Jusqu’à récemment, Amenzu n Yennayer n’est consacré, officiellement s’entend, dans aucun pays nord-africain ; seuls awal Moharam et le 1er janvier sont classés fêtes nationales et journées fériées.
Relativement aux deux autres, Yennayer est la seule fête à n’être pas fondée sur un fait religieux. Le calendrier amazigh est bâti en référence à des événements liés aux travaux agraires et à des phénomènes “naturels”. Ce serait là l’un des premiers témoignages de la volonté de “l’être amazigh” de faire corps avec la nature en suivant ses cycles et son rythme. Le calendrier amazigh est constitué de périodes inégales. Celles-ci sont posées le plus souvent en couples de sept, dix, vingt jours ou plus. Le repère initial, amenzu n Yennayer, annonce le début de ce qu’on appelle les Nuits blanches (udan imellalen). Cette période vient après celle des nuits les plus froides, les Nuits Noires, (udan iberkanen). Elle dure vingt jours.
Ainsi, Amenzu n Yennayer, qui annonce le renouveau, est accueilli par la joie de sortir du froid de ces nuits pour aller vers la chaleur des Nuits blanches. Ad fghen iberkanen ad-kechmen imellalen (les nuits noires sortiront et rentreront les nuits blanches), chantait-on. Il s’agit là de ce qui est appelé la porte de l’année (tawwurt u seggwas).
Beaucoup de textes ont déjà disserté à propos des rituels consacrés par la société pour maintenir sa cohésion, survivre aux aléas de l’histoire et sauvegarder ses spécificités. Les gestes recommandés, ceux à éviter, ceux qui y sont interdits, les plats, les mets à offrir, ceux proscrits pour une période, tout cela participe d’une symbolique qui, jusqu’à ces dernières années, demeurait fonctionnelle. S’agissant des sociétés amazighes, ne serait-il pas juste de poser que les fondements psychosociologiques, qui sont à l’origine des pratiques (symboliques) qui leur sont propres, ont été gommés au point que ces dernières soient devenues dysfonctionnelles ? C’est pour ces raisons, peut-être, que le fