D’abord, pardon à Guelma et aux valeureux organisateurs du Colloque international sur la vie et l’œuvre de Kateb Yacine, pardon pour ce titre qui commence par occulter le succès de leurs journées mémorables… Cela dit, qu’un wali de la République prononce son discours inaugural tout en mâchant un chewing-gum, puis s’adresse individuellement aux invités venus d’Europe et du Maghreb sans renoncer à sa gomme, voilà qui restera sans précédent
L’inconvenance et la vulgarité se sont ainsi conjuguées pour jeter le discrédit, non seulement sur l’homme (ce qui, en soi, est négligeable), mais surtout sur la fonction.
Du jamais vu ! Une telle goujaterie en dit long sur la désinvolture et l’incompétence de nos nouveaux zouâma, ce qui les place au premier rang des responsables de la déliquescence et de l’avilissement de nos institutions.
Mais que cela ne nous empêche pas d’exprimer ici notre reconnaissance à l’Association pour la promotion du tourisme et l’action culturelle, initiatrice et organisatrice dudit colloque, à toute l’équipe et au maître d’œuvre, Ali Abassi, comme à leurs jeunes bénévoles qui, du 27 au 30 octobre, auront permis d’accueillir, d’honorer et d’entendre d’éminents spécialistes (des Algériens, des Marocains, des Tunisiens et des Européens, parmi lesquels deux Français et une Autrichienne), évoquer la vie et l’œuvre de celui qui restera l’un des plus grands noms de la littérature mondiale de la deuxième partie du XXe siècle.
On sait que Guelma n’était pas la seule ville (en Algérie mais aussi en France) à commémorer l’événement, mais il se trouve que les racines ancestrales de Kateb Yacine autorisent les Guelmois à le considérer comme un enfant du pays. Pour avoir vu et fouler avec respect et émotion le fief des Keblout, pour avoir entendu nombre de témoignages évoquant les petites mais si prégnantes célébrités du cru, personnages rocambolesques ou délirants, qui accompagnèrent la vie de l’auteur de Nedjma, les intervenants sont repartis convaincus de cette légitimité, même s’ils n’oublient pas que Kateb fut natif de toute l’Algérie et qu’il fut l’inflexible ennemi des zouâma et des confréries de tous bords. Disons-le simplement : ce colloque a marqué indubitablement les esprits, côté intervenants comme côté public.
Depuis plus de vingt ans que je participe à des rencontres de ce genre, traitant de la littérature ou des médias, au Maghreb, en Europe, aux États-Unis ou au Québec, je ne me souviens pas avoir connu une telle intensité dans l’échange et une telle synergie. Que cela ait pu avoir lieu à Guelma, ma ville natale, voilà qui ajoute à ma satisfaction d’avoir été l’un des intervenants.
Et que l’on ne voit pas dans ces propos un parti pris régionaliste : je crois avoir, dans mes écrits comme dans ma déjà longue vie, trop fustigé l’esprit partisan et l’opportunisme pour céder aujourd’hui à leurs sirènes…
Quand je pense que Guelma est restée longtemps, trop longtemps, une ville imperméable à toute initiative culturelle digne de ce nom, non pas tant du fait de la population que du fait des autorités locales, réputées pour leur impéritie et leur indifférence à tout ce qui pouvait élever les esprits .
Quand je pense à ce superbe théâtre à l’italienne, qui a failli être rasé (seule l’intervention de Boumediene en personne l’avait, dit-on, sauvé de la destruction) ; quand je pense à cet impressionnant amphithéâtre romain, qui, rarement exploité, accueillit tout de même feue Beggar Hadda comme la Guerre de deux mille ans de Kateb Yacine, mais qui continue d’être “géré” par un gardien monolingue, vous débitant ses litanies historiques sommairement maîtrisées, alors qu’un tel édifice mérite un guide bilingue, voire trilingue, bénéficiant d’un bagage historique et culturel confirmé .
Quand je pense à cette salle de cinéma, unique salle pour toute une wilaya, restée quarante ans impraticable ; quand je pense à ce magnifique kiosque à musique défiguré par deux fois puis rasé avant d’être remplacé par une horreur architecturale, sous prétexte de raser tout ce qui rappelle la période coloniale ; quand je pense à ces villas coquettes, qui furent certes celles des pieds-noirs bien lotis (mais tous les pieds-noirs ne le furent pas, bien lotis), transformées en de disgracieuses bâtisses et parfois même en de véritables bunkers, sans la moindre fenêtre sur le monde ; quand je pense à ces immeubles aux appartements cossus, jadis, devenus d’affreux “bétonvilles” ; quand je pense à ces rues naguère si avenantes et d’une propreté souvent donnée en exemple dans le pays, jusque dans les années 1980 ; quand je pense à tout cela, je me dis que la semaine que je viens de passer, à l’occasion de ce fameux colloque, aura été un séjour de rêve.
Et que, si les responsables de cette ville, au lieu de passer leur journée à mâcher du chewing-gum mental, se mettaient à “mâcher” plutôt des idées qui élèvent l’esprit et contribuent au mieux-être de leur population, Guelma aurait toutes les chances de redevenir une cité digne de son histoire et de sa renommée, aujourd’hui ternie, hélas, par l’incompétence et l’incurie. Puisse donc, pour cela, mille associations fleurir, du genre de celle qui nous a permis de vivre des moments forts et féconds, dignes de l’hommage rendu à l’auteur de Nedjma.
Puisse aussi cet hommage devenir un rendez-vous pérenne et soutenu, d’autant mieux soutenu que la date de la disparition de Kateb Yacine, un 28 octobre, est faite pour nous conduire au 1er novembre de chaque année : les journées de colloque pourront alors se conclure en apothéose le jour anniversaire du déclenchement de la guerre. Une guerre qui, pour avoir été celle de l’Indépendance et de la libération, ne fut pas moins une Guerre de deux mille ans…
S. G