Entretien réalisé par Kamel Amarni
L’ancien chef de gouvernement et président du parti Talaiou el Houriyet, Ali Benflis, fait un diagnostic d’une rare minutie sur la situation générale du pays. Il livre au Soir d’Algérie son analyse de la crise, les solutions qu’il préconise pour en sortir, mais aussi la nature des dangers qu’encourt l’Algérie en cas de persistance du statu quo qui la tétanise depuis six mois. Benflis évoque, également, toutes les autres questions brûlantes de l’heure, comme la grande opération de la lutte anticorruption, le dialogue national, les détenus d’opinion, la présidentielle, ses relations avec l’armée, et bien d’autres sujets qui accaparent toute l’attention d’une opinion, désormais extrêmement attentive à la chose politique.
Le Soir d’Algérie : Un mouvement populaire sans précédent secoue le pays depuis le 22 février dernier. Quel bilan en faites-vous, près de six mois après ?
Ali Benflis : Au titre de ce bilan, je verrai volontiers quatre grandes rubriques. Dans la première, j’inscrirai l’entame d’un processus de démantèlement de l’ancien régime politique ; dans la deuxième, je mettrai le coup d’arrêt donné à la ruine politique, économique et sociale du pays, dans la troisième, j’enregistrerai l’ouverture d’une ère de transformation globale et radicale dans notre pays, enfin, dans la quatrième, je consignerai le retour en force de la citoyenneté et de la souveraineté populaire comme cœur vibrant de la vie dans la cité.
L’Algérie d’après le 22 février 2019 n’aura rien de commun avec celle d’avant cette date. Le peuple a fait irruption dans l’Histoire nationale et il entend l’écrire lui-même, en se réappropriant la libre maîtrise de sa destinée.
A la différence de beaucoup de mouvements politiques et sociaux similaires qui l’ont précédée dans le monde, la révolution démocratique pacifique en marche dans notre pays comporte plusieurs singularités. Elle se singularise d’abord par son pacifisme remarquable qui a résisté à la durée. Elle se singularise ensuite par le caractère purement politique de ses revendications centrales qui tournent toutes autour d’un nouveau régime politique dont l’incarnation serait un Etat de droit à bâtir sur la base du respect de tous les attributs naturels de la citoyenneté, de la souveraineté populaire et des libertés et des droits comme compléments indispensables aux responsabilités et aux devoirs.
Cette révolution démocratique se caractérise enfin par le fait qu’elle sait ce qu’elle veut et n’en dévie pas. Ailleurs, beaucoup de révolutions se sont fourvoyées en chemin parce qu’elles sont parties à tâtons à la recherche d’une méthode, d’un cap ou d’un objectif. Chez nous, rien de tout cela. Depuis le départ, la révolution démocratique s’est donné le pacifisme pour méthode et n’en a pas changé. Elle s’est donné pour cap le changement de régime politique et elle l’a gardé. Elle s’est fixé pour objectif de jeter les fondations d’un Etat démocratique et moderne et s’y est tenue. Ce qu’il y a de plus grand et de plus beau à propos de cette révolution démocratique pacifique ce sont sa constance, sa résistance et sa persévérance. Il n’était pas facile de donner l’assaut à la citadelle d’un pouvoir totalitaire qui se croyait inexpugnable. Il n’était pas aisé de briser le mur de la peur et du silence. Et le démantèlement pan après pan d’un régime politique qui a eu vingt longues années pour ériger toutes ses défenses n’était pas à la portée du premier venu. Le véritable bilan de la révolution démocratique pacifique est là. Et c’est ce bilan-là que retiendront, pour longtemps, beaucoup de générations à venir.
La crise politique se complique et tend à durer faute de confiance entre le citoyen et le pouvoir. Que faire si la rue continue à rejeter toutes les propositions de sortie de crise ?
Vous avez parfaitement raison de constater que la crise politique se complique et tend à durer ; j’ajouterai personnellement qu’elle tend à durer au-delà du raisonnable et au-delà du supportable pour le pays. Je viens de relever avec vous, il y a un instant, que la révolution démocratique pacifique en cours dans notre pays se singularise par son caractère purement politique. Il n’est pas du tout certain que cela soit le cas indéfiniment. Alors que nous ne sommes pas au bout de nos peines avec la crise politique, il y a déjà d’autres périls qui se profilent à l’horizon ; et ces périls peuvent prendre la forme d’un véritable scénario- cauchemar avec la jonction entre les crises politique, économique et sociale.
Cela dit, la persistance de la crise politique ne me semble pas réductible exclusivement à la rupture des liens de confiance entre le citoyen et le pouvoir ou au rejet des propositions de sortie de crise à l’occasion des marches populaires.
