Civisme: Espace public ou no man’s land?

Civisme: Espace public ou no man’s land?

L’utilisation de lieux collectifs en Algérie défie souvent l’entendement et les textes de la République. Une situation qui plonge le pays dans une certaine anarchie.

Le tunnel de Oued Ouchayah qui assure la jonction entre l’est et l’ouest d’Alger était, ce jour-là, obstrué par un bouchon de plusieurs centaines de mètres.

Pourtant, d’ordinaire, le jeudi à 14 heures le trafic est fluide. Il pouvait donc s’agir d’un accident ou d’une échauffourée sortie d’un résidu des bidonvilles implantés anciennement dans la zone. Les habitants de ces mini favelas avaient, par le passé, coupé la circulation, mis le feu aux pneus et protesté violemment pour attirer l’attention sur leurs conditions de vie. C’est pourquoi les conducteurs semblaient nerveux car ils craignaient probablement de se retrouver coincés à l’intérieur du passage souterrain, les narines emplies de monoxyde de carbone ou, pire, de gaz lacrymogènes. Mais aujourd’hui la majorité des locataires de ces favelas a été relogée dans des appartements flambant neufs. Alors de quoi s’agissait-il?

Confiscation

En fait, les fumigènes qui illuminaient l’intérieur de la trémie, les klaxons, les explosions et la cacophonie qui en provenaient étaient produits par une fête de mariage. Pour une raison obscure qui mériterait une étude socio-psychologique approfondie, le cortège de la mariée avait bloqué la route pour permettre aux invités de descendre de voiture et danser sous la voûte enfumée. Une fois à l’air libre, la procession a poursuivi son opération escargot et les voitures qui la formaient zigzaguaient dangereusement, feux de détresse allumés et avertisseurs claironnant à tue-tête. Une telle confiscation de la voie publique est courante durant la saison des mariages.

Elle renseigne sur le rapport des Algériens à l’espace commun qui est souvent considéré comme un no man’s land.

Ainsi, à Bab El Oued, un jeune gardien de parking, gourdin à la main et sacoche accrochée à l’épaule, garait les voitures avec un air dominateur et des yeux lançant des flammes. «Vous restez longtemps?» a-t-il demandé à un automobiliste qui venait de stationner. «Je ne sais pas», a répondu l’homme visiblement agacé par le ton du voiturier clandestin. «Il faut savoir, mon frère, car j’ai des clients qui arrivent.»

Diktat

Son interlocuteur s’était alors élevé contre ce diktat en rétorquant qu’il n’avait pas à se soumettre à la volonté d’un quidam qui n’avait aucun permis pour accaparer la rue à des fins personnelles. Très vite alors, le ton est monté et l’altercation promettait d’être sanglante puisque le gardien serrait la main sur son bâton en menaçant de s’en servir. Fort heureusement, une troisième personne s’est interposée entre les belligérants pour empêcher le drame. «J’ai payé pour exploiter ce lieu qui est mon gagne-pain», criait en bavant le veilleur. Effectivement, renseignements pris, les parkings sauvages sont souvent cédés à coups de millions de centimes aux nouveaux bénéficiaires par d’anciens propriétaires autoproclamés. Comme quoi, en Europe, il y a des parcmètres mais, chez nous, il y a des parc-maîtres.

La privatisation des lieux collectifs à des fins lucratives est également la règle dans les marchés informels. Toujours à Bab El Oued, du côté de la place des Trois Horloges, la rue est encombrée par un entrelacs d’étals et un empilement de marchandises posées par terre. Aux heures d’affluence, il faut être capable de gymnastique pour passer son chemin. A la clôture du souk, les détritus jonchent la chaussée et s’accumulent pour former des dépotoirs. Une image qu’on peut rencontrer dans pratiquement toutes les communes du pays où les décharges s’entassent sans ordre et à toutes les heures de la journée. Autre chose. Les trottoirs destinés, en principe, à l’usage des piétons sont à divers endroits squattés par les voitures, ce qui oblige les passants à emprunter l’asphalte avec le risque d’être fauchés par un chauffard.

En un mot, l’utilisation de l’espace public en Algérie défie souvent les textes de la République et plonge le pays dans une certaine anarchie. Comment s’étonner dès lors qu’un citoyen construise une baraque en dur pour bénéficier plus tard d’un logement neuf? Et lorsqu’on sait que l’entourloupe se fait au détriment d’un autre qui, par respect pour sa personne et pour la loi, s’interdit de le faire, la chose devient alors davantage intolérable. Ceci est la définition-même du renversement de l’échelle des valeurs.