Omar Dr Aktouf, professeur HEC Montréal.[1]
Beaucoup de citoyennes et citoyens Algériens doivent se poser bien des questions – sinon commencer à quelque peu se lasser- devant l’étirement dans le temps du Hirak. Cela fait déjà cinq mois et quatre jours, au moment où j’écris ces lignes, que cela dure. Pourquoi aucune issue sérieuse ne semble vouloir se dessiner ? Je pense que pour ce qui est des aspects politiques, sur lesquels je reviendrai prochainement, il s’est dit beaucoup, plus que beaucoup…et il reste encore beaucoup à dire. Cependant que pour les aspects économiques, particulièrement la question du « modèle » (et non des techniques ou modalités qui demeurent secondaires, si on n’a pas de « cadre général » préalable). Pourtant cette question de modèle ou « paradigme » économique est aussi importante sinon plus que les aspects strictement politiques. Or il n’y a eu, à ma connaissance, que fort peu – et encore souvent fort timides- analyses et commentaires en ce sens.
À part quelques « forums » soigneusement triés, guidés et intéressés[2] (comme je l’ai vu en Tunisie en 2011)[3] et quelques éparses interventions, presque rien à mon avis, de bien approfondi et encore moins de sérieusement critique quant-au modèle dominant, néolibéral, n’a été osé. Je voudrais donc par la présente contribution, remplir quelque peu ce que je considère comme un « vide » de première, sinon de primordiale importance. Et ce d’autant plus que vient de paraître la date du dit « jour du dépassement » (Earth Overshoot Day) pour 2019 : avec le modèle économique « vorace »
néolibéral dominant, nous en sommes à en finir avec les ressources que notre Terre ne peut donner qu’arrivés au 31 décembre… dès le 29 juillet !! Ce qui signifie que l’ensemble de l’humanité vit déjà sur un « crédit » de plus de cinq mois sur ce que la Terre ne donnera qu’en 2020. Et ce processus ne fait que s’aggraver : en 2018 c’était le 1er août, en 2017 le 8, en 2010 le 21, en 2000 le 1er novembre… Si on prend les USA ou le Canada avec leurs « niveaux de vie », cette date, pour 2019 est… respectivement le 15 mars et le 18 mars !
Toute politique est économie et toute économie est politique ! Le Hirak doit déboucher sur un nouveau paradigme économique s’l veut un vrai changement politique !
Le politique et l’économique sont inséparables. Il suffit d’écouter toute intervention de n’importe quel politicien, pour l’entendre ne parler que, presque exclusivement, d’affaires… économiques ! Que vaut en effet un discours « politique » qui ne soit émaillé de considérations relatives, pour une raison ou une autre, à la croissance, au chômage, à l’inflation, au PNB, au marché du travail , aux retombées économiques, au pouvoir d’achat, au SMIG, au budget de l’État, aux réserves, aux exportations-importations, aux déficits, aux excédents… etc. etc. ? Comment penser faire « dégager » tout un système politique, sans du même élan songer à faire également dégager le substrat économique sans lequel il ne serait pas ce qu’il est ? Ce substrat ou « modèle », lui a donné naissance, cadre d’épanouissement, appuis, armes idéologiques et pouvoir-puissance.
Cela, en Algérie, a un nom, une datation, un historique, des modus operandi, une armada d’officines et de zélateurs à son service, dans et hors le pays : le capitalisme financier néolibéral. Modèle particulièrement propice pour faire surgir corruptions, rapines, détournements et malversations . Il sévit en Algérie depuis près de quarante ans ! Depuis l’avènement de « l’heureuse mondialisation », et de la rupture avec l’ère dite du boumédiénisme. Bien sûr, Je souscris à l’évidence que le boumediénisme a tout de même, dès les années 1970, secrété, laissé secréter jusqu’à se laisser déborder… une hydre militaro-bureaucratico-ploutocratique dont on connait les conséquences. Mais cette hydre trouvera, depuis la fin des années 1980, un excellent terreau pour mieux se développer et s’afficher au grand jour : l’avènement chadliste de la dite «ouverture économique ».
Cette « ouverture » a jeté le pays, sans préparation sérieuse, ni ressources et garde-fous propres, ni analyses « critiques » préalables, ni compétences suffisamment lucides, ni considération de «modèles autres » … dans les rets de la mondialisation néolibérale. Or pour moi, ces « rets » et leurs instruments doivent faire l’objet du même total et ferme dégagisme que le système ploutocrato-politique qu’ils ont favorisé (tout en défavorisant proportionnellement le peuple et en saccageant gravement l’environnement).
Qui pourrait faire une sérieuse démonstration que, depuis quarante ans de ce régime de « laisser-faire téléguidé », les conditions concrètes d’existence de l’Algérien lambda se sont améliorées en proportions de ce que clament la propagande, et les généreux satisfécits des FMI et consorts ? Combien de centaines (milliers ?) de désespérés Harragas (inconnus avant) cette « ouverture » néolibérale a-t-elle créés ? Combien de nos compatriotes ne disent-ils pas regretter les temps de Boumediene ? Sinon même (!) ceux de… la colonisation !? Voyons l’état dans lequel ce néolibéralisme a mis la planète : il en est à pousser la jeunesse des pays dits « nantis » à envahir les rues et répéter le cri de l’héroïque fillette suédoise de Davos : « nous ne voulons ni de votre système, ni de vos espoirs » ! « Vous devriez être en état de panique » ! « Vous nous léguez une planète dévastée et invivable » ! « Vous n’écoutez pas LA Science » !
Est-ce cela que le Hirak voudrait voir venir pour notre pays ? Avouons qu’il convient, au moins, de soigneusement y réfléchir.
De quelques exemples et pistes de sortie d’impasse urgente, y compris du néolibéralisme !
1-À business-économie mondialisés, « gouvernance mondialisée » ! : voilà LE sujet de réflexion « macro » majeur auquel devront s’attacher, s’arrimer, nos premiers pas vers une nouvelle Algérie. Lutter pour que, si on « mondialise » le business (laisser les multinationales faire à leur guise partout en ouvrant toutes les frontières…), alors il FAUT lui accoler une gouvernance tout aussi mondialisée (comme l’a dit un J. Chirac lui-même) sous l’égide, par exemple d’une instance de l’ONU non inféodée aux intérêts occidentaux :
- Payer partout un salaire de dignité citoyenne (permettant à l’employé de base d’avoir logement, transport, soins, éducation, nourriture décente, culture, loisirs, formation continue, promotion sociale…)
- Payer partout un minimum de 50 % sur les profits là où ils sont réalisés (ce qui éviterai les ignobles chantages – cela se nomme ainsi !- aux délocalisations vers les cieux fiscalement les moins exigeants, devant la moindre velléité de taxation ou de réglementation des États désireux d’exercer leurs légitimes droits souverains)
- Ne commettre aucune sorte de pollution, sinon dédommager à hauteur des dégâts causés, et réhabiliter l’environnement tel qu’il a été trouvé (une récente loi des finances argentine, après le chaos de 2002, impose déjà ce genre de choses !).
2-Les exemples portugais, argentins, islandais, malais… : d’une façon ou d’une autre ces pays se sont sortis de « crises » plus ou moins similaires, entre autres, en nationalisant tout le système financier-bancaire (Islande) ; en organisant des reprises d’usines, d’entreprises (fermées et désertées par leurs propriétaires) par des collectifs de cadres et d’employés qui ont assuré la continuité des productions et des approvisionnements (Argentine, Portugal)[7], en organisant un contrôle draconien des changes et des mouvements de capitaux et en mettant hors du pays les IFI (Malaisie)… Pourquoi ce ne serait pas sources d’inspiration pour notre Hirak, en attendant de dégager la bureaucrato-ploutocratie-politique, et d’organiser une vraie République par et pour le peuple ? Comme au Portugal (Révolution des œillets en 1974), laisser le peuple désigner d’abord, et au fur et à mesure de la « maturité » des avancées de terrain, localement, régionalement… ses « leaders » (dans les capacités de fédération-organisation des actions populaires, de prises de contrôle des instances économiques et politiques devenues vacantes : entreprises, usines, municipalités, wilayas…). Puis ensuite, laisser « remonter » le mouvement jusqu’aux instances plus suprarégionales, nationales, centrales, étatiques… Cela a donné au Portugal, l’aboutissement, en une année, à l’instauration d’une Assemblée Constituante consensuelle, avec l’appui clair et neutre de l’Armée. Résultat : En deux ans le Portugal a réintégré le concert des nations démocratiques, tout en étant un joyeux – et fort efficace- « patchwork » de cogestions, d’autogestions, d’entreprises familiales, d’entreprises privées, de décentralisations, de coopératives, d’économies municipales, de reconstructions planifiées… Et ce après des décennies de bien dure dictature. Pourquoi pas nous ?
