Quand on aura consommé tout notre foncier agricole, cette richesse non renouvelable, à la faveur d’une demande en assiettes pour les logements, les infrastructures et les équipements sans chercher l’optimisation, la rationalisation et les économies d’échelle, et que la sécheresse se sera installée durablement, impactée de façon plus grande par le réchauffement climatique, il ne nous restera alors que nos yeux, d’ici là abîmés par les fréquents vents de sable, pour pleurer par regret de tout ce que nous avons omis ou n’avons pas voulu faire pour construire une agriculture durable et créatrice de véritables richesses.
Cela fait beaucoup dans «la barque Algérie», qu’il devient difficile de faire avancer au rythme de la garantie d’un minimum alimentaire acceptable ! Il est à craindre que demain, il sera trop tard et que nous soyons contraints de brader encore plus notre souveraineté contre l’aide internationale, si toutefois elle nous est accordée ! Alors ! Oui ! Il faut se le dire honnêtement et sans subterfuge: un pays qui n’est pas en mesure d’assurer par ses capacités internes, le couscous et le pain quotidiens à sa population (blés et viandes étant en grande partie importés de France, du Canada, d’Ukraine, du Brésil, d’Argentine et d’ailleurs), se trouve en danger, et sa survie relève, à n’en pas en douter, du domaine de l’aléatoire.
Dans un article précédent paru dans le Quotidien d’Oran en date du 10 décembre 2015, j’ai opéré un zoom sur l’agriculture, ce secteur déterminant pour notre sécurité alimentaire qui restera, sans aucun doute, une de nos préoccupations majeures pour les décennies à venir et tout particulièrement pour les générations futures qui vivront sous la menace du spectre de la faim. Dans ce deuxième article venant en complément de celui de la semaine passée (afin de mieux expliciter la nature des enjeux et des risques latents), je voudrais tout simplement rappeler que les différentes politiques élaborées au titre d’une «médication» pour ce secteur agonisant n’ont pas pu le rétablir et lui permettre de fonctionner et de se développer sainement à travers ses différents organes, par défaut d’un diagnostic clair et objectif. Ce diagnostic n’est jamais réellement établi, et lorsqu’il l’est, c’est seulement en termes de satisfécits administratifs le plus souvent basés sur des statistiques erronées pour ne pas dire préfabriquées et ne collant pas à la réalité du terrain, élaborées à la «louche» et selon la méthode érigée dans les premières années de la décennie 80 comme mode de gouvernance fait «d’apeuprisme» et de pilotage à vue. Nous sommes loin de l’époque où la structure clef et la plus en vue du ministère de l’Agriculture était celle chargée de la planification, des études et de la statistique, cette structure centrale au sein de laquelle s’élaboraient les principaux outils et les instruments nécessaires à la prise de décisions.
PAYSANNERIE DE L’HONNEUR ET DE LA DIGNITÉ !
En faisant une brève rétrospective, l’on s’aperçoit que l’agriculture, jadis relativement prospère, était caractérisée par la richesse de la diversité des produits des terroirs. Cette agriculture était portée par la richesse des traditions et des savoir-faire communautaires. En ce temps où les cafés et les autobus étaient à moitié vides, mais où les champs étaient mieux occupés et travaillés, comparativement à aujourd’hui, le labeur était assimilé par notre paysannerie encore debout et consciente de son rôle majeur dans la société, à une forme de prière et relevait par conséquent du domaine du sacré. Chez cette paysannerie d’antan, la sollicitation de l’Etat pour l’effacement des dettes et autres avantages par organisation de masse interposée à la veille de chaque rendez-vous électoral n’aurait jamais été envisageable, car l’assistanat ne faisait pas partie des règles de la gouvernance !
Chez ces gens honnêtes, habitués à vivre par la sueur de leur front, parce qu’élevés dans l’esprit «d’el-quanaa» du minimum vital, la dignité n’était pas négociable, même si leurs conditions étaient des plus misérables. Il est bien regrettable que cette prédisposition mentale de même que tous les atouts pour fonder un développement agricole durable n’ont pu être mis à profit, faute d’une vision prospective convenablement élaborée et d’institutions capables de porter le rêve d’une Algérie agricole prospère. Cela trouve son explication dans le fait que le projet de modernisation du monde rural a été conçu et mené à la hussarde contre la tradition et sans évaluations scientifique et technique, sacrifiant ainsi l’énorme potentiel d’habitudes de travail, de normes sociales, de valeurs, de produits et de marchés, y compris à l’exportation. Par indigence culturelle et/ou par entêtement, tout a été fait comme si la modernité n’est pas justement la réappropriation critique de la tradition et sa réévaluation dans un continuum historique où le nouveau est toujours porté par l’ancien. Oui ! Si nous sommes aujourd’hui dépendants de l’extérieur pour la couverture de nos besoins essentiels en denrées alimentaires, c’est que notre pays a connu l’hécatombe la plus meurtrière des métiers et des savoir-faire agricoles. Les déracinements successifs qu’a connus le monde rural dans le long cheminement de son histoire vers le tragique expliquent pour beaucoup cette phénoménale destruction écologique des milieux et terroirs ruraux avec son lot de mutilation, de dégradation des sols, des techniques et de l’habitat, mais aussi de l’ingénierie agricole et de l’eau que notre paysannerie a accumulées durant des siècles.