Je crois, pour ma part, qu’il y a eu beaucoup d’occasions manquées s’agissant d’une sortie de crise rapide, définitive et peu coûteuse pour le pays. J’ai compté personnellement quatre grandes occasions qui se sont offertes sans être saisies de manière opportune et effective.
Il y a eu d’abord la démission du président de la République qui aurait dû entraîner immédiatement dans son sillage celles des figures emblématiques de l’ancien régime politique aux commandes des principales institutions du pays. Dès lors que ces personnalités auraient été remplacées par d’autres plus crédibles et plus acceptables, l’article 102 aurait été applicable sans contestation, sans polémique et sans objections fondées ou possibles. Si cette manière de faire avait prévalu, le pays se serait vu épargner les longues polémiques autour du choix entre l’option constitutionnelle et l’option politique, les débats sans fin autour de la combinaison des articles 102, 7 et 8 de la Constitution, le rejet de l’initiative de la Présidence de l’Etat portant invitation à un dialogue national refusé, l’annulation du scrutin présidentiel du 4 juillet dernier et l’exigence du départ des symboles de l’ancien régime politique sur lequel bute, jusqu’à ce jour, la sortie de crise envisagée.
Il y a ensuite la démission du président du Conseil constitutionnel qui a ouvert une autre fenêtre d’opportunité qui s’est vite refermée sans qu’il en soit tiré profit.
Il y a eu en outre l’annulation du scrutin du 4 juillet dernier dont nul ne doutait, dès le départ, qu’elle était inévitable. C’est donc dès la fin du mois d’avril, ou tout au début du mois de mai dernier, qu’un véritable dialogue national aurait dû s’ouvrir sous la conduite de personnalités nationales indépendantes et crédibles avec pour mission d’assurer la tenue de l’élection présidentielle dans des conditions irréprochables. Pourtant, il aura fallu attendre jusqu’au 3 juillet dernier, c’est-à-dire, jusqu’à l’ultime moment, pour que la Présidence de l’Etat admette son échec et propose une nouvelle approche politique de sortie de crise.
Enfin, il aura fallu attendre le 26 juillet dernier, c’est-à-dire l’entrée de la crise politique dans son sixième mois, pour qu’un panel de personnalités soit constitué à l’effet d’ouvrir un dialogue national. Mais sans même lui laisser le temps de faire son chemin, l’idée du dialogue national a subi des assauts de toutes sortes qui ne pouvaient avoir pour résultat inévitable que celui de faire dérailler, avant même qu’il ne prenne son départ, un processus si laborieusement mis en état de marche. Et sans des mesures d’apaisement et de confiance, il y a tout lieu de craindre que le dialogue national ne vienne s’ajouter, à son tour, à la liste déjà fournie des occasions que le règlement de la crise actuelle aura manquées. Les conséquences en seraient alors incalculables.
Ce que je veux souligner à travers ces rappels, c’est que les crises ne se figent pas et attendent leur solution ; elles évoluent et se développent souvent vers ce qu’il y a de moins souhaitable. La crise de régime que vit notre pays a pris des dimensions qu’elle n’avait pas à l’origine. Son règlement rencontre des obstacles qui n’existaient pas il y a cinq mois de cela.
Et le plafond des revendications étant monté de plusieurs crans, la solution de la crise ne se pose déjà plus dans les mêmes termes que ceux de son commencement. Les crises ont leur propre logique et leur propre dynamique qu’elles auto- entretiennent dans la durée. Plus tôt elles sont traitées, moins lourde sera la facture de leur règlement.
Vous préconisez la tenue d’une élection présidentielle dans les meilleurs délais. Ne risque-t-on pas de revivre le scénario du 4 juillet ?
Justement, il s’agit de tirer toutes les leçons de cet échec retentissant et d’empêcher, par tous les moyens, sa réédition. Le pays a déjà connu l’annulation de deux scrutins présidentiels et il est grand temps d’éviter que la liste ne s’allonge.
Pourquoi un tel revers pour le pouvoir politique en place ? Ce pouvoir a essuyé ce revers, d’abord, parce qu’il a cru pouvoir préparer, organiser et gérer ce scrutin à sa manière, comme au bon vieux temps. Il a fait ensuite le pari d’un passage en force, comme à l’accoutumée, et est allé droit dans le mur avec un scrutin sans candidats et sans électeurs. Il a fait, en outre, la sourde oreille aux appels à la réunion des conditions politiques, institutionnelles et légales nécessaires à un scrutin présidentiel acceptable et irréprochable. Et dans ce cadre-là, il a pendant longtemps balayé d’un revers de main toutes les demandes portant sur la constitution du groupe de personnalités crédibles et indépendantes auquel reviendrait la mission d’obtenir un accord national sur la création d’une autorité chargée de gérer et de conduire l’intégralité du processus électoral, d’amender le régime électoral et de déterminer la date de tenue du scrutin présidentiel. L’erreur d’évaluation et de jugement est patente. Le régime politique, encore en place, a surestimé ses propres capacités et sous-estimé celle de ses opposants. Il a cru que ses méthodes et ses pratiques archaïques avaient encore du bon et qu’elles étaient toujours praticables, mais les nouvelles réalités politiques dans le pays lui ont donné tort.
