La polémique entre Ted Morgan et Yacef Saâdi a remué le couteau dans la plaie. Benyoucef Mellouk, ancien chef de service des affaires sociales et du contentieux au niveau du ministère de la Justice, s’est présenté spontanément à notre rédaction pour dénoncer le harcèlement moral et judiciaire qu’il subit depuis 24 ans. Ni l’âge ni la maladie n’ont pu entamer sa détermination à rouvrir le dossier des auteurs d’un trafic éhonté d’attestations de moudjahidine. Entre deux sanglots, il raconte son combat solitaire.
Liberté : Vous avez tenu à nous rendre visite, qu’est-ce qu’il y a de nouveau dans votre affaire ?
Benyoucef Mellouk : C’est le même problème qui rebondit depuis 1992 avec son lot de représailles. Je subi des menaces et des intimidations régulièrement pour avoir divulgué le scandale des magistrats faussaires. Avec cette affaire, les masques sont tombés. Des magistrats encore en fonction ont usurpé la qualité de membres de l’ALN. Je ne regrette pas un instant mon combat, même si j’ai perdu 24 ans de ma vie. Je dois même dire que c’est grâce à la presse que je suis encore en vie. La presse indépendante, précisément, qui mène aussi sa bataille jusqu’à ce jour pour la liberté d’expression. De 1992 à 2016, mon dossier est toujours pendant parce qu’il n’y a pas de justice et il n’y en aura pas avec ce régime. C’est le règne du mensonge sur la Révolution et sur notre histoire. Le mensonge sur toutes les promesses. C’est un régime de traîtres.
Il y a eu pourtant plusieurs appels ?
Les appels émanent surtout du ministère public qui représente le pouvoir. J’en suis à mon cinquième procès. J’ai été condamné une fois à trois ans de prison ferme, puis à un sursis et ensuite à 4 mois de prison. C’est toujours le circuit de l’usure du système. Celui qui s’oppose à lui est jeté en prison, complètement détruit ou liquidé sur le dos du terrorisme. Actuellement celui qui dénonce, il lui arrive ce qui est arrivé à Mellouk. On m’exhibe comme exemple. C’est très grave. Je sais en parlant ainsi que je risque ma vie. Mais je ne vais me taire qu’une fois qu’on me mettra deux balles dans la tête. Ma mort viendra du régime, j’en suis persuadé. Mon affaire traîne parce qu’elle concerne des personnalités puissantes du régime. Elle a éclaboussé même d’anciens chefs de l’État. Si on ouvre ce dossier dans le fond, la machine va engloutir tout le monde. Les faux moudjahidine ont infiltré le corps de la magistrature, l’armée et même les services de sécurité. Dans son dernier livre, Pierre Daum a relaté l’histoire des harkis restés en Algérie. Il y en a, en effet, des milliers qui ont travaillé dans l’administration coloniale et qui sont rentrés des frontières pour prendre le pouvoir de force contre le peuple. Lorsque j’étais détenu à El-Harrach en 1992, le médecin de la prison m’a dit : “Mellouk tu as soulevé une grave affaire. Tu as pris des risques.” Ils ont poussé ce médecin à faire le maximum pour m’assassiner en prison.
Comment ?
En m’administrant des traitements médicaux, mais il n’a pas marché. Il m’a dit : “Ne t’inquiètes pas.” Ils sont très puissants. Ils sont capables de liquider les gens en prison pour raison d’État, et ils l’ont fait pour certains. Les magistrats faussaires existent jusqu’à l’heure actuelle. Ils ont la poigne sur toute la justice en Algérie. La maffia politico-justicière est puissante. Quand vous mettez un Adelmalek Sayeh à la tête de l’Office de lutte contre la corruption en dépit de son implication dans l’affaire Boudiaf, cela veut tout dire. Dès le début 1992, il était procureur général près de la cour d’Alger. Il a utilisé son bâton contre la liberté de la presse et ceux qui dénoncent la corruption. Je sais que je risque, avec cette déclaration, un procès. J’assume. Sayeh venait me voir dans mon bureau. Il y a des directeurs généraux au niveau de la centrale qui n’ont pas bougé depuis 40 ans. Tous les ministres de la Justice les connaissent, y compris Tayeb Louh. Ces ministres ont peur d’eux parce qu’ils ont des choses à se reprocher.
Avez-vous saisi le syndicat des magistrats sur votre affaire ?
L’État de droit commence par la justice. Or, elle-même est impliquée. Ils sont entre 4 000 et 5 000 magistrats. Ils auraient pu se prononcer devant le peuple pour soulager leur conscience. Par n’importe quel moyen : marche, grève, communiqué, etc. Ils ont prêté serment, mis la main sur le Coran, c’est grave de trahir. Eux-mêmes reconnaissent, à travers leur syndicat, qu’ils font l’objet de pressions et fonctionnent au téléphone. C’est une trahison envers toute une nation.
Vous détenez toujours des preuves contre les magistrats faussaires ?
Oui, et je les ai mises dans un lieu sûr. Mon dossier est solide. Ils le savent. Boudjemaâ Aït Audia, Djamel Bouzertini qui était directeur des affaires judiciaires, Sayeh et Felouine, directeur des établissements pénitentiaires savent que je dis vrai. Le régime se sert des magistrats. Ils sont tombés dans le piège des avantages et intérêts. La justice de Mohammedi règne jusqu’à présent. Pour moi, ce ne sont pas des magistrats, mais des auxiliaires des services de sécurité. Ils sont impliqués dans des affaires de corruption ou ont laissé faire.
