Leur sort est beaucoup meilleur que celui des chibanis installés dans les foyers de Sonacotra en Hexagone, mais il reste que, pour la plupart, leur environnement est fait de précarité et, parfois, d’indifférence.
Ils ont débarqué avec famille et bagages, les tempes déjà grisonnantes. “Ils”, ce ne sont pas les chibanis qui ont construit la métropole parisienne durant les Trente Glorieuses, mais les premiers émigrés algériens établis à Montréal. Ni parfaitement intégrés ni retournés au pays natal, les chibanis de Montréal vivent un entre-deux, certes, moins traumatisant que celui vécu par les chibanis de Paris. Ballottés entre le Québec et l’Algérie, ces “victimes de la géographie” restent cependant très partagées sur la question du retour. Après une carrière professionnelle entamée souvent sur les chapeaux de roues, ils partent en retraite méritée.
Certains font valoir également leurs droits à la retraite en Algérie pour les années de cotisation. Souvent propriétaires après de longues années de dur labeur, ils peuvent aspirer à finir leurs vieux jours paisiblement et sans la contrainte du loyer. Bien entendu, leur sort est beaucoup meilleur que celui des chibanis installés dans les foyers de Sonacotra en Hexagone. Il reste que, pour la plupart, leur environnement est fait de précarité et, parfois, d’indifférence. Arrivé vers la fin des années 1980, Ramdane avait au début du mal à s’accoutumer à la rigueur de l’hiver québécois. “Je suis ici pour les enfants”, dit-il. Près de trois décennies après, ses enfants sont devenus des adultes avec famille. “Je suis relativement bien ici, mais la question du retour me taraude l’esprit”, avoue notre interlocuteur, qui affirme appréhender mieux la neige et le froid qui va avec. Ce n’est pas le cas avec Ferhat.
Lui a laissé une situation sociale des plus enviables en Algérie. Presque sur un coup de tête, il a décidé de prendre le large avec sa petite famille. Ayant cumulé, depuis son arrivée, plus d’une dizaine d’années de travail, il se prépare d’ores et déjà à prendre sa retraite. “Je suis rentré au bled pour régler la paperasse de ma retraite proportionnelle, en attendant de prétendre à la retraite au Canada”, explique Ferhat. Au Canada, l’âge légal de départ à la retraite est fixé à 65 ans. Le fédéral accorde à tous les citoyens canadiens une pension après dix ans de présence au sol canadien. En revanche, pour la régie des rentes du Québec, le complément de retraite est calculé en fonction des années de cotisation au régime de retraite. Ferhat n’est pas emballé par l’idée du retour. “Je crois que je vais rester avec mes enfants”, tranche-t-il, sûr de lui.
Même des parents parrainés par leurs enfants depuis peu sont tentés de rester, à l’image de Dda Belaïd qui se plaît visiblement au pays de l’Érable. L’argument de Ferhat peut valablement tenir la route dans la mesure où les retraités algériens établis au Canada ne peuvent pas percevoir leurs pensions en étant en Algérie. Il n’y a pas d’accord en la matière entre l’Algérie et le Canada, comme c’est le cas avec la France.
Le dilemme du retour
Si l’emploi légitimait leur présence outre-Atlantique, voilà que la fin de la période active les déstabilise quelque peu. Partir ou rester, that is the question. Dilemme cornélien chanté avec brio par Slimane Azem dans un texte d’anthologie, Ur yeqqim ur iruh. Une sorte de non-choix renouvelé à répétition, jusqu’à ne plus vouloir choisir. Montréal, rue Jean-Talon. Les commerces maghrébins ont pignon sur rue ici. Salem aligne les carreaux de domino dans un café maure très fréquenté par la communauté. Même s’il n’est pas un Kasparov du domino, il arrive avec son coéquipier Abdelkader à collectionner les victoires avec, souvent, le double-six dans l’impasse chez l’adversaire. “Maintenant, je ne sais pas quoi faire : rentrer définitivement ou rester ici pas loin de mes enfants et de mes petits-enfants”, soutient Salem, entre deux parties de jeu. La communauté algérienne commence à s’agrandir depuis peu.
Le Québec accueille, chaque année, entre 50 000 et 55 000 nouveaux arrivants, dont un quota de 4 000 à 5 000 réservé à l’Afrique du Nord. Selon l’ancien ambassadeur d’Algérie à Ottawa, les Algériens seraient plus de 100 000 au Canada, dont la plus grande proportion est concentrée dans la région du grand Montréal. Les plus anciens sont déjà à la retraite. C’est le cas de Tahar qui cumule plus de 35 ans de présence au Québec. Il gère un bar-restaurant qu’il veut vendre désormais. “J’ai fait ma vie ici, alors pourquoi partir ?”, s’interroge-t-il. D’autres compatriotes, par contre, n’ont pas encore tranché cette équation, au moment où certains membres de la communauté sont organisés en association pour s’occuper des rapatriements des corps, en cas de décès.
L’immigration algérienne au Canada est relativement nouvelle. C’est donc tout à fait normal, disent des sociologues, que ces questions “existentialistes” s’invitent au débat. En attendant, ces nouveaux chibanis tuent le temps entre les courses et les cafés maures où la nostalgie du bled est omniprésente. C’est sans doute pour cela que des dizaines de cafés algériens longent la rue Jean-Talon qui divise la ville de Montréal en deux : le nord et le sud.