La réédition du scénario du 4 juillet dernier est aisément évitable. Il s’agit simplement, au moyen d’un dialogue national apaisé, confiant et crédible, de réunir toutes ces conditions dont la teneur est désormais notoirement connue au plan politique comme aux plans institutionnel et légal.
Une élection présidentielle le plus tôt possible, c’est ce que la feuille de route de l’armée préconise également. Certains parlent même d’une sorte de deal entre Benflis et l’état-major…
Vous admettrez certainement avec moi, qu’au sein de notre société et en ce moment même, il se dégage une tendance lourde qui penche en faveur d’une élection présidentielle. Alors laissez-moi vous dire que si chaque choix de l’option présidentielle induisait un deal avec l’état-major, il y aurait un bien gros embouteillage.
Bien plus sérieusement, permettez- moi de rappeler qu’en 2014, lorsque la vacance du pouvoir battait son plein, que les forces extra-constitutionnelles prenaient hardiment possession du centre de la décision nationale et que la crise de régime s’installait dans notre pays, j’avais pris l’initiative de proposer un plan global de sortie de crise dont la première étape portait sur l’organisation de nouvelles élections présidentielles. Ce plan avait, à l’époque, reçu un large écho dans les colonnes mêmes de votre journal. Pour l’histoire, je ne suis pas un rallié tardif à l’option de la présidentielle, j’en ai été l’un des précurseurs.
Mon option pour la présidentielle ne se base pas sur un calcul ; elle part d’une conviction profonde. En mon âme et conscience, je suis intimement convaincu que la voie de la présidentielle est la voie la moins longue, la moins risquée et la moins coûteuse pour le pays politiquement, sécuritairement, économiquement et socialement.
Depuis le 22 février dernier, lorsque la révolution démocratique pacifique s’est mise en marche dans notre pays, j’ai rencontré un très grand nombre de «marcheurs» de toutes les tranches d’âge, venant d’un large éventail de wilayas.
J’ai également rencontré un aussi grand nombre de représentants de syndicats autonomes, de mouvements de la société civile et de notre communauté estudiantine. Laissez-moi vous faire une confidence à propos d’une évolution frappante qu’il m’a été donné de relever. Tout au début, mes interlocuteurs venaient à la recherche d’un soutien politique et moral. Ensuite, ils venaient à la recherche d’avis ou de conseils quant à leur organisation future pour perpétuer leur présence dans le nouvel espace politique en formation dans notre pays. Aujourd’hui, une seule question est sur les lèvres de tous mes interlocuteurs : «Que faire pour sortir le pays de la crise ?» Avec toute la sincérité et toute la franchise possibles, j’ai partagé avec tous mes interlocuteurs mes convictions que rien ne peut et que rien n’est venu ébranler. Ma première conviction tient d’abord au souci de préserver coûte que coûte l’Etat national et d’éviter que le régime politique, en voie de démantèlement, ne l’entraîne dans sa chute. Ma deuxième conviction tient ensuite au fait que l’intérêt supérieur de l’Etat national est aujourd’hui, dans le changement de régime politique, tant il est impératif que l’Etat national devienne, enfin, un Etat de droit.
Ma troisième conviction, en conclusion, tient au fait que l’Etat national est à un tournant de son histoire et que le prochain président de la République aura la lourde mission de le guider dans ce tournant au moyen d’un mandat de transition qui posera les fondations de cet Etat de droit qui représente notre ambition commune. Comme vous le voyez, l’option pour telle voie de sortie de crise plutôt que pour telle autre n’est pas chose aisée et ne se décide pas à la légère. Car au-dessus des intérêts particuliers, même les plus légitimes et les plus respectables, il y a l’intérêt général qui doit primer partout et en toutes circonstances.
Une partie de la classe politique accuse le pouvoir de vouloir se régénérer à travers une présidentielle, estimant qu’une vraie rupture ne pourrait provenir que d’une transition, voire d’une constituante…
La présidentielle, comme la Constituante ne sont, au bout du compte, qu’une voie et un moyen. Aucune de ces deux voies et aucun de ces deux moyens n’offre à lui seul de certitudes absolues quant au changement de régime ou à son maintien. La présidentielle n’est pas intrinsèquement destinée à reproduire le régime en place, tout comme la Constituante n’est pas intrinsèquement munie du pouvoir de le changer par un coup de baguette magique. Et l’inverse est tout aussi vrai.
