Chérif Kheddam : Une voix du terroir, une légende nationale

Chérif Kheddam : Une voix du terroir, une légende nationale

Né le 1er janvier 1927, au village des Aït Bou Messaoud, situé à 15 km d’ Aïn El-Hammam (Tizi Ouzou) au sein d’une famille modeste d’origine maraboutique affiliée à la confrérie Rahmania, Chérif Kheddam est l’aîné de cinq enfants dont le père, Omar, ne savait ni lire ni écrire, mais était un homme pieux et respecté, muezzin, il dirige les cérémonies funèbres.

En 1932, il émigre en France et à son retour, en 1936, il décide d’envoyer son fils à l’école française, située à 17 km. Toutefois, les conditions étant dures, il change d’avis et l’envoie chez cheikh Oubelkacem — Hocine à l’état civil — de la zaouïa de Boudjellil, à 30 km. C’est à la zaouïa, en “internat”, que l’on apprécie sa voix pour la première fois, en psalmodiant le Coran. Le cycle d’études prend fin en 1942. L’élève retourne parmi les siens, armé pour devenir taleb, après avoir appris de mémoire les soixante versets du Coran. Mais au village, il n’y a guère d’occupation pour lui et il ne tarde pas à partir pour la grande ville : Alger. Agé de 12 ans, on le retrouve à Oued Smar comme journalier dans une entreprise de construction. Il y restera trois ans, période durant laquelle il prend conscience des rapports cruels qui opposent les colonisés aux colonisateurs, entend les mots magiques de liberté (lhuriyya) et de nation (lwatan), écoute les chants patriotiques nationalistes et fait la connaissance de militants oulémas et du Parti du peuple algérien (PPA-MTLD). A la suite d’une dispute avec son patron, il quitte le pays. En septembre 1947, il est à Paris où, comme des milliers d’Algériens, il sera un simple ouvrier. Il habite d’abord Saint-Denis, puis Epinay. Il travaille dans deux entreprises différentes : la première, une fonderie à Saint-Denis, de 1947 à 1952, il la quitte en 1953, pour une entreprise de peinture où il reste jusqu’en 1961. Toutefois, son désir insatiable d’apprendre ne le quittera jamais, et c’est ainsi que pendant quelques années, il suit des cours de solfège, d’harmonie et de chant, le soir, chez des professeurs particuliers.

En 1954, il fait partie d’une petite troupe de musiciens qui donne des auditions dans des cafés. Eux jouent, Chérif Kheddam chante. Il lui arrive aussi de gratter les cordes d’une guitare, mais sans ambition. Ses amis semblent apprécier sa voix. Un de ses camarades a insisté un jour pour qu’il psalmodie un petit verset au téléphone. Son passage par la zaouïa ne fut pas inutile. Mais ayant rompu avec le sacré, rien ne lui interdit de prendre en charge le profane. Parce qu’il ne pouvait pas se dresser comme son père au faîte d’un minaret, il cherche donc, par des voies détournées, comment agencer des notes de musique et plus tard diriger un orchestre. Si son groupe ne survivra pas au raz de marée du déclenchement de la lutte de libération nationale, Chérif Kheddam choisit de continuer malgré tout. L’exil, la situation inquiétante lui inspirent son premier texte. Il édite Ayeliss N’thmourth (O! fille de mon pays), en juillet 1955, dans des conditions tout à fait exceptionnelles. C’est un ami français, libraire de profession, qu’il avait connu en 1949 à Montmorency, qui l’aide à éditer son disque dans un petit studio, rue Grégoire de Tours. Ce premier 78 T est pressé à compte d’auteur. Le chanteur se souvient l’avoir payé 600 francs. Anonyme dans la masse des disques, son 78 T ne portait même pas une jaquette. Il a l’idée d’en envoyer un à la RTF (Radio Télévision Française) qui le diffuse.

De la pratique instrumentale à la théorie musicale

A partir de 1956, quelques économies lui permettent de s’offrir un luth qui sera le compagnon de sa vie et l’ami de tous les instants. Il se lance à corps perdu dans la composition, d’abord sur des paroles que lui écrivait un ami et, très vite, il s’aperçoit qu’il peut écrire lui-même ses poèmes. Mais la musique restait pour lui un art oral. De la pratique instrumentale à la théorie musicale, il n’y a qu’un pas quand on a la volonté, et Chérif Kheddam n’en manquait pas. Aussi, à vingt ans, il retourne sur les bancs de l’école, d’abord pour acquérir la maîtrise de son instrument et les bases de la musique arabe auprès du talentueux compositeur Mohamed Jamoussi — longtemps ses compositions furent influencées par cet enseignement — puis, pour développer sa technique musicale, il prend, pendant quelques années, des cours particuliers auprès du professeur Fernand Lamy, inspecteur des conservatoires nationaux de musique en France, maître du grand chef d’orchestre italien Roberto Benzi. Ses bases arabes étant solides, cela lui permet d’enrichir ses mélodies sans trop dévier vers la musique occidentale. Après l’étude du solfège, de l’harmonie, les leçons de luth et de piano, le voilà armé pour affronter la composition. Avec plus d’ouverture sur le monde extérieur, il conserve la base mélodique de la chanson kabyle, mais la transforme, la façonne, la rénove pour lui donner un style.

