Ce roman de 215 pages revient, sur fond d’une histoire d’amour entre deux jeunes gens, sur un pan de l’histoire des tribus berbères et leur combat contre l’expansion colonialiste, notamment l’insurrection qui éveillera les premiers élans indépendantistes, celle de l’auguste cheikh Mohand Ath Mokrane.
L’auteur Ali Bedrici a publié aux éditions Casbah un passionnant roman intitulé Cherifa ou le serment des hommes libres. L’ouvrage, où réalité et fiction s’enchevêtrent, revient sur les premiers desiderata indépendantistes, portés par des tribus de la Kabylie, notamment les Ath Abbès, à leur tête cheikh Mohand Ath Mokrane, et les habitants de Seddouk Oufella, fief du grand cheikh de la zaouïa Rahmania, cheikh Aheddad.
Aussi, l’originalité de ce récit, loin de se claustrer dans une simple narration des faits historiques, met en exergue toute l’imagination de l’auteur, qui nous embarque dans une passionnante histoire d’amour entre deux jeunes gens, en l’occurrence Cherifa, jeune montagnarde du village des Ath Abbès, portant déjà, en cette société traditionnaliste du 19e siècle, le sceau de la rébellion et de l’insoumission, et Ahmed, de Seddouk Oufella, grâce auquel la trame de ce captivant récit s’enrichit, s’enracine et prend de l’élan, jusqu’à lui procurer une dimension épique, dès lors que l’époux de Cherifa s’engage aux côtés d’El-Mokrani, en sacrifiant cet amour rarissime pour une cause noble, car “l’amour qui brûle le cœur de Cherifa et d’Ahmed n’a d’égal que la flamme patriotique de Mokrani et de cheikh Aheddad, qui se sont révoltés contre l’injustice coloniale”. Les différents décrets des autorités françaises, comme celui de Crémieux en 1870, qui attribuera la citoyenneté française à quelque 35 000 juifs, et l’expropriation des terres des Algériens par des colons, soutenus par l’administration française, creuseront davantage le clivage entre l’autorité coloniale et les habitants des hameaux.
Un climat d’incertitude et de révolte naîtra dès lors, fomenté par les sages et les nobles du village, dont certains furent autrefois de proches collaborateurs de l’armée française, à l’instar de cheikh Mohand El-Mokrani. Mais face à l’injustice et la perfidie, les hommes ne peuvent que se révolter, quel qu’en soit le prix à payer.
C’est alors que le lecteur assiste à toute l’ignominie et la monstruosité du système colonial, prêt à tuer femmes et enfants pour accaparer les terres. Dans ce décor où la vie et les principes n’ont plus de valeur, Ahmed, qui a rallié les rangs d’El-Mokrani, se révèle être un fin stratège, animé par une hargne et un dévouement sans pareils à la terre qui l’a vu naître.
“Nul ne peut contenir la révolte qui gronde dans le cœur d’un homme, elle engendre la haine qui envahit tout son être. Alors l’explosion n’est qu’une question de temps”, dira-t-il après la spoliation d’un domaine agricole, dont son ami Hadj M’barek fut victime. Durant ce périple, notre héros, tel un Ulysse loin de sa Pénélope, s’acharnera à combattre le système colonial, loin de son foyer et puisant sa force dans l’image de Cherifa, cette femme qu’il aime tant et qu’il s’impatiente de retrouver. Mais la cruauté du colonisateur en décidera autrement, en l’éloignant, après la mort d’El-Mokrani, puis la déportation de ses hommes en Nouvelle-Calédonie.
Cet exil, que ces hommes ont accepté et qui sonnera le glas des espoirs de tout un peuple, ne démontrait-il pas jusqu’où les êtres sont prêts pour que l’amour, la liberté et la justice triomphent ? Avec ce roman, Bedrici revisite brillamment le passé d’une région et d’un peuple qui a de tout temps combattu l’injustice et l’ignominie. Son style à la fois savamment travaillé et accessible, avec des descriptions minutieuses de la Kabylie et sa beauté, ses tournures phrastiques et ses envolées lyriques, lorsque Cherifa déclare ses poèmes à son époux, inscrivent cette œuvre où l’héroïsme fait face à la lâcheté et l’amour face à la haine.