La rupture radicale, le changement de régime politique, la transition démocratique et la nouvelle Constitution de la République peuvent provenir tout autant de la présidentielle que de la Constituante. De ce point de vue-là, les deux options sont à égalité de chances et de mérites. Aucune des deux ne peut, légitimement, se parer d’une vertu supérieure à celle de l’autre. Il n’est écrit nulle part que l’une de ces options perpétuerait le régime en place et que l’autre précipiterait miraculeusement sa chute.
La différence entre les deux options n’est pas là, elle est ailleurs. Je résume cela en deux phrases simples et intelligibles. La présidentielle est la voie de sortie de crise la moins longue, la moins risquée et la moins coûteuse pour le pays. La Constituante, par contre, est la voie la plus longue, la plus dangereuse et la plus coûteuse.
Je tiens à m’en expliquer.
J’entends dire, sous une forme sentencieuse, que la présidentielle conduirait de manière inévitable à l’élection frauduleuse du futur président de la République. Mais, si malgré tous les efforts consentis la fraude électorale venait à persister, comment, par qui et par quoi l’élection de la Constituante serait-elle immunisée contre elle ?
J’entends dire, de manière aussi tranchée, que la présidentielle permettrait au régime politique en place d’imposer le candidat de son choix.
Mais, si ce régime entendait ou était encore en mesure de décider du résultat de l’élection présidentielle, en quoi l’élection d’une Constituante l’empêcherait- il de toujours recourir à la bonne vieille recette de la distribution des quote-parts pour y faire prévaloir ses choix ?
J’entends dire, de façon tout aussi catégorique, que l’élection d’un président de la République sous l’empire de la Constitution actuelle en ferait inévitablement une sorte de dictateur par destination. La Constitution de 1996 posait le principe de deux mandats présidentiels ; elle partageait les tâches de l’Exécutif entre le président de la République et le chef du gouvernement ; elle faisait obligation à l’Exécutif de soumettre au Parlement un programme de gouvernement ; elle investissait l’APN de pouvoirs d’enquête étendus ; elle habilitait le Conseil constitutionnel à constater la vacance du pouvoir.
Pourtant, elle n’a pas empêché ni l’installation d’un pouvoir personnel à vie ni la mainmise de forces extra- constitutionnelles sur les institutions et l’administration publique du pays. Dès lors, si à Dieu ne plaise, une tentation despotique venait à s’emparer du prochain président de la République, ce ne seront ni la lettre ni l’esprit de la Constitution qui constitueraient le meilleur rempart. Ce rempart ne pourra être formé que par le peuple lui-même qui ne devrait jamais plus se désintéresser de la gestion des affaires publiques, par les institutions de la République qui devront apprendre à ne pas accepter la confiscation de leurs prérogatives et par les Algériennes et les Algériens auxquels l’urne confiera, de manière légitime, la conduite de ces institutions et qui se comporteront en serviteurs de la République et non en affidés d’un régime politique quel qu’il soit.
Nous entendons bien tous ces arguments, mais ils ne nous disent pas en quoi la Constituante serait, selon vous, la voie de sortie de crise la plus longue, la plus risquée et la plus coûteuse comparée à la présidentielle…
De toutes les élections, la présidentielle est normalement l’opération la plus simple en termes de préparation, d’organisation et de contrôle. Pourtant, en six mois, deux scrutins présidentiels ont été annulés, et la troisième tentative tarde à se concrétiser au vu de certaines difficultés que l’on croyait surmontables et d’autres que l’on n’a pas vu venir. Alors, laissez-moi vous dire le fond de ma pensée et vous assurer que, du point de vue des difficultés à résoudre et des obstacles à surmonter, la présidentielle est une sinécure comparée à la Constituante.
Les partisans de la Constituante nous disent que c’est à l’instance présidentielle à désigner que reviendra le mandat de convoquer la Constituante. Je crois que le panel chargé du dialogue national nous a donné un avant-goût de la gageure que représente un accord sur des personnalités. Je vous laisse le soin de deviner ce qu’il adviendra lorsqu’il s’agira de s’entendre, non pas sur un panel, mais sur une instance qui incarnera la Présidence de l’Etat. Mais je vous livre quand même mon sentiment pour vous dire qu’un consensus autour d’une telle instance relèverait du miracle, mais les miracles sont rares en politique. Et je ne parle pas ici d’un point important qu’on ne peut passer sous silence. Il s’agit de la convocation d’une Constituante par une autorité désignée, c’est-à-dire non élue et donc à la légitimité pour le moins bancale, sinon douteuse. Si tel devrait être le cas, l’on pourra alors tout dire au sujet de la Deuxième République, dont il est question, sauf qu’elle repose sur une Constitution gagnée à la force de moyens démocratiques irréprochables.