Vous pouviez vous taire, pourquoi avoir choisi de mener ce combat ?
On a tenté plusieurs fois de me réduire au silence. J’ai été reçu à la Présidence et même par Larbi Belkheir. J’ai eu une convocation de Bouteflika par l’intermédiaire d’un certain Brahimi, un des cousins de Lakhdar Brahimi, qui était en 2001 directeur à la Présidence. Ils ont voulu avoir les originaux des preuves. J’ai demandé une décharge en contrepartie. On m’a dit : “On n’est pas un bureau d’ordre. Vous ne nous faites pas confiance ?” J’ai dit : non je fais confiance mais remettez-moi quand même une décharge. On a délégué Brahimi pour me signer une décharge. Mais le jour de la remise des originaux, je vous le dis en toute sincérité, j’ai avisé la presse avant de monter à la Présidence car ils étaient capables de m’abattre en route. Et dire que c’est une embuscade terroriste. En lisant les manchettes de la presse tout le monde s’est dérobé, pour éviter de me signer une décharge. J’ai été reçu seulement par Larbi Belkheir à qui j’ai remis des photocopies des documents en ma possession. Celui qui m’a trahi tout au début, moi et Abderrahmane Mahmoudi, à l’époque directeur de l’Hebdo Libéré, c’est l’ancien président de l’association des condamnés à mort, Méziane Cherif pour un poste de ministre de l’Intérieur, puis d’ambassadeur et ensuite de consul. Tous les documents que je lui ai remis ont atterri chez Toufik. C’est à ce moment-là que la machine judiciaire s’est déclenchée et on s’est retrouvés moi et Mahmoudi, qui a été le premier journaliste à parler de cette affaire, en prison.
Je continue jusqu’à présent à subir des représailles. Ma sœur qui était médecin contrôleur de la douane a été licenciée. Ma femme aussi. Mes enfants ont été harcelés à l’école, traités de “famille à scandale”. J’ai dû vendre une 505 année 2006 pour les inscrire dans une école privée. Ma maison a été saccagée. On m’envoie des repris de justice pour me barrer la route. Je laisse faire. J’ai auparavant déposé plusieurs plaintes qui sont restées sans suite. Même au niveau du tribunal de Blida, on a classée mon affaire. Le juge Kadri a d’abord tenté de me persuader de retirer ma plainte avant de m’envoyer une notification de “recherches infructueuses”.
De quoi vivez-vous, maintenant ?
Ils m’ont attaqué sur tous les fronts, mais n’ont pas pu remettre en cause mon passé révolutionnaire. J’ai aussi un frère connu pour être le premier créateur des réseaux de transmission pendant la guerre de Libération. Il y a des livres qui parlent de lui. C’est le colonel Si Saber de la Wilaya IV. Donc je vis avec une pension de moudjahid.
Toutefois, tous mes droits civiques sont bloqués. Je n’ai pas droit à un passeport. On a bloqué mon arrêté de notaire et de commissaire- priseur. Au niveau du ministère de la Justice, on m’a restitué mon dossier de demande de retraite, bien que j’aie travaillé de l’indépendance jusqu’à 1992. Sous prétexte que je suis poursuivi pour divulgation de secrets d’État. Je suis même radié de la liste électorale de Blida. Mais ce qu’il m’a le plus touché, c’est l’attitude des vrais moudjahidine. Ils ne m’ont à aucun moment soutenu dans cette affaire. J’ai été pourtant les voir un à un (pleurs). J’ai vu Réda Malek, Mechati, le colonel Hassan, Ali Kafi, Lakhdar Bouregaâ et Hadj Lakdar de Batna… Personne n’a osé dire : “Si Mellouk a des preuves, rendez-lui justice.” Le directeur de cabinet de Belaïd Adesselam m’a convoqué pour me conseiller de ne plus parler à la presse au risque qu’il m’arrive malheur. J’ai le télégramme. J’assume mes dires et s’ils veulent me tuer, ce n’est pas trop tard.
Qu’est-ce que vous avez retenu de votre combat ?
La justice divine sévit déjà. Mes détracteurs se découvrent, se tiraillent entre eux. C’est une décision politique qu’il faut dans mon affaire, émanant de quelqu’un de courageux qui veut assainir le secteur de la justice et les appareils de l’État de la corruption et de l’injustice. Jusqu’à présent, je n’ai trouvé un appui ni chez les chefs d’État, ni chez les authentiques moudjahidine. Mon problème sera réglé, j’en suis persuadé, le jour où la famille révolutionnaire disparaîtra. C’est elle qui a divisé le peuple.
Croyez-vous vraiment au changement ?
Il y a une porte ouverte, une nouvelle génération qui essaye de comprendre, des gens dans la presse qui se battent. Il faut tenir bon, parce qu’ils sont très puissants. Ils ont de l’argent. Cette mafia politico-financière a toutes les institutions en main. Ils ont les services de sécurité, la justice, l’armée. Avec l’argent volé sur le dos du peuple, on peut tout faire.