(1re partie)
Quelle meilleure occasion que celle qu’offre l’année du cinquantenaire de l’Indépendance pour évoquer ceux qui l’ont rendue possible. Parmi les chefs de guerre algériens qui ont marqué la fin de la décennie cinquante, Amirouche reste celui qui a inspiré le plus d’écrits : témoignages donnés dans les journaux par des compagnons de lutte et livres riches en détails. Certains sont remarquables par la modération du ton et les précisions historiques, en les lisant, on redécouvre le parcours de cet homme dont les actes ont marqué les mémoires et on revisite, de l’intérieur, une époque exceptionnelle foisonnante d’évènements et de péripéties.
Il faut espérer d’autres écrits pour faire connaître davantage l’homme de fer du Djurdjura, lequel, plus de cinquante ans après sa mort, continue à déchaîner les passions. Il faut continuer à écrire, à évoquer ces grands destins d’Algérie, sans transiger sur la vérité quelle que soit la qualité des censeurs et sans se laisser démonter par le déluge des rhétoriques et les artifices de la désinformation destinés à voiler les éclairages.
Les années terribles où Amirouche et les autres responsables de wilaya se sont accomplis, comme chefs de guerre et hommes politiques, restent encore à découvrir. Mohamed Maarfia propose, sous un angle de vision particulier et avec des précisions et des compléments peut-être non encore suffisamment dits, une lecture différente des violences de l’année 1955 et de l’épisode de «la bleuïte». Tout en présentant, du point de vue du moudjahid qu’il est, la personnalité d’Amirouche, il explique dans quelles circonstances le chef de la Wilaya III a dû entreprendre le voyage, en mars 1959, qui lui coûtera la vie. Ce que dit Mohamed Maarfia sur le fonctionnement du pouvoir révolutionnaire d’alors est instructif. Il permet de mieux appréhender certains évènements de notre histoire récente.
La mémoire d’Amirouche
Amirouche était-il sanguinaire ? L’accusation le poursuit depuis la nuit du 13 au 14 avril 1956, lorsque les harkis du bachagha Ourabah ont été éliminés de la façon que l’on sait. Faut-il défendre la mémoire d’Amirouche par les non-dits, les omissions voulues et la minorisation des évènements ou bien regarder en face ce qu’a été notre révolution et dire la vérité, fût-elle difficile ? L’omission des chapitres sanglants où Amirouche a tenu les premiers rôles, comme si les yeux embués par l’émotion on a de la peine à les voir, ressemblerait à un subterfuge. Le procédé entacherait de suspicion l’essai le plus brillant. La meilleure façon de défendre les siens, c’est de les prendre tels qu’ils furent, dans leurs jours de gloire et dans leurs heures de doute et de solitude, et surtout dans le contexte de leur époque. La réalité des deux premières années de la révolution est terrible. C’étaient les années de Thermidor et de ses ravins sanglants. On a les places de Grève qu’on peut. C’étaient les années des ruées désordonnées sur les villages du Nord Constantinois et sur les fermes isolées dont personne n’en réchappait, au grand malheur des innocents. Ceux qui n’ont jamais admis l’émancipation de l’Algérie ont toujours fait de ces évènements la seule image de marque de la révolution algérienne. (Les moudjahidine ont fait avec, sans aucun complexe). Amirouche n’était pas un héros de bandes dessinées, un boy-scout en chemise blanche soucieux de sa b.a. quotidienne, un romantique de la révolution atteint d’angélisme aigu, mais un militant entier, imperméable aux nuances, dur avec lui-même et avec les autres, rejetant le compromis, incapable de trouver des circonstances atténuantes à celui qui a pris les armes contre son pays, implacable devant la trahison, convaincu que ce qui était en jeu valait sa vie et celle des autres. Le cercle des iniquités où le siècle l’a emmuré, n’était franchissable que par la violence.