Mais supposons que cet écueil soit franchi, il faudra alors préparer les élections de la Constituante. Pour la présidentielle, tout ce dont il s’agit concerne la création d’une autorité électorale indépendante et l’amendement du régime électoral. Deux opérations simples en apparence mais qu’il n’a pas été possible de mener à terme en, bientôt, près d’un semestre.
En ce qui concerne la Constituante, c’est d’un tout autre tour de force dont il s’agit. Il faudra revoir de fond en comble la loi sur les partis politiques avec la perspective, sans fin, de divergences de vues et d’opinions. Il faudra aussi amender la loi portant régime électoral avec, à l’horizon, de chaudes empoignades entre les partisans de la proportionnelle, du scrutin uninominal et du scrutin de listes tel qu’il existe. Enfin, il ne faudrait pas exclure que le découpage électoral lui-même soit remis en cause.
Ce n’est pas en jours, ni en semaines, ni même, sans doute, en mois, qu’il faudra compter le temps nécessaire à l’obtention d’un accord autour de problématiques aussi sensibles, aussi complexes et aussi politiquement chargées.
Mais supposons encore une fois que ce second écueil est franchi, le miracle s’est produit et la Constituante élue. Dans le contexte actuel, il n’y a pas de grands risques à prendre en pariant que la Constituante ne dégagera pas une majorité politique claire et nette et qu’elle se caractérisera par un morcellement politique sans précédent. Celui-ci sera synonyme de blocage, sinon d’impasse totale et dangereuse. La formation du gouvernement devant émerger de la Constituante rencontrera des difficultés considérables. De véritables batailles de projets de Constitutions seront livrées à l’intérieur de la Constituante, sans institution pour tenir lieu de médiateur légitime ou d’arbitre. Et, dans ce contexte-là, il sera dit que la nouvelle Constitution de la République n’aura pas mis toutes les chances de son côté pour voir le jour qui lui était promis.
Parallèlement à cela, le pays vivrait un conflit de légitimité d’une extrême gravité entre une instance présidentielle désignée et une Constituante élue.
Ce conflit de légitimité durerait le temps de la rédaction de la nouvelle Constitution, ce qui signifie qu’il sera particulièrement long. A lui seul, ce fait prévisible laisse présager une impasse institutionnelle redoutable.
Je me suis appesanti ici sur l’essentiel et je n’ai pas livré, de manière très exhaustive, l’ensemble des dangers que peut charrier le processus constituant tel que conçu et présenté par ses promoteurs. Ce par quoi je veux conclure sur ce sujet me tient particulièrement à cœur.
Le changement de régime politique, la transition démocratique et la nouvelle Constitution de la République sont des objectifs partagés. Ils sont devenus une sorte de patrimoine commun à toutes les Algériennes et à tous les Algériens.
En conséquence, il me semble relever moins de la substance et du fond que d’un ordre de priorités à établir et du choix du moment le plus opportun et le plus favorable pour les réaliser.
Et c’est dans cet esprit-là que je considère que la place du changement de régime politique, la transition démocratique et la nouvelle Constitution de la République sont dans le mandat de transition que le peuple algérien confiera au prochain président de la République. Tout autre place serait trop lourde de périls pour y engager un Etat déjà fragilisé et affaibli.
En quoi le mandat présidentiel de transition que vous préconisez offrirait-il plus de garanties et d’assurances que la Constituante s’agissant de l’édification d’un nouveau régime politique ou de l’avènement de la deuxième République telle que revendiquée par certains ?
Je crois sincèrement que ces garanties et ces assurances que vous évoquez sont déjà fournies par la révolution démocratique pacifique elle-même. Je crois à la naissance de ce que j’appelle «un nouvel état d’esprit citoyen» tendu, désormais, vers une implication permanente dans la gestion des affaires publiques.
Je crois que nos compatriotes ont définitivement rompu avec leur désintérêt, leur indifférence ou leur désaffection pour la chose publique. Et je crois que la réappropriation de leur citoyenneté et de leur souveraineté pour lesquelles ils se sont levés les amènera à être d’une vigilance extrême quant à l’aboutissement de leurs demandes et de leurs revendications.
C’est en cela que résident les véritables garanties et les assurances les plus tangibles auxquelles il sera bien difficile de forfaire.
