collectivité nationale.
Oui, l’enjeu principal est dans cette crise de régime gravissime que nous vivons et qui prend une tournure particulièrement périlleuse.
Je ne vous cacherai pas que je suis inquiet pour notre pays. Jusqu’à quand l’Etat national pourra-t-il tenir avec une vacance du pouvoir qui le mine de l’intérieur de manière inexorable ? Jusqu’où pourra aller l’illégitimité des institutions sans menacer l’unité de la Nation et sa cohésion ? Jusqu’à quelles limites les forces extra- constitutionnelles qui se sont emparées du centre de la décision nationale s’autoriseront-elles à aller sans menacer l’existence même de la République ? Jusqu’à quand les sérieux problèmes politiques, économiques et sociaux continueront-ils à s’accumuler loin de toute prise en charge véritable sans transformer notre société en vaste foyer de tension et de crises ? Voilà, me semble-t-il les véritables menaces aux effets incalculables qui pèsent sur notre pays. Le reste, tout le reste, en devient totalement secondaire. Ce sont ces menaces qui doivent retenir notre attention. Rien d’autre ne devrait nous faire dévier de notre devoir d’y faire face et de prémunir notre pays contre elles. (A suivre)
Entretien réalisé par Mohamed Benchicou et Hamid Arab