SOCIÉTÉ AGRAIRE DU DAÂM ARRIFI !
La conséquence en est la déprise agricole aujourd’hui perceptible dans nos campagnes dévitalisées et désertées, malgré la mise en œuvre d’une «politique dite de renouveau rural» qui est loin d’avoir atteint son objectif de repeuplement et de réhabilitation du travail agricole et ce, malgré l’effort colossal consenti par l’Etat en direction des zones rurales, en termes d’équipements de première nécessité, de maillage énergétique, d’habitat, de développement humain et de subventions accordées à tous les porteurs de projets agricoles, sans que l’on se soucie pour autant de leurs qualifications et de leurs motivations réelles.
Quand l’Etat agit sous sa propre initiative dans la pure tradition du dirigisme et de l’autoritarisme, sans s’assurer de la nécessité impérieuse de l’implication effective des principaux concernés quant à leur engagement sur un éventuel retour librement accepté par engagement écrit et/ou sur l’honneur, il est bien évident que des milliers de microprojets de proximité initiés par les services des forêts restent à impacts tout à fait limités, puisque n’ayant pas réussi à favoriser durablement la stabilisation des populations rurales. En réalité, l’Etat, animé d’une bonne volonté au départ de cette opération d’envergure, a été quelque peu grugé par les réseaux et lobbys qu’à su développer et mettre en place une bonne partie de notre «paysannerie» le plus souvent étrangère au monde rural pour bénéficier exclusivement de ces soutiens, sans qu’aucune contrepartie productive ne soit exigée d’elle et sans évaluation objective (les pseudo-contrats de performance instaurés en sont malheureusement la preuve).
Mais est-elle à plaindre pour autant quand la tendance générale consiste à dire que tant qu’il y a quelque chose de gratuit à prendre, il faut le faire sans aucun état d’âme, puisque tout le monde bénéficie peu ou prou de la rente gazo-pétrolière ? Alors, on développe toutes les astuces pour émarger à l’habitat social en s’octroyant une «résidence» à la lisière des grandes agglomérations ceinturées par les bidonvilles, et à l’habitat rural, de par son appartenance au clan de cet élu qui veille aux intérêts de ses proches, qu’il invite à l’occasion pour marquer leur présence chaque fois qu’un programme à répartir est notifié à sa commune, et sans que l’administration locale ne s’en inquiète lorsque ce n’est pas cette dernière qui encourage et favorise ce véritable «délit d’initiés» ! Tout porte à croire qu’on s’est donné le mot pour dépecer et abuser des ressources de cette Algérie «orpheline», toute honte bue ! Oui ! C’est cela la société agraire d’aujourd’hui, celle du «dâam arrifi» qui a perdu tout sens de la morale, de l’éthique et du principe «donnant-donnant», puisque pratiquant dans de larges proportions, la ruse, la fraude et la triche, en gardant un pied dans la ville et l’autre dans la campagne, comme pour maintenir une position de veille, afin de ratisser large, pour bénéficier des bienfaits de l’Etat providence !
C’est ainsi que des milliers d’hectares d’arbres fruitiers acquis gratuitement, plantés sans respect des normes techniques (absence d’analyse de sol, de fumure de fond, de choix d’espèces appropriées ) et ne bénéficiant d’aucun soin, ne sauraient produire un jour des fruits qu’en quantité limitée et de mauvaise qualité marchande ! Peut-on penser sérieusement que dans cette ambiance délétère, nous soyons en mesure un jour d’assurer correctement notre sécurité alimentaire ? Alors forcément, il faut le dire sans aucune équivoque et à haute et intelligible voix, afin d’être définitivement entendu: il y a péril en la demeure, n’en déplaise à ceux qui observent la société à partir de leurs petites tours d’ivoire par intermédiation administrative, forcément subjective dans son évaluation bilancielle, toujours en décalage avec la réalité du terrain ! Il n’y a donc point de gloire à cacher la vérité, dans la mesure où il s’agit plus de servir loyalement son pays que de plaire à sa tutelle, au risque de mentir et de maquiller outrageusement les faits et les résultats du terrain ! C’est cela le sens du devoir et de l’abnégation des acteurs et décideurs qui travaillent avec professionnalisme et sens du devoir ! Ce n’est rien d’autre, que cette honnêteté dont devront faire preuve les milliers de commis de l’Etat formés le plus souvent à grands frais, s’ils veulent dormir tranquilles, sans avoir honte d’avoir contribué à la déroute et à la débâcle de leurs actions au quotidien !