La véritable rupture radicale et irréversible avec l’ancien régime politique a déjà été créée par la révolution démocratique elle-même. Il n’y a plus de retour possible au statu quo ante, tous les combats d’arrière-garde sont voués à l’échec.
Et c’est précisément dans ce nouveau contexte politique qu’il faut situer la présidentielle. Pour la première fois depuis l’indépendance du pays, si toutes les conditions indispensables sont réunies, le peuple algérien pourra élire, en toute liberté et en toute souveraineté, le président légitime de la République.
Tous les candidats qui se présenteront devant lui pour mériter sa confiance devront impérativement aller à sa rencontre avec des programmes politiques à la hauteur de ses attentes et de ses aspirations. Et c’est précisément sur leur capacité à ouvrir le chantier du changement politique, à conduire la transition démocratique et à produire la Constitution digne d’un Etat de droit que s’exprimeront les suffrages de nos compatriotes et que sera rendu leur jugement. J’ai toute confiance en ce que notre peuple fera le bon choix.
Il appartiendra alors au président légitime de la République, au gouvernement crédible et représentatif et au Parlement authentiquement issu de la volonté populaire souveraine de prendre le relais. Les assurances et les garanties s’élargiraient alors à la sphère institutionnelle qui deviendrait comptable de ses promesses, qui serait tenue pour responsable de ses engagements et qui serait soumise à la reddition des comptes.
Voilà comment je conçois l’ère de la transformation politique, économique et sociale qui s’ouvre à notre pays. Une transformation dans la sérénité, dans le calme et dans l’ordre.
Un dialogue national a été ouvert pour tenter d’identifier une voie de sortie de crise possible. Mais il semble qu’il soit parti du mauvais pied au vu des critiques qui l’assaillent de toutes parts. Quels sont les jugements que vous portez sur ce dialogue ? Et, surtout, allez-vous y participer ?
La crise de régime est entrée dans son sixième mois. Sa gravité et sa complexité n’expliquent pas à elles seules une aussi longue durée. En durant, cette crise s’est aggravée. Elle a pris des dimensions qu’elle n’avait pas à l’origine.
De nouveaux obstacles sont venus s’ajouter à ceux qui existaient au commencement. Les conditions de son règlement sont devenues plus difficiles et plus compliquées. Au bout du compte, chaque jour qui passait éloignait les perspectives de solution rapide et définitive plus qu’il ne les rapprochait. Et dans le même temps, l’étau politique, économique et social, continuait à se resserrer autour du pays. Pourtant, cette solution a toujours été à portée de main.
Tout ce que sa réalisation exigeait, c’était une volonté politique, une relation de confiance et un sens du compromis. Mais plutôt que de s’employer à réunir ces conditions indispensables, le règlement de la crise s’est enlisé dans des querelles sémantiques, des divergences d’approches, des appréciations différenciées sur l’ordre des priorités et dans des oppositions sur les modalités mêmes de la recherche de la solution la mieux indiquée pour le pays. Et c’est ainsi que les problématiques de forme ou de procédure ont focalisé toutes les attentions et toutes les énergies alors que le seul enjeu de fond qui vaille a été perdu de vue. Cet enjeu, c’est celui de l’Etat national qui continue à se fragiliser et à s’affaiblir avec la durée d’une crise qui multiplie autour de lui les menaces et les périls.
Près de six longs mois ont été nécessaires pour imposer la simple idée d’un dialogue national. Près de six longs mois ont été épuisés pour que nous réalisions enfin que c’est en nous parlant, et non en nous tournant le dos, que nous marcherons ensemble vers le règlement de la crise. Et il aura fallu près de six mois pour nous convaincre que le règlement de la crise actuelle ne sortira pas ailleurs que d’un dialogue national apaisé, crédible et confiant.
L’idée du dialogue national ayant fini par s’imposer, l’espoir devenait permis. Mais des problèmes ont surgi. Certains étaient attendus, d’autres l’étaient moins.
Faut-il pour autant s’empresser de déclarer le dialogue national caduc et dépassé ? Nul ne pouvait penser qu’un état de grâce serait accordé au dialogue national, mais l’on pouvait raisonnablement espérer de la réserve le temps qu’il fasse ses preuves. Il faut donner sa chance au dialogue national. Il ne faut pas se précipiter à le ranger au rayon des occasions manquées.
Il ne faut pas se cacher la vérité et admettre que l’échec du dialogue national ferait véritablement entrer le pays en territoire inconnu et l’exposer à des dangers redoutables.
C’est du sort d’un Etat et d’une nation dont il s’agit. Il ne serait ni tolérable ni acceptable que d’autres intérêts prévalent sur le leur.