3-Faire désigner – choisir-, ne serait-ce que par « référendums des pancartes », sinon par émanation-initiative d’officiers dédiés et intègres (cela s’est fait au Portugal !) un groupe de personnes dûment adoubées par la vox populi, capables d’assumer une continuité des affaires courantes tout en s’assurant de, et par ordre de priorités :
- Mandater, là où nécessaire, des personnes compétentes et intègres en tant que « commissaires spéciaux» pour prendre en main la continuité des activités économiques et administratives essentielles
- Faire dissoudre l’APN
- Désigner un gouvernement de salut national chargé des affaires courantes
- Faire opérer le retrait de tous les hauts fonctionnaires, Walis, Présidents d’APC… (sauf plébiscités par leurs administrés comme cela s’est vu récemment) et remplacés provisoirement par leurs secrétaires généraux
- Veiller au gel immédiat des transferts, comptes, mouvements de capitaux… non dûment justifiés (par exemple comment se fait-il que le ministre des finances du Québec puisse encore s’alarmer par lettre à son homologue fédéral, de la quantité inquiétante de transferts de fonds algériens vers le Canada ?). La Malaisie a, en 2018, et de cette façon, récupéré en une à deux semaines des dizaines de milliards de dollars !
- Enclencher d’urgence des procédures pour récupérer TOUS les fonds émanant d’Algériens ou autres, volés au pays et déposés à l’étranger (Suisse, France, Angleterre, Canada, USA, Espagne, Panama (les fameux fonds Fonseca)… etc., il y en a pour des dizaines de milliards de dollars. Même si, comme plusieurs, je reconnais que ce genre de démarches est fort complexe, voire disent certains impossible, cela n’empêche nullement de les entreprendre, d’ailleurs bien des experts jugent la chose faisable avec une vraie volonté politique, les instruments juridiques existants, la coopération internationale, le recours à des gens de compétences et d’expertises adéquates. Monter des dossiers solides est la clef, puis (cela s’est vu en France, au Canada et même aux USA) jouer sur deux tableaux : l’incitation (accorder des allègements de pénalités aux retours volontaires) et la sanction (au sens inverse : jouer sur la menace de pénalités très lourdes assorties de peines de prison…)[8]. Je pense aussi qu’avec les déploiements rapides d’outils toujours plus puissants de connectivités multiples, internationales et instantanées entre institutions financières la tâche sera de moins en moins compliquée.
- Organier les modalités de mise en place d’une Assemblée Constituante
- Mettre sur pied un « Comité de réflexion économique» qui devra se pencher sur l’inévitable tâche d’analyser, en long et en large, les effets du modèle néolibéral dominant, ceux de « modèles alternatifs » (Europe du nord, Chine, Japon…) et qui sera chargé d’éclairer l’Assemblée Constituante quant aux différentes options économiques disponibles, pour le bien du pays, de son peuple, de sa nature.
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Pour finir : Agir au plus vite. C’est URGENT !
[1] Voir, entre autres, http://www.cameroonvoice.com/news/article-news-109.html ; https://fr.sputniknews.com/afrique/201906261041524020-algerie-dispose-outil-juridique-rapatrier-fonds-detournes-transferes-etranger/ ; http://algeriebusiness.com/national/corruption-lalgerie-dispose-de-loutil-juridique-pour-rapatrier-les-fonds-illicites/