LES INDICATEURS D’UNE AGRICULTURE EN DÉCLIN !
C’est ainsi que nos importations ont atteint 11 milliards de $ US en 2014, alors qu’elles n’étaient que de un milliard de $ US en 1970, de 2 milliards de $ US dans les années 80, de 2,5 milliards de $ US dans les années 90, de 4 milliards de $ US en 2008. N’est-ce pas que ces chiffres éloquents soulignent l’échec de la politique agricole menée depuis quatre décennies ? A partir de là, ne sommes-nous pas en droit de nous interroger sur l’investissement colossal accordé au secteur de l’agriculture, particulièrement depuis l’année 2000 et sur la contrepartie en gain de productivité qu’aurait dû induire logiquement l’effacement des dettes des agriculteurs ? Pour rappel, l’enveloppe financière accordée au secteur de l’agriculture, sur la période 2009-2014, soit 1.000 milliards de dinars, s’ajoute aux crédits déjà consommés au titre du PNDRA à partir de l’année 2000 et les 41 milliards de dinars destinés au rachat des dettes des agriculteurs. Il est donc aisé de constater qu’au regard de ses performances actuelles, l’agriculture a plutôt manqué d’une vision stratégique claire et acceptée par tous les acteurs du secteur, d’une bonne gouvernance et d’une véritable technicité, que de moyens financiers pour son développement et l’amélioration de sa productivité.
Il m’attriste de dire que l’Algérie a réussi ce tour de force d’être à la fois le pays africain aux ressources naturelles parmi les plus importantes du Continent, mais aussi l’un des 10 principaux importateurs de denrées alimentaires à l’échelle mondiale et le premier au niveau africain. D’aucuns nous diront, que tant que notre pays dispose de réserves de change et que la «fakhfakha» peut revenir, on est à l’abri de difficultés alimentaires ! Rien n’est moins sûr ! Dans le monde cruel d’aujourd’hui, marqué par des aléas de diverses natures et des incertitudes qui pèsent sur le devenir de l’humanité tout entière, nous n’avons aucune assurance quant à la pérennité d’une aisance financière et à la possibilité d’accéder aux marchés alimentaires extérieurs. Quand bien même nous serions riches, avons-nous pour autant la certitude de pouvoir accéder aux stocks en denrées alimentaires des pays occidentaux, lorsque ceux-ci auront défini des règles et des formes plus strictes, où les critères seront: l’alignement, la soumission ou l’appartenance à leur idéologie et leurs politiques ? Comment dans ce cas, pourrions-nous préserver ou défendre notre «SMIG dignité» et notre souveraineté nationale, d’autant plus que le ratio surface agricole utile par habitant devrait en 2025, passer de 0.24 hectare à 0.13, sous la pression conjuguée de l’érosion, de l’urbanisation et de la désertification qui n’est pas près d’être jugulée ?