Le dialogue national, ce n’est pas seulement un ordre du jour, un cadre, des objectifs et des procédures. C’est aussi, et surtout, un environnement d’apaisement et de confiance qu’il faut savoir créer. Le dialogue national a un besoin vital d’apaisement et de confiance.
Il y a là un enjeu politique dont il faut mesurer l’importance. Quant à la participation au dialogue national, il est grand temps de se convaincre d’une chose : camper sur ses positions, surenchérir sur les autres et s’arcbouter sur le tout ou rien sont des positions commodes et aisées mais elles ne font pas avancer le règlement de la crise d’un seul pas. Il est grand temps, aussi, que chacun assume ses responsabilités. J’assumerai les miennes en droite ligne des choix que j’ai faits, du positionnement que j’ai clairement adopté et des convictions que j’ai exprimées depuis le début de la crise.
Le pouvoir a décrété une véritable guerre contre l’emblème amazigh et l’on déplore également plusieurs détenus d’opinion, y compris le chef de la Wilaya IV historique. Ce durcissement dont fait montre le pouvoir n’est-il pas de nature à éloigner toute possibilité de solution politique ?
Les crispations et les tensions ne sont jamais bonnes pour le règlement des crises. Elles acquièrent une charge émotionnelle et une symbolique politique qu’il est, ensuite, difficile de prendre en charge et de traiter. C’est le propre des crises politiques qui durent de créer de pareilles crispations et de pareilles tensions.
La crise de régime actuelle en est à son sixième mois, mais, il y a deux mois seulement, les mesures d’apaisement dont il est question aujourd’hui n’avaient pas de raison d’être. Les développements a propos desquels elles sont aujourd’hui demandées ne sont pas la cause de la crise ; elles en sont le produit. Et c’est pour cette raison qu’il est impératif d’aller au plus vite vers le règlement de cette crise car sa durée induira inévitablement d’autres motifs de crispations et d’autres sources de tensions.
Vous avez été l’un des premiers hommes politiques à exiger le départ de Abdelkader Bensalah et de Noureddine Bedoui. Vous semblez moins intransigeant sur cette question depuis quelques semaines…
Je ne peux pas avoir été il y a cinq ans de cela le premier à avoir dénoncé les agissements des forces extra-constitutionnelles et m’accorder aujourd’hui de leur survivance aux commandes des principales institutions politiques du pays. Le départ des figures emblématiques de l’ancien régime politique est un enjeu important dans le règlement de la crise actuelle. Et je mesure suffisamment l’importance de cet enjeu pour ne pas l’éluder ou l’occulter. S’il avait été pris en charge très tôt, c’est-à-dire au tout début de la crise, il aurait certainement facilité le règlement de la crise et, partant, contribué à écourter sa durée. Ce dont il s’agit aujourd’hui n’est pas de faire passer cet enjeu par pertes et profits. Il s’agit plutôt de l’appréhender de manière telle qu’il n’alimente plus la durée de la crise avec les conséquences que l’on voit déjà et d’autres, plus graves, qui sont aisément prévisibles. Il n’a y a pas que les conditions institutionnelles et légales à réunir pour réussir la prochaine présidentielle. Il y a surtout les conditions politiques qui sont véritablement un facteur sûr, déterminant par rapport à tous les autres.
De ce point de vue, il me semble que le dialogue national est le cadre le plus indiqué, aujourd’hui, pour prendre à bras-le-corps le dilemme politico-constitutionnel du départ des figures emblématiques de l’ancien régime politique, en particulier celui du gouvernement qui cumule, presqu’à lui seul, les responsabilités dans la réminiscence des pratiques de l’ancien régime politique, dans la persistance de l’impasse politique actuelle et dans la totale léthargie dans laquelle est tombée la gestion des affaires de l’Etat.
La lutte contre la corruption bat son plein. Vous êtes un homme de droit et ancien ministre de la Justice. Pensez-vous que l’Etat a les moyens de récupérer tous les fonds et l’ensemble des biens dilapidés ?
Qualifier tout simplement de corruption la véritable entreprise de spoliation dont a été victime la collectivité nationale me met mal à l’aise. Parler de simple corruption, c’est banaliser un phénomène ravageur qui s’est abattu sur notre pays. C’est la réduire à des actes isolés ou à des accidents de parcours individuels. Et c’est édulcorer son caractère méthodique et systémique. Pour moi, tout comme il existe un crime international organisé qualifié comme tel, il y a eu dans notre pays un véritable crime national organisé sous le couvert d’institutions et d’administrations de l’Etat. C’est pourquoi, j’ai choisi personnellement de qualifier ce fléau de criminalité politique, économique et financière. Et de fait, la criminalité politique a bâti, avec la criminalité économique et financière, une alliance qui a pris la forme d’un véritable partenariat stratégique.
