L’ex-président de la Ligue algérienne des droits de l’Homme (Ladh) estime que le pays s’enlise dans une situation “d’autorité de fait” ponctuée par “une vague de représailles contre les défenseurs des droits humains, les journalistes, les syndicalistes, les militants et les avocats”. Maître Ghechir pense qu’il y a lieu aussi de s’interroger “sur la démarche des autorités judiciaires d’enclencher des enquêtes sur des faits de la corruption. Cette dernière relève-t-elle d’une véritable volonté d’en finir avec les traditions d’un système ou est-ce une récupération ?”.
Liberté : Que pensez-vous des changements opérés lundi dernier dans le corps de la justice ?
Boudjemaâ Ghechir : Ces changements au niveau de l’administration ou de l’appareil judiciaire sont illégaux parce que le chef de l’État, qui assure l’intérim selon l’article 102 de la Constitution, n’a le droit de toucher ni à l’administration judiciaire ni au gouvernement. Les nominations au niveau de la justice doivent passer obligatoirement par le Conseil supérieur de la magistrature qui est chargé de gérer la carrière des magistrats. Nous sommes dans un cas d’autorité de fait. Le peuple demande une période de transition, mais le chef d’état-major refuse. Il veut appliquer la Constitution seulement en gardant le gouvernement actuel et en chargeant Bensalah d’organiser la prochaine élection présidentielle. Or, ce dernier n’a le droit ni d’effectuer des nominations ni de procéder à des limogeages.
De nombreuses affaires de corruption impliquant d’anciens hauts responsables sont en instruction. La justice est-elle aujourd’hui en mesure de statuer de manière impartiale et juste ?
Les magistrats ont-ils la compétence pour se pencher sur ce genre de dossiers complexes qui pèsent des milliards et aux ramifications diverses et intérêts contradictoires ?
La corruption peut nuire au développement économique en faisant obstacle au commerce et à l’investissement. Elle est profondément ancrée dans la mentalité de nos dirigeants. La corruption de personnes à haute responsabilité peut entraîner une grave insécurité et instabilité dans l’État en mettant en péril l’État lui-même. Donc, c’est une très bonne chose d’ouvrir le dossier politique en même temps que le dossier économique, car on doit régler définitivement le problème de la légitimité politique et de la légitimité des richesses. Surtout que notre pays a pris beaucoup de retard dans sa démarche pour se libérer d’un système qui a stérilisé la vie politique, confisqué la liberté et dilapidé les ressources du pays.
Ces dossiers, sous surveillance de l’opinion publique, ont tous une connotation politique. Mais ne dit-on pas dans le milieu judiciaire que dès que le politique intervient tout est faussé ?
L’ouverture des dossiers a coïncidé avec le hirak et les revendications politiques. Certes, certains disent que les poursuites ont toutes une connotation politique, mais personne ne peut nier que la corruption a connu un pic sans précédent dans l’histoire de l’Algérie. La lutte contre ce fléau était l’une des revendications des manifestants. Seulement, il y a lieu de s’interroger sur la démarche des autorités judiciaires d’enclencher des enquêtes sur des faits de corruption. Cette corruption relève-t-elle d’une véritable volonté d’en finir avec les traditions d’un système, ou bien, est-ce de la récupération ? Les jours à venir vont apporter la réponse. Mais je pense qu’il faut donner sa chance à l’institution judiciaire pour prouver son indépendance.
De nombreux activistes et personnalités politiques croupissent en prison. Comment expliquez-vous cette application frénétique de la détention provisoire, alors que cette mesure dérogatoire est censée être réservée aux crimes les plus graves ?
Effectivement, une vague de représailles contre les défenseurs des droits humains, les journalistes, les syndicalistes, les militants et les avocats s’est intensifiée depuis le début des grandes manifestations (hirak). Il faut condamner fermement cette vague et exhorter les autorités à cesser immédiatement toute forme de harcèlement à l’encontre des défenseurs des droits humains. Il faut aussi garantir qu’en toute circonstance, tous les défenseurs des droits humains puissent mener à bien leurs actions légales et légitimes, sans craindre de restrictions ni de représailles.
