Depuis quelques semaines, les drames se succèdent aux frontières. Derrière les faits divers, un drame : celui des familles prises au piège entre misère et mafia. Reportage.
Maghnia : Entre chômage et décor de guerre
Ils ont entre 20 et 50 ans. Et rêvent de gagner leur dignité par le travail. Mais dans une région d’agriculture et d’industrie sinistrée, terreau de la corruption et du trafic en tous genres, certains n’ont trouvé que la contrebande pour survivre.
« Tous les usines qui avaient été inaugurées avec tambour et trompette dans les années 80 ont été soit fermées, soit cédées aux privés, relève Slimane, la quarantaine, ancien ouvrier de l’Entreprise des corps gras de Maghnia. Ces derniers, au lieu de relancer l’activité économique, ont carrément mis au chômage le personnel dont ils avaient hérité et pour certains d’entre eux, carrément changé d’activité. »
Le décès tragique, samedi dernier, d’Amine Boulouiz, 19 ans, septième jeune à subir ce sort en moins de deux ans, n’est pas arrivé par hasard. Peuplée de près de 1,2 million d’habitants, la wilaya de Tlemcen s’étend sur une ligne frontalière de 170 km.
Les plus nostalgiques l’appellent « la ligne Morice » en référence à l’ère coloniale. « Ses complexes industriels dans les domaines du textile, des télécommunications, de matériaux de construction et d’électrolyse de zinc sont autant d’opportunités pour une population de jeunes… », débite avec un verbe facile, comme dans un spot publicitaire, un responsable endimanché, tout en étalant des chiffres incompréhensibles, comme pour démentir ces voix qui s’élèvent dénigrant le taux de chômage qui grimpe à vue d’œil.
Vieille Mercedes
Ce dernier serait moins de 10%, selon les officiels, mais à regarder de près et selon le sociologue Mohamed B., il dépasserait largement les 30%. Mais qu’importent les chiffres officiels. Sur la bande frontalière, de Maghnia, la deuxième ville de la wilaya avec plus de 200 000 habitants, pour l’essentiel des moins de 25 ans, en passant par Beni Boussaïd, Souani, Sidi Boudjenane, Bab El Assa et Marsat ben M’hidi, la principale activité des 20-50 ans reste le commerce informel. « Si les frontières entre l’Algérie et le Maroc n’existaient pas, nous les aurions inventées », affirme, d’emblée, Mourad, 39 ans, marié et père d’une fille. Profession non déclarée, mais assumée : contrebandier.
Ne pouvant prétendre trouver un autre emploi parce que trop vieux et trop jeune pour partir à la retraite, Slimane s’est débrouillé une vieille Mercedes pour convoyer du carburant vers le Maroc. « C’est peut-être interdit par la loi, mais j’ai la conscience tranquille parce que ce n’est pas moi qui vais porter préjudice à l’économie nationale, dans un pays où des milliards de dinars s’évaporent n’importe comment. De plus, j’exerce mon activité en payant le droit de passage sur tous les barrages. Ce type d’impôt ne va, certes, pas à l’Etat », dénonce-t-il, presque avec colère. Pus loin, plus à l’ouest, les daïras de Bab el Assa et de Marsat Ben M’hidi dont dépend la bourgade de Boukanoune, théâtre d’émeutes samedi dernier.
Lettres arabes
« On aurait transformé ces terres hostiles, on aurait pu nourrir un million d’habitants ! Si seulement les pouvoirs publics, au lieu de construire des tribunaux et des prisons, avaient implanté des unités de production ou nous avaient accordé des aides dans le cadre de tous les projets d’investissement dont ils se gargarisent à longueur de journée. Qui refuserait un métier noble, sans risques ? » s’interroge notre interlocuteur. Pratiquement, tous les jeunes que nous avons rencontrés entre Souani, Bab El Assa et Boukanoune se disent titulaires d’un diplôme décerné par des centres de formation et d’apprentissage, et de l’université de Tlemcen.
A l’instar du jeune Amine Bolouiz, tué samedi soir par un véhicule de la douane.
Il était en 1er année de lettres arabes. Mourad, Slimane et leurs semblables refusent de traverser la Méditerranée. « Nous ne sommes pas fous pour risquer nos vies, mais nous revendiquons les droits de tous les citoyens, une vie décente, une dignité et celle-ci ne peut être acquise que par le travail. Et pour le moment, nous n’avons que cette frontière pour survivre. »
Des élus que nous avons approchés se disent impuissants devant ce phénomène de contrebande. « Ce serait mentir que de dire qu’on offre des opportunités aux jeunes. Les budgets que nous avons servent à peine à gérer les choses de la commune. » Puis, se voulant confident, un élu lâche, sous couvert de l’anonymat : « Des élus comme nous et des responsables s’adonnent à des trafics sur la frontière… »
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Tebèssa : Des jeunes entre les mains de la mafia
A la frontière algéro-tunisienne, les barons de la contrebande ont compris que les jeunes, poussés par la misère, sont prêts à tout pour subvenir aux besoins de leur famille. Jusqu’à mourir.
« C’est sans doute la misère et le chômage qui nous ont poussés à faire ce travail à risques. Mon ami est mort au volant devant moi et j’en connais plusieurs qui sont morts et enterrés sans aucun droit… »
Ammi Mahmoud, pionnier en contrebande de fripes dans les années 1990, devenu hémiplégique à la suite d’un accident qui a failli lui coûter la vie, père de six enfants, analyse avec tristesse les derniers événements. C’était dans la nuit de samedi à dimanche dernier.
Un gendarme garde-frontière a été mortellement fauché par un contrebandier à Bir El Ater, à 89 km au sud de Tébessa, lors d’un contrôle de routine, effectué pour traquer les trafiquants de carburant à la frontière algéro-tunisienne. Dans cette zone, la contrebande sévit de manière endémique.
Au début des années 1990, il ne s’agissait que d’un trafic saisonnier de subsistance.
Après la dévaluation du dinar algérien, ces frontaliers, qui vivaient essentiellement d’élevage et d’agriculture, ont opté pour un train de vie fastueux, généré par un travail facile, afin d’ériger des palaces et de posséder des voitures dernier cri. Ces gens qui faisaient autrefois de la contrebande à dos d’âne, tiennent aujourd’hui les commandes, manipulent des jeunes en profitant de leur situation socioéconomique des plus précaires. Ils les poussent vers des destinations inconnues, le plus souvent vers la mort.
Orphelin
Et le phénomène connaît aujourd’hui une interconnexion avec d’autres activités illicites, comme le trafic d’armes, de drogue et même d’organes. A El Houijbet, nous avons rencontré les amis de Abderrazak Souami, un lycéen issu d’une famille très pauvre. Il est mort en 2009 suite à un accident terrible, alors qu’il était à bord d’une voiture chargée de produits destinés à la contrebande. Il avait à peine 18 ans. Son père, au chômage, avec quatre frères et sœurs, n’avait trouvé d’autre moyen pour les faire vivre que ce créneau. « Depuis le décès tragique de Abderrazak, au virage 6 sur le tronçon routier reliant Bekaria à Tébessa, sa famille meurt à petit feu, il était leur seul soutien et leur unique ressource », nous a confié, les larmes aux yeux, son ami intime.
Un autre témoin nous parle de son frère aîné, Lamine Lassoued, 21 ans, mort avec son ami Abdelghani Rachach, 22 ans, dans un accident lors d’une course-poursuite engagée par les éléments du groupement de la gendarmerie à Bouchebka. « Mon frère était brillant à l’école et ses professeurs en témoignent. Nous sommes orphelins de père. Lamine était dans l’obligation de quitter l’école pour nous, pour nous nourrir », explique le jeune frère qui poursuit : « C’est à mon tour de gagner un peu d’argent pour ma mère et mes petits frères. Je ne suis pas diplômé, je suis fait pour faire de la contrebande et je gagne bien ma vie. » Malheureusement, plusieurs autres jeunes ont péri en s’adonnant à la contrebande.
Kanatria
Leurs familles s’en souviennent. A l’instar de Zoubir Assel, 22 ans, originaire de Bouchebka, et celle du jeune Farès, tué par des policiers tunisiens à Sidi Dhahar. Toutes ces victimes n’ont pas choisi ce créneau. Il leur a été imposé par la misère. A Bir El Ater, au café dit Kanatria (des contrebandiers), des jeunes et des moins jeunes surveillent, à partir de la terrasse, les brigades de gendarmerie pour alerter d’autres jeunes, prêts à acheminer un chargement vers le territoire tunisien, dont la plupart a refusé de nous parler. Ils nous prennent pour des agents de sécurité.
Un homme n’a pas hésité à nous dire que tous ces jeunes travaillent pour le compte d’autres, des gens riches, propriétaires de camionnettes aux noms de Haïfa, Bata (canard), Tomba (rat) et Mig, qui circulent le long de la bande frontalière en toute impunité, au vu et au su des autorités, sans plaques d’immatriculation, ni papiers. Il y a un an, de violents incidents ont eu lieu après le décès de deux contrebandiers âgés d’une vingtaine d’années, Adbelhalim et Abdelaziz Bouras, dans un accident de la route lors d’une course-poursuite engagée par les éléments des Douanes.
Le siège de la direction et le parc des Douanes de Bir El Ater ont été pris pour cible par plusieurs dizaines de personnes, amis et proches des deux jeunes. C’était une expédition punitive à l’encontre des douaniers. « Abdelaziz et Abdbelhalim sont morts parce qu’ils nourrissaient leurs familles qui vivaient dans la misère. L’un était orphelin, et l’autre vivait dans un douar dépourvu de tout ! Voilà ce qui les a obligés à opter pour ce travail ! », dénonce leur cousin, Mohamed, qui avait aussi participé à l’attaque du parc des Douanes. « La contrebande, c’est mieux que d’agresser les gens pour les délester ou rejoindre les maquis pour devenir terroriste et tuer des innocents ! »
Par Chahredine Berriah, Lakehal samir