Toute l’attention se porte actuellement, à raison, sur la récupération des biens et des fonds localisés à l’étranger.
Certes, ces biens et ces fonds représentent une valeur considérable, mais il y a lieu de les relativiser comparativement aux opérations de récupération qu’il faudra conduire sur notre propre territoire national. C’est là que doivent, d’abord, s’exprimer la volonté et la détermination de rendre à la collectivité nationale ce dont elle a été spoliée. Ce serait déjà un signal fort et un message puissant adressés à nos interlocuteurs étrangers qui seraient tentés de douter du sérieux de nos réclamations si nous leur demandions de prendre des mesures que nous hésiterions ou que nous nous abstiendrions de prendre chez nous.
De ce point de vue, il y a des silences qui ne s’expliquent pas. La grande criminalité politique, économique et financière a lésé beaucoup de monde. Elle a lésé le Trésor public. Elle a lésé de grandes banques publiques. Elle a lésé des entreprises publiques et privées. Elle a lésé les Douanes. Elle a lésé des collectivités territoriales. Et pourtant, aucune intention de se constituer partie civile n’a été entendue de ce côté-là.
Or, c’est par ce moyen-là que pourra être assurée la récupération des biens et des fonds spoliés. Je dois à l’objectivité de reconnaître que la tâche n’est pas aisée.
Il y a d’un côté l’exigence de récupération de ce qui a été spolié et de l’autre, la même exigence de préservation des outils de production qui font vivre des dizaines de milliers de familles algériennes. De ce point de vue-là, nous sommes sur le fil du rasoir. Mais c’est à l’Etat qu’incombe la responsabilité de trouver la juste ligne de démarcation entre ces deux exigences qui peuvent paraître contradictoires, de prime abord, mais qui ne le sont pas réellement.
L’Algérie est-elle en mesure de rapatrier les fonds détournés vers l’étranger ? Et à travers quels mécanismes ?
Il ne faut pas se voiler la face et admettre que cet objectif est d’une difficulté et d’une complexité extrêmes. Des Etats autrement plus développés et autrement plus dotés de moyens sophistiqués que le nôtre éprouvent les pires difficultés à l’atteindre. Cette difficulté et cette complexité de l’objectif soulignent l’impératif de la minutie et de la rigueur dans la préparation, l’organisation et la conduite de l’opération de récupération des fonds et des biens spoliés et localisés à l’étranger.
Je n’ai pas tous les éléments en main et je n’ai pas connaissance des dispositions prises par les pouvoirs publics en ce sens. Mais, il me semble, personnellement, qu’il y a lieu de préparer ce dossier en créant autour de lui toute une atmosphère et tout un environnement.
Créer une telle atmosphère et un tel environnement suppose, comme je viens de le souligner, l’envoi d’un message fort en direction de nos partenaires étrangers. Nous devons donc marquer notre détermination en procédant à la récupération des biens et des fonds spoliés sur notre territoire national. Des demandes de récupération de ces biens et de ces fonds à l’étranger perdraient beaucoup de leur crédibilité si elles ne s’adossaient pas à des mesures résolues et exemplaires prises à l’intérieur du pays.
En termes de préparation de l’opération de récupération, il y a aussi la question névralgique des dossiers à présenter aux partenaires étrangers. Si nous nous référons simplement à tous les arbitrages internationaux que notre pays a perdus ces dernières années, les perspectives ne sont pas rassurantes du tout.
Dans les dossiers de cette nature, les conditions de leur recevabilité par les juridictions étrangères sont particulièrement pointilleuses et sourcilleuses.
De ce point de vue, la préparation de nos dossiers devrait être d’une précision, d’une rigueur et d’une exactitude en tous points inattaquables.
Enfin, pour me résumer, il me semble qu’il y a une stratégie en six axes qui pourrait être développée.
1/ Paver la voie à nos demandes par une préparation politique et diplomatique soutenue ;
2/ dépêcher auprès de nos partenaires étrangers ciblés des missions judiciaires à l’effet de s’informer des conditions de recevabilité de nos dossiers et de les formaliser en conformité avec ces conditions de recevabilité requises ;
3/ faire intervenir nos accords bilatéraux d’entraide judiciaire ;
4/ recourir à la Convention internationale de 2003 en organisant la coopération entre les Etats en matière de lutte contre la corruption ;
5/ ne pas hésiter à s’aider des services de grandes sociétés internationales spécialisées dans l’investigation et la recherche financières ;
6/ enfin, prendre conseil auprès de l’Organisation des Nations unies créée à l’effet d’accompagner les Etats dans leurs actions de récupération des produits de la corruption et des autres formes de la criminalité financière.
K. A.