En février 1956, il fait connaissance avec Mme Sauviat, disquaire spécialisée dans la musique orientale, rue de la Chapelle, qui non seulement lui achète tout le stock de son premier disque, mais le met sur la voie de la professionnalisation en lui présentant un compatriote, Ahmed Hachelaf, le spécialiste du domaine arabe chez Pathé Marconi, le grand producteur de musique arabe. L’enregistrement a lieu en 1956. Puis il se produit comme une pause en 1957 due aux difficultés financières de Pathé et à la guerre de libération. En 1958, Chérif Kheddam édite ce qu’il considère comme ses plus belles chansons : Nadia, Djurdjura et Ithren (Les étoiles). Six à huit mois plus tard, il enregistre trois autres chansons dont la fameuse Khir ajalav (Je vous salue) qui est aussitôt interprétée comme un chant patriotique. Après ses enregistrements, la renommée de l’auteur dépasse ses espérances ; sa voix rauque et chaude soutenue par une musique qui sort de l’ordinaire fera le reste.

Le retour au pays, une autre phase décisive de sa vie

En 1961, à la suite d’une ablation d’un rein, Chérif Kheddam arrête de travailler et s’adonne entièrement à la musique. De 1961 à 1963, il enregistre plusieurs disques et rentre au pays durant l’été 1963. Dès son arrivée, il prend contact avec des responsables de la RTA (Radio Télévision Algérienne) qui l’engagent aussitôt. Une autre phase décisive de sa vie commence. L’homme essaie de donner le meilleur de lui- même. A la salle lbn-Khaldoun (ex-Pierre-Bordes) où il se proproduit, le public, enthousiaste, lui réserve un accueil chaleureux. Mais l’artiste n’aime pas la foule. «Je ne suis pas homme de spectacle. Lorsque je me manifeste en public, c’est un vrai calvaire», avoue-t-il. A la radio où il est employé, on lui confie des émissions çà et là. La première tombe en période de Ramadhan, “Sehra n’ddurt” (Veillée hebdomadaire), avec Ahmed Iman. A celle-ci succède une autre émission qui s’intitule “De A à Z”. Par la suite, il est nommé chef de bureau de musique, et c’est dans cette nouvelle fonction qu’il produit une émission appréciée des auditeurs de la Chaîne II : “Ighenayyen ou zekka” (Chanteurs de demain) au cours de laquelle il fait découvrir de nouveaux talents tels Idir, Aït Menguellet, Imazighen Imoula ou Youghourten. Toujours à la RTA, il est sollicité comme professionnel dans une commission d’écoute en arabe et en kabyle. C’est à lui que revient l’initiative de créer une chorale au lycée de filles Fathma- n’Soumer à Tizi Ouzou. L’idée fait boule de neige. D’autres lycées suivent. Plus tard, on sélectionnera la chorale du lycée Amirouche et du lycée El-Khansa. C’est de cette formation qu’est issue la chanteuse Malika Domrane. A lemri (O miroir), Etsarough imeslayen (J’écris des mots), Taakoumt (Le fardeau) sont parmi les chants les plus accomplis de son répertoire avant le renouveau ­— au début des années 1970 — de la chanson kabyle dite engagée. Chérif Kheddam prendra sa retraite administrative en 1988, mais continuera toujours à écrire, à composer, à enregistrer. En partie grâce à son ami et imprésario Tahar Boudjellil, originaire de la région de Tamgout, qui lui a permis de reprendre ses relations interrompues avec Ahmed Hachelaf et de continuer à produire en France.

Ni maître ni école

Résumant son parcours, Tassadit Yacine, qui lui a consacré une brillante biographie suivie d’une anthologie de chants en berbère et en français (Chérif Kheddam ou l’amour de l’art, coll. Voix, éditions la Découverte – Awal, Paris, 1995, 265 pages), écrit : «Ce n’est pas uniquement par les thèmes que Chérif va évoquer son algérianité, mais surtout par sa musique.

Il ne cherche pas à connaître, à imiter ou à dépasser. Sa musique ne doit rien à personne, elle est de lui et il est à elle. Il n’a ni maître ni école. Il a trouvé le ton mesuré, la note juste pour dire les Algériens. Sa musique, cette fois, constitue une formidable synthèse marquée du sceau de l’aristocrate des Aït Bou Messaoud, du militant algérien, produit du Maghreb où local et universel se retrouvent confondus. En somme, la vie de Chérif est en fait déterminée par une histoire double : celle de l’Algérie et celle de la France, qui avaient aussi une histoire commune.

Il est entré dans l’univers de la chanson comme ses compatriotes paysans — grâce à l’apparition du disque. Cette invention extraordinaire va permettre à ceux qui, comme lui, n’auront pas, en raison de leurs origines sociales et culturelles, la chance d’entrer dans les cénacles fermés de la musique réservés à l’élite dans tous les pays musulmans et de parvenir à la notoriété.»

Ach. C.

(1).- Cette notice est extraite du Dictionnaire encyclopédique de l’Algérie, éditions Anep, 2007.

Le Président Bouteflika présente ses condoléances à la famille du défunt

Le Président de la République, M. Abdelaziz Bouteflika, a adressé un message de condoléances à la famille du chanteur Chérif Kheddam, décédé lundi à Paris à l’âge de 85 ans des suites d’une longue maladie, laissant derrière lui un riche patrimoine artistique. «C’est avec consternation que j’ai appris le décès du chanteur Chérif Kheddam après un long combat contre la maladie. Je prie Dieu de lui accorder Sa miséricorde et de l’accueillir dans Son vaste paradis», écrit le Président Bouteflika dans son message. «Le chanteur s’en est allé léguant un riche patrimoine artistique à la scène culturelle en général et à la chanson kabyle en particulier», lit-on encore dans le message. «Je prie Dieu Le Tout-Puissant d’accueillir le défunt dans Son vaste paradis», ajoute le Chef de l’Etat, réitérant à sa famille ses «condoléances les plus attristées».