Mais, s’il en usa comme arme, il ne le fit jamais qu’en dernier ressort. Cette révolution que lui et ses compagnons divinisaient et incarnaient en même temps a d’abord fait appel au prêche, au discours, aux appels à la solidarité et à l’union, mais face, quelquefois, à la désespérante résignation d’une population au joug colonial, elle a dû recourir, dans les deux premières années, à des moyens extrêmes pour imposer son dogme : libérer l’Algérie. La phase historique que la révolution vivait, exigeait la destruction du système administratif français basé sur la collaboration d’indigènes stipendiés. Les moudjahidine, encore de ce monde, se souviennent du prix fort que certains de leurs compagnons ont payé à la délation. Il est arrivé qu’après un couscous campagnard, ou un passage de nuit, des moudjahidine soient dénoncés puis pourchassés par des opérations militaires auxquelles des civils musulmans ont pris part. Mettre hors d’état de fonctionner l’infrastructure sur laquelle reposait l’édifice colonial était la condition pour survivre, durer et espérer vaincre un jour. Faiblir au moment où la survie des groupes armés dépendait d’une omerta hermétique était la réinvention suicidaire du rocher de Sisyphe.
Etre ou ne pas être. C’était cela le dilemme. Les suppôts du colonialisme ont payé le prix fort, non seulement en Wilaya III, mais dans toutes les étendues de la révolte, du nord au sud et de l’est à l’ouest. Les responsables de l’ALN, Amirouche comme tous les autres, ont sévi avec rigueur pour faire comprendre à tous les entendeurs que la seule voie du salut était l’écoute respectueuse des oukases de la révolution. La Wilaya III, plus que partout ailleurs, a été confrontée aux tentatives d’implantation de groupuscules hostiles au mouvement indépendantiste, le MNA entre autres. Le sort qui leur a été fait a laissé au FLN le monopole de la révolution pour le plus grand bénéfice de l’Algérie.
Il faut préciser, cependant, que le futur colonel n’a jamais appliqué le principe de la responsabilité collective, et qu’il n’est en rien concerné par les tueries perpétrées dans la nuit du 28 au 29 mai 1957. Amirouche se trouvait en Tunisie au moment où le tueur de civils qui avait sévi là se consolait, comme hier, monsieur de Monluc par le cynique «Dieu reconnaîtra les siens !». Ces actes inexcusables qui ont provoqué les protestations indignées du monde entier, y compris des amis de l’Algérie combattante, comme le journaliste Robert Barrat ou l’historien Pierre Vidal-Naquet, avaient mis le CCE dans un très grand embarras, réuni en urgence, il avait réitéré à l’usage de tous les maquisards, le premier commandement du Congrès de la Soummam : donner à la révolution algérienne un visage humain !
«La bleuïte »
«La bleuite». Pourquoi en parler encore alors que beaucoup d’acteurs de premier rang se sont exprimés sur le sujet ? Parce que c’est l’épisode de «la bleuïte» qui a donné un alibi spécieux, une sorte de bonne conscience, à ceux qui ont pris la décision d’ordonner le silence sur la découverte des ossements d’Amirouche, alors que leurs véritables motivations n’ont rien à voir avec les évènements qui ont eu lieu en Wilaya III, en 1958. On doit, tout en respectant l’émotion des proches et des compagnons des innocents sacrifiés, tenter d’aller au fond des choses sur le sujet. Il ne s’agit nullement d’absoudre les chefs de wilaya, – et à leur tête Amirouche – qui ont ordonné des purges, ou laissé faire les commissions ardentes dont les membres ont démontré qu’ils n’ont rien compris à l’immense élan qui a entraîné toute une jeunesse vers l’ALN, mais de considérer pourquoi ces chefs de wilaya, passionnément dévoués à l’Algérie, en sont arrivés là. C’est au prix de la redécouverte du contexte de l’époque, de la nature et de l’ampleur des moyens mis en œuvre par l’ennemi pour briser la résistance algérienne qu’on pourra parvenir à savoir comment cela a pu être possible et contribuer à une compréhension différente de la tragédie. 1958 est l’année terrible pour l’Algérie combattante. Elle marque le tournant de la guerre. Les Français, après leurs déboires militaires de l’année précédente, décident de réorganiser leur armée, de la doter en armements nouveaux et de la redéployer autrement. Ils affûtent d’autres outils (des rideaux de fer pour isoler l’Algérie) et ils affinent de nouvelles approches, basées sur une connaissance parfaite de l’organisation de l’ALN et sur un théorème froid : détruire sa composante humaine, y compris par les moyens les plus sales. La naïveté de l’adversaire, son refus de croire à tant de noirceur contribueront au succès de la manœuvre.