LES RAISONS D’UNE PERTE D’EFFICACITÉ
Le foncier est bien souvent l’axe autour duquel se greffent la plupart des problèmes de l’agriculture aujourd’hui. Il est l’enjeu principal de tous les programmes liés à l’organisation spatiale et à l’aménagement du territoire. En Algérie, pendant plus d’un siècle, les liens entre les hommes et la terre, concernant le foncier, ont subi des ruptures successives préjudiciables à l’usage de la terre. La succession des politiques agraires a engendré à la fois inconstance et incertitude dans les modes d’appropriation et d’exploitation des terres. La terre est un bien qui traduit à la fois un attachement affectif mais aussi dont l’odeur de la rente fait naître aujourd’hui des vocations pour les nouveaux riches de l’import-import, les entrepreneurs de tous bords, mais pas seulement ! Ces gens, sans aucun savoir-faire, n’ont d’autre possibilité d’exploiter et de mettre en valeur ces terres tant convoitées, que par le biais d’une association avec des parties étrangères à la recherche exclusif du profit immédiat ! Alors oui ! Il est à craindre que nous puissions dire un jour proche, que le rêve d’une Algérie potentielle puissance régionale est en passe d’être réduite au rôle peu glorieux de sous-traitante d’intérêts étrangers ! Mais c’est quoi ce délire, conséquence d’une panique nullement justifiée, sinon par une course effrénée derrière le pouvoir pour le pouvoir, ce qui, bien évidemment, n’augure rien de bon pour notre quiétude, pour l’avenir immédiat de nos enfants et plus encore, pour les générations futures ? Oui ! Le démembrement de la grande exploitation est le fait le plus marquant de l’évolution des structures foncières de ces quinze dernières années. A la fin des années 1970, les exploitations de plus de 100 ha couvraient encore 42% de la SAU (3.252.680 ha). En 2001, avec l’émiettement et le démantèlement de la base productive des exploitations agricoles, la grande exploitation ne concerne plus que 11,7% de la SAU (990.825 ha). Si la grande exploitation est en voie de disparition, le nombre des très petites exploitations a fortement progressé. Il passe de 437.000 en 1961 à 716.975 à 2001. La taille moyenne régressant de 4,74 ha à 3 ha. Tout indique clairement qu’une telle structure ne peut favoriser la modernisation des exploitations agricoles et encourager l’investissement productif. Il n’y a plus assez de terres pour employer et nourrir ceux, toujours plus nombreux, qui sont en sureffectifs sur les exploitations.
L’agriculture a aussi manqué d’eau (à peine 15% des ressources sont affectées à ce secteur vital alors que la moyenne mondiale dépasse les 70%). Au chapitre de l’irrigation et selon la FAO, la dernière position revient à l’Algérie avec 5.000 m3 à l’hectare. Cette dotation est trop faible par comparaison à celles des autres pays arabes, classés par catégories, comme suit: Lybie, Qatar, Yémen, Tunisie, Syrie, Jordanie, Liban, Maroc (9.000 m3); Arabie Saoudite (10.000 m3); Irak, Emirats, Koweït et Egypte (15.000 m3); Oman et Bahreïn (20.000 m3). Conjuguée aux différents itinéraires techniques, l’appoint d’irrigation devrait améliorer les rendements et réduire de la sorte notre dépendance en céréales. Pour rappel, de 1740 à 1790, les 9/10e du blé nord-africain transitant par le port de Marseille provenaient d’Algérie. Cela semble souligner de toute évidence, une certaine «opulence céréalière» de la province ottomane d’Algérie. Mais, ironie du sort, la France semble avoir appris la leçon à nos dépens, puisque de pays exportateur, nous sommes devenus son premier client en achetant chez elle pour l’année 2014, par exemple, pas moins de 50 millions de quintaux de blés tendre et dur.
Au titre de l’encadrement du secteur agricole, on a fini par détruire tout ce que nous avions de meilleur, à savoir: nos centres de réflexion, instruments d’études et de réalisation, notre système de régulation, nos offices dédiés aux grands travaux de mise en valeur et de génie rural, notre système coopératif de proximité paysanne, et bien d’autres organismes et entreprises para-agricoles et de services, aussi utiles que nécessaires ! Il est vrai qu’à cette époque, qui évoque en nous bien d’agréables souvenirs, l’on savait faire bien des choses ! Comme par exemple, mieux réguler les marchés des fruits et légumes, échappant ainsi au diktat actuel de la mafia des marchés de gros. On savait aussi produire et exporter des fruits et des légumes de qualité, vers le marché mythique de Rungis, dans la région parisienne, même si ce n’était qu’en petites quantités ! L’essentiel est que la volonté y était, comme pour se comparer aux autres ! Quel dommage que les coopératives de fruits et légumes (COFEL) furent abandonnées, livrant ainsi les authentiques producteurs et les consommateurs «pieds et mains liés» au diktat de mandataires et d’intermédiaires véreux !
Comment ne pas aussi déplorer la dissolution des instituts moyens de formation agricole (ITMA), des écoles régionales d’agriculture, comme celles de Sidi Bel-Abbès et de Skikda, la suppression de stations de recherches, et bien d’autres outils qui nourrissaient l’espoir d’une Algérie agricole prospère. Alors oui ! Tant que ces erreurs fortement préjudiciables ne soient pas au plus vite corrigées, le défi agricole ne saurait être au rendez-vous ! L’erreur est humaine, dit le sage, mais l’entêtement est diabolique ! N’est-ce pas ?