La détention provisoire est une mesure exceptionnelle et ne peut être ordonnée que si les obligations du contrôle judiciaire sont insuffisantes :
– Lorsque l’inculpé ne possède pas de domicile fixe ou ne présente pas de garanties suffisantes de représentation devant la justice ou que les faits sont extrêmement graves.
– Lorsque la détention provisoire est l’unique moyen de conserver les preuves ou les indices matériels ou d’empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation entre inculpés et complices, risquant d’entraver la manifestation de la vérité.
– Lorsque cette détention est nécessaire pour protéger l’inculpé, pour mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement.
– Lorsque l’inculpé se soustrait volontairement aux obligations découlant des mesures de contrôle judiciaire prescrit. (Article 123 de code de procédure pénale).
De ce fait par exemple, l’emprisonnement de Mme Hanoune est incompréhensible du moment qu’elle présente toutes les garanties de rester à la disposion de la justice. Mais la chambre d’accusation est souveraine.
Justement, le Parti des travailleurs vient de prendre à témoin l’opinion publique sur la dégradation de l’état de santé de Louisa Hanoune. Quelles sont vos appréhensions en tant que membre du collectif de sa défense ?
Mme Hanoune a été convoquée par le juge d’instruction du tribunal militaire pour l’entendre comme témoin dans une affaire où l’instruction a été déjà ouverte après examen du PV de son audition par les services de la Police judiciaire en exécution d’une commission rogatoire du même juge et vérifications des éléments d’informations ainsi recueillies. Malheureusement, Mme Louisa Hanoune a été inculpée et mise sous mandat de dépôt. Mme Hanoune, son parti et le mouvement démocratique dans notre pays et à l’étranger n’arrivent pas à comprendre ni à accepter cette incarcération.
Ce qui a suscité et continue de susciter une légitime et vive émotion, ainsi qu’une considérable indignation aussi bien dans notre pays qu’à l’étranger.
Mme Hanoune souffre d’au moins quatre maladies chroniques. Son état de santé se détériore dangereusement, et ce, malgré la prise en charge médicale assurée par les médecins de la prison. Outre les médicaments, elle a besoin d’un régime alimentaire strict et d’une surveillance médicale continue.
Son incarcération est intervenue en plein hirak pour une nouvelle république avec des slogans appelant à un changement radical et au départ du système.
C’est son véritable combat pour un processus fondé sur un socle constitutionnel incontestable et incontesté vu sa conviction que le pouvoir constituant revient au peuple. Elle est pleinement engagée dans le hirak. C’est une combattante qui incite tout le monde à prendre part à cette révolution pacifique. Elle condamne tout acte de désintéressement ou de désertion. Mme Hanoune est une militante et une dirigeante politique qui a assumé pleinement son rôle. Malheureusement, elle été éloignée du champ de sa bataille aux côtés de toutes ses sœurs et de tous ses frères Algériens. Elle est incarcérée pour ce qu’elle était et ce qu’elle représentait.
Il est de son droit de mal accepter le fait d’être privée de sa liberté en ces moments historiques. Sa santé en pâtit aussi dangereusement. Elle a perdu 8 kg en un mois. Les Algériens sont encore sous le choc de la disparition tragique en prison d’un détenu d’opinion, feu Fekhar, j’espère que les autorités judiciaires au niveau du tribunal militaire prendront en compte sa situation médicale pour ordonner sa libération et lui permettre de reprendre ses activités politiques et son combat pour le changement.
Une nouvelle demande de liberté provisoire sera introduite auprès du tribunal militaire de Blida le 20 juin prochain. Vous attendez-vous à une réponse positive cette fois-ci ?
La détention provisoire peut prendre fin par suite d’une décision prise d’office par le juge d’instruction après avis du procureur, et à charge pour l’inculpé de prendre l’engagement de se présenter à tous les actes de la procédure et de tenir informé le magistrat instructeur de tous ses déplacements. Espérons que le juge d’instruction prendra une décision dans ce sens avant le 20 juin. À défaut, le collectif des avocats présentera une demande de liberté provisoire, et il va défendre son point de vue et l’application des dispositions de l’article 123 du code de procédure pénale citée ci-dessus.
N. H.