Les maquisards algériens n’étaient pas de taille à faire face à cette répugnante façon de faire la guerre. Beaucoup d’observateurs dans le monde s’étonnent de la sérénité et du calme du peuple algérien alors qu’autour de lui le monde arabe bout. Un cinglant démenti à la théorie des dominos ! La «bleuïte» n’est pas encore étudiée à l’Académie interarmes de Cherchell (et c’est bien dommage), elle est par contre retenue par les Algériens comme l’exemple du cynisme et du manque de scrupules de ceux dont les arrière- pensées n’ont rien à voir avec l’apparence qu’ils montrent. Aux yeux des Français, la Wilaya III n’est pas une wilaya comme les autres. Depuis le congrès de la Soummam qui s’est tenu dans ses murs, et la chute de tension dans l’Aurès après la mort de Mostepha Benboulaïd, elle est une figurine stratégique sur l’échiquier algérien
. Elle est le socle originel d’une grande partie des hommes qui dirigent la révolte. Dans une salle attenante au bureau du général commandant la 27e division alpine, qui est déployée en Kabylie, est étalée une immense carte. Cette carte est vérolée par une multitude de petites épingles agrémentée, chacune, d’un minuscule fanion. Chaque petit drapeau porte inscrit le nom d’un des chefs de la révolution, son palmarès ainsi que son lieu de naissance. L’officier d’état-major qui s’est adonné à l’exercice des épingles a dû souvent méditer, les deux coudes sur son bureau, la tête entre les mains, sur l’immense place des élites kabyles dans les structures de la révolution. Sur le plan militaire, la Wilaya III est la clef d’Alger. La majorité des fidayines qui ont mis la capitale à feu et à sang en 1957, et qui n’ont pu être neutralisés que par des moyens extrêmes, en sont originaires. L’essentiel de l’émigration en France qui alimente par ses cotisations les caisses de la révolution est originaire de Kabylie. Pour le général Jacques Faure, nouveau commandant de la 27e division alpine, le constat est accablant. La vérité officielle d’une «population fidèle à la France, terrorisée par les hors-la-loi» ne tient pas la route. La carte parlante établie à l’usage de son prédécesseur, qu’il a sous les yeux, démontre la parfaite symbiose entre les hommes armés et les civils. Les envolées du cardinal Lavigerie et ses incantations prosélytistes, les implantations des pères blancs, les théories racistes du général Daumas, qui faisaient du Kabyle un être en tout supérieur à l’Arabe, les réseaux des grands notables indigènes comblés de privilèges, le systématique «diviser pour régner» de tous les gouverneurs généraux qui se sont succédé à Alger, tout cela s’est soldé par un terrible échec. La Kabylie citadine, même celle des élites francisées, la Kabylie profonde qui ne parle pas un mot d’arabe, sont unies autour de leur avant-garde qui active dans l’ALN. Les officiers SAS et SAU avouent n’avoir rien compris. C’est à supprimer le nom de Descartes de la liste de leurs maîtres à penser. Pourtant, ils s’étaient bien obstinés. Ils avaient organisé force scrutins dans les régions «pacifiées». Ils avaient remis des armes à des dizaines de villageois rameutés par des «béni-oui-oui» folkloriques et focalisé la loupe grossissante des «Unes» de leurs journaux sur quelques fellahs serrés sur un mouchoir de poche.
Même lorsque «l’oiseau bleu» aux rémiges tricolores s’était envolé pour aller roucouler sur l’épaule droite de Krim, ils avaient, en tablant sur «le particularisme kabyle », tenté et tenté encore. La carte aux fanions démontrait au général Faure que, quelque part, leur postulat était archifaux, et il était archifaux parce qu’ils avaient confondu attachement au terroir et sentiment national. Le terroir kabyle est autre chose que le heimat des Allemands, le domov des Slaves ou «la douceur angevine» des Français quand, entre deux escapades guerrières, ils se laissent bercer, nostalgiques, par le hamac du vague à l’âme. C’est tout à la fois le sacre quotidien – par la déférence – de la glaise originelle et des mânes des ancêtres. Ce sont des syllabes rudes qui portent jusqu’au sommet du versant, le jour où un entêtement épais voile le regard des hommes. Ce sont aussi des alluvions diverses, mots et us, soumises longtemps, avant d’être intégrées, à l’exequatur du sage tribunal des anciens.
Cette vocation inébranlable à être d’abord soi-même n’a jamais contrarié l’élan vers l’outre horizon. Elle n’a jamais renié les grandes solidarités exprimées par tous les Algériens unis derrière leurs bannières guerrières dans mille champs d’honneur. Elle n’a jamais effacé la conscience d’être aussi en charge des frontières souveraines du pays. En un mot : le sentiment de faire partie de la nation algérienne par la preuve du sang versé pour la même cause et par l’argile brûlante du cimetière indivis. Le chef de ce bastion granitique attaché à ses traditions, et devenu grâce à son avant-garde le cœur battant de la révolte algérienne, est le charismatique Amirouche. Sur la carte où sont plantés les fanions des chefs rebelles les plus connus ; le sien, fixé à Tassaft Ouguemoun, au cœur du Djurdjura, domine tous les autres. Il représente pour Jacques Faure le signe noir qui endeuille ses armoiries.
Les hommes d’Amirouche frappent et disparaissent dans l’entrelacs des sommets et des fonds de leur terroir. Son OCFLN est remise à flots chaque fois qu’elle est neutralisée. Il s’est taillé une réputation de chef de guerre insaisissable. Il a eu raison des chasseurs qui le traquaient. Vaincre la révolte en Algérie passe nécessairement par la mise à genoux de la Wilaya III, et il est impossible d’atteindre ce résultat sans résoudre l’équation Amirouche ! Le général Jacques Faure est un officier au long palmarès. Il a été gouverneur militaire de Vienne (1952 et 1953), commandant des forces d’occupation françaises en Allemagne, directeur de l’école d’application d’Infanterie à Saint- Maixent. Il a commandé le 1er régiment de chasseurs parachutistes en 43 et en 46, ainsi que les commandos de l’aviation. C’est aussi une forte tête.
Il a été impliqué dans l’attentat contre Salan. Encouragé par le mystérieux «groupe des six» dont faisaient partie Michel Debré et Giscard d’Estaing, il avait tenté de faire un putsch pour renverser le gouvernement. C’est donc un officier très «Algérie française», théoricien, praticien et homme d’action en même temps, qui est face à Amirouche. Il ne reculera devant aucun moyen pour réussir. La 27e division alpine, dont il a pris le commandement, est renforcée par de nombreuses unités pour densifier au maximum son dispositif de combat. Le lendemain de son installation dans ses nouvelles fonctions, Jacques Faure commande à la police judiciaire de Tizi Ouzou une photo agrandie de Amirouche.
Il l’a fait encadrer et l’accroche au mur, face à son bureau. A mesure que le temps passe, et que Amirouche reste hors d’atteinte des milliers de chasseurs alpins qui le traquent, ce portrait le fascine. Il n’en dort plus. C’est devenu son cauchemar quotidien. L’homme figuré là, à quelques mètres de lui, qui le nargue de son regard jocondesque, est l’échec humiliant de sa longue carrière d’officier. Le qui-vive permanent auquel s’astreint «le feu follet kabyle», sa façon de combattre, ne laissent aucune chance à ses ennemis. Au bout de moult réunions au sommet à Alger, les stratèges français décident d’essayer une autre approche : le conditionnement de celui qui se joue d’eux depuis tant d’années. L’opération, confiée au GRE (Groupe de renseignements et d’exploitation) du capitaine Paul- Alain Léger, commence par une meilleure évaluation de la personnalité de Amirouche. Une grille de lecture psychanalytique lui est consacrée. Le fichier de ceux qui constituent la fine fleur de la Wilaya III est mis à jour. C’est ce vivier que Léger et son supérieur le colonel Godard veulent détruire. La relecture des comptes-rendus et analyses de toutes les entreprises précédentes de déstabilisation de la Wilaya III faisait apparaître deux constantes : l’extrême méfiance de Amirouche et la vigueur avec laquelle il avait éliminé les traitres. La machination est basée sur un pari, les réactions logiques d’un homme dans la position d’Amirouche, quand il découvrira que son environnement est miné.
Le procédé auquel il aura immanquablement recours: les interrogatoires poussés pour obtenir des aveux provoqueront les métastases attendues. Puisqu’il s’avère impossible de séparer la population du FLN, le but ultime de l’opération sera – au-delà de la mise hors de combat du maximum de rebelles – la cassure irréparable du couple ALN d’origine rurale et ALN d’origine citadine. Le virus dévastateur de «la bleuïte» est logé dans une éprouvette âgée de 18 ans. La mort qui va s’abattre sur tant d’innocents est en marche. Les chefs de l’ALN, qu’ils opèrent au Centre, à l’Ouest ou à l’Est, n’ont aucune idée de ce qu’est le Service de l’Action Psychologique qui s’occupe d’eux ni des moyens dont il dispose. Ils ont une vision simplissime de l’ennemi : le tank, l’avion, le soldat, le harki.
Lorsqu’ils découvrent, effarés, un traître infiltré dans leur propre entourage, la lecture qu’ils en font est une lecture tronquée de l’essentiel. L’arbre leur cache la forêt des spécialistes qui cogitent dans des laboratoires et qui font des projections sans cesse revues et corrigées selon les dernières données obtenues par leurs innombrables relais, projections qu’ils mettent à l’épreuve du terrain à la première opportunité. Nous ne nous sommes jamais interrogés – alors que nous avons eu cinquante ans pour le faire – sur l’origine des rumeurs qui ont abouti à la liquidation de Bachir Chihani, à l’isolement de Mostepha Benboulaïd après son évasion, aux doutes qui ont conduit (entre autres acteurs) un homme aussi averti que le colonel Kafi à parler comme il l’a fait de Abane Ramdane.
Aucun de ceux qui ont traité de «la bleuïte» n’est allé assez loin pour essayer de savoir qui était en réalité Ahcène Mahiouz, qu’est-ce qu’il a appris chez l’Abwehr, jusqu’où allait son adoration des SS, comment il a été «traité» par les services français, lorsqu’il a été arrêté après son parachutage en Algérie, pourquoi il a été gracié alors que Mahdi Mokrani, convaincu des mêmes chefs d’inculpation, a été exécuté, pourquoi a-t-il fait tuer même les maquisards qui ont donné la preuve de leur patriotisme en chaque occasion, et dont il était sûr de leur innocence ? On doit, pour rendre justice à la mémoire des victimes de toutes les «bleuïtes», qui ont endeuillé la révolution, essayer de répondre un jour à ces questions. Amirouche ne vit pas dans un sanctuaire protégé par une frontière internationale. Il ne dort jamais deux nuits de suite dans le même refuge. Il connaît un stress permanent. Les renseignements précis que les Français ont sur ses déplacements, presque en temps réel, l’incitent à penser que la délation vient du sein même de son environnement immédiat. Hélas, c’est vrai. Des fidaï ont été arrêtés l’année d’avant à Alger, une poignée d’entre eux a été «retournée » par les officiers parachutistes de la contreguérilla, elle a inspiré dans le djebel, grâce aux diagonales solides du cousinage, quelques émules ça et là.
Ces cas locaux ont fait grand bruit dans certains villages qui ont vu des hommes qui exigeaient, au nom du FLN, quelque temps auparavant, d’être hébergés, nourris et guidés revenir, habillés en supplétifs. Les SAS sont actives dans les zones rurales auprès des démunis, et concourent par leur action au recrutement des harkis. A l’Est, la reddition de Ali Hambli et de toute sa katiba donne lieu à un déchaînement de commentaires sur «un possible ralliement en masse des fellaghas». Jaques Chaban-Delmas, ministre de la Guerre, qui était en mars en Algérie, en avait servi de pleines louches.
«L’infaillible sauveur»
Au moment où l’état-major de la Wilaya III évalue le nouvel état des lieux, la situation politique a changé. Avec l’arrivée au pouvoir de l’ambigu Charles de Gaulle, auréolé du poids de ses intransigeances passées, «porteur d’une vocation singulière au refus de la défaite et à la grandeur de la France», le parti ultra jubile. Il est attendu de l’homme du 18 Juin qu’il corsète la volonté nationale ébranlée par une défaillance des politiciens et qu’il donne, immédiatement, des arrhes sur le terrain. De Gaulle ne décevra pas les tenants de l’Algérie française. En attendant que les moyens de la guerre totale soient réunis, l’euphorie, due à la présence de «l’infaillible sauveur» aidant, surgit une nouvelle, une étrange chanson : «Avec de Gaulle tout devient possible : l’oubli des humiliations passées, la guérison des plaies, la réparation des injustices, une Algérie nouvelle et fraternelle ».
Dans le lexique élaboré par les paroliers de Godard, un mot suave doté d’un effet magnétique miraculeux apparaît. Il attire, dans les bras l’un de l’autre, le colon repus et arrogant et son humble ouvrier au dos brisé, la pied-noir au cœur de pierre et sa boniche aux mains calleuses : «Fraternisation» ! L’étonnante rengaine est reprise en chœur par Mlle Sid Cara et ses amis, femmes de ménage, chauffeurs et jardiniers en renfort. Le «O, combien je vous aime» déclamé sous le balcon de Robert Lacoste par la gent abonnée aux mangeoires du bachagha Boualem et compagnie, n’a fait vibrer personne dans les djebels, mais il devient un élément qui sera pris en compte lorsque la suspicion s’installera. Dès le mois de mai, des Algériens rentrent en nombre dans les comités de «Salut Public». Les riches colons des Issers et la Mitidja mettent la main à la poche pour susciter les enthousiasmes. L’état-major de la Wilaya III sent que quelque chose est en train de se passer. L’effet de Gaulle est ressenti. Des désertions, impensables jusque-là, se produisent. Le 10 juin, le CCE demande aux chefs de Wilaya d’engager, plus que jamais, une lutte impitoyable contre les «traitres».
Au mois d’octobre de la même année, de Gaulle, qui a assis son pouvoir, tente de découpler l’ALN de l’intérieur, des politiques installés à l’extérieur, en lançant son appel à la «la paix des braves». Le slogan est censé vider les maquis contre la promesse de réformettes et d’une réinsertion sociale des combattants. Certains, et non des moindres, s’y laisseront prendre. Le référendum du 28 septembre 1958, concernant l’adoption de la nouvelle constitution française, voit la participation massive des musulmans, surtout en Kabylie. Il est vrai, grâce au terrible forcing de l’armée française. Le CCE, puis le GPRA, à partir de Tunis multiplient les mises en garde : «L’heure est grave. L’heure est à la vigilance !» Bien avant l’appel de De Gaulle, le tarissement des mouvements des compagnies d’acheminement depuis le début de l’année, et «l’inaction » du CCE face au barrage électrifié ont rendu plus dures les conditions de la lutte et ont provoqué, ça et là, des commentaires défaitistes, lesquels sont interprétés – parce qu’ils sont rapportés à Amirouche – comme des symptômes de découragement et des signes annonciateurs d’une débandade programmée. Les unités envoyées en Tunisie pour ramener des armes sont revenues bredouilles, sans même avoir essayé de se frotter aux barrages. Le doute, qui se nourrit d’éléments objectifs, prend une autre forme : «L’intime conviction». L’intime conviction !… Cette certitude qui, à travers les âges, a envoyé tant d’innocents à la mort…
La solitude d’Amirouche
Le chef de la Wilaya III n’a pas les spécialistes à même de décoder les processus de conditionnement et d’infiltration qui précèdent les étapes d’où partiront les tangentes dévastatrices.
Il n’a qu’une seule idée de la façon dont il faut aborder ce qui lui apparaît être une opération subversive de grande ampleur : la stopper coûte que coûte. Il n’a pas à sa disposition les bureaux spécialisés d’un état-major apte à son but et à sa fonction, capables d’aller plus loin dans l’inextricable écheveau du milieu familial, des attaches humaines horizontales, du cursus des études, des raisons du ralliement à la révolution des maquisards suspectés ou dénoncés, dans l’examen du timing du calendrier des pseudo-rencontres de l’accusé avec ses commanditaires, des raisons matérielles, ou autres, qui auraient pu donner quelque crédit à son éventuel basculement. Tout cela est hors de la portée de Amirouche. N’ayant ni le temps ni les moyens pour une investigation policière méticuleuse et patiente, vivant un moment d’extrême tension, destinataire de mises en garde à répétition émanant du directoire politique suprême, il a pris le raccourci dangereux des aveux extorqués. Les comptes-rendus de l’inquiétant Mahiouz installeront en lui le syndrome de la trahison généralisée. Lorsque l’opération concoctée par les services du colonel Godard commence à faire des ravages, la haute hiérarchie de l’ALN installée à Tunis, qui aurait pu s’étonner de l’ampleur de cette épidémie «d’agents français infiltrés» et qui aurait pu dire : «attention» et arrêter l’engrenage fatal, n’a pas pris la juste mesure du drame. En 1958, le commandement de l’ALN est encore dans une phase laborieuse d’organisation et de remise en ordre.
Mohamedi-Saïd Nasser, porté à la tête d’un nouveau COM (12 avril 1958), est confronté très tôt à une fronde paralysante, qui muera bientôt en cabale, menée par ses adjoints, les colonels Lamouri, Bouglez, Mohammed Aouachria et du commandant Amar Ben Aouda. Amirouche, du côté du COM, n’a rien à espérer. Krim, Boussouf et Bentobal (les trois «B»), dans un environnement difficile, essayent de concrétiser le programme défini par le cahier des charges de la Soummam. Ils ont fort à faire. Boussouf, dont on a fait un redoutable spécialiste de la guerre de l’ombre, était lui-même atteint d’espionite aiguë. Sa devise était «vigilance, vigilance et encore vigilance!»
Son service de renseignement, encore embryonnaire, n’a même pas détecté l’immense redéploiement des forces françaises sur la frontière orientale de l’Algérie lorsque la base de l’Est, mal informée, a fait l’erreur tragique de tenter un passage en force du barrage électrifié. L’opération coûtera à l’armée algérienne, en huit jours, sept cents morts ! (Fin avril, début mai 1958). Boussouf, victime de ses a priori, admettra comme tout à fait plausible le scénario d’une infiltration massive d’agents de l’ennemi. Ce qui se passe en Wilaya III l’incitera à imposer de nouvelles mesures drastiques pour protéger les structures placées sous sa responsabilité. Les moudjahidine qui ont travaillé à ses côtés s’en souviennent. Krim, parce qu’il a commandé la Wilaya III et parce que nul mieux que lui ne connaît les maquisards qui crient leur innocence et dont certains ont été ses compagnons et ses proches, ne réagit pas. Sans doute était-il passé trop rapidement du statut de guérillero à celui d’homme d’Etat. Ses nouvelles responsabilités lui prenaient l’essentiel de sa réflexion. Il avait sous-traité les questions des hauteurs qui lui ont servi de tremplin à un homme (Mohamedi-Saïd Nasser) qui n’avait pas le calibre qu’exigeait la fonction. Ni Boussouf ni Bentobal ne sauraient être tenus responsables de l’inaction du CCE, face à la tragédie que vit la Wilaya III, autant que l’est Krim.
A la décharge du responsable des forces armées, les difficultés auxquelles il se heurtait étaient considérables. Il était sur tous les fronts. Il était également seul. Mais il l’était par les choix qu’il avait faits en imposant des responsables incompétents à des postes stratégiques, il l’était par son installation loin des maquisards, il l’était par la sourde oreille qu’il a opposée aux appels d’Amirouche, il l’était par la disparition de Abane, il l’était par la mort des fils de l’Aurès. Le jour où Amirouche tombera, Krim saura ce qu’est la vraie solitude. Mais, il sera alors trop tard. Chacun des trois «B» a fondé son pouvoir sur le socle d’une wilaya, une chasse gardée tenue par un féal. Les affaires de la Wilaya III étaient du ressort exclusif de Krim. Le propre du pouvoir collégial est d’être ambivalent et irrésolu. Il devient paralysant quand intervient dans l’équation le souci de ne pas trop regarder dans le jardin du voisin. Il faut attendre la fin de l’année 1958, après la convocation par Amirouche d’une réunion des chefs de wilaya de l’intérieur, pour voir les choses bouger à Tunis.
Le voyant rouge a bel et bien clignoté
Le Dr Chaulet, lorsqu’il commence à réunir tous les écrits, toute la documentation (BRQ, revues spécialisées, études, articles de journaux, comptes-rendus de débats) relatifs à la guerre d’Algérie dans les bureaux que M’hamed Yazid a mis à sa disposition dans un immeuble situé avenue de Paris à Tunis (discrètement protégé par les hommes de Ahmed Khlil qui vient de nous quitter), s’interroge sur la publicité par trop excessive que fait la presse française aux systèmes de défense du barrage électrifié.
Il est intrigué par la débauche de précisions. Il parvient à la conclusion que c’est un conditionnement psychologique voulu, ciblant les candidats au franchissement pour les inhiber et les terroriser avant même le passage à l’acte: «Le barrage de la mort», «le rideau de fer qui tue», «hécatombe dans les rangs des rebelles», «voir Souk Ahras et mourir», «99% des hors-la-loi laissent leur peau dans les champs de mines», «Tu veux toujours te frotter au barrage ? Essaie et tu connaîtras l’enfer » etc. Il en parle à Fanon qui habite, également, avenue de Paris. Les paroles de Chaulet éveillent les soupçons de Fanon sur autre chose, sur ce qui se passe en Kabylie et qui commence à se savoir à Tunis.
Fanon est intrigué, non par la présence de traitres, inévitables dans toutes les guerres, mais par leur nombre. Cela ne cadre pas avec ce qu’il croit savoir de la société algérienne, des sentiments qui ont conduit les jeunes Algériens à prendre les armes. Cela perturbe tout son cheminement dialectique. A l’époque, Fanon collecte le maximum de matières pour ses ouvrages. Il a déjà écrit l’essentiel de l’An Cinq de la Révolution Algérienne. Il est en contact direct avec les maquis de la base de l’Est par le biais du commandant Rabah Nouar. Il interroge les djounoud sur la vie quotidienne à la campagne, sur les relations entre les colons et les Algériens. Il sollicite des éclairages de la part des officiers qui le reçoivent. Il a des discussions à bâtons rompus avec Tahar Zbiri qu’il soigne pour des maux de tête à répétition. Il écoute le prolixe Abdelkrim Hamrouchi, un esprit brillant qu’aucun interdit n’arrête quand il toise avec des mots féroces une dégaine ou un discours. Il passe des soirées entières avec l’intarissable Saad Dahleb. Il note tout ce qui pourrait l’aider à comprendre «l’étiologie» de la foi des montagnards comme des citadins et qui explique leur inébranlable détermination à tenir tête à l’immense machine de guerre française. Les malades, venus des djebels, qu’il soigne, extériorisent des délires dus aux traumatismes qu’ils ont subis. Ce qui se passe en Kabylie ne cadre pas avec sa grille de lecture de la psychologie des Algériens. Il émet des doutes sur la culpabilité des jeunes maquisards livrés au bourreau. Et il subodore quelque machination infernale subrepticement installée et mise en mouvement grâce à l’amorce imparable de trois ou quatre vrais faux moudjahidine. Fanon a de la peine à admettre qu’il lui faudra ouvrir un autre chapitre dans l’ouvrage qu’il prépare, chapitre qui s’intitulerait «l’exception 1958». Son approche est scientifiquement pesée. II tente de faire partager ses doutes. En vain ! Fanon n’insistera pas, de peur de trop insister… Le voyant rouge qui s’est allumé s’éteint sans avoir déclenché les réflexes qui auraient pu arrêter l’engrenage. Amirouche, malgré ses appels à l’aide, sera seul, terriblement seul, pour affronter le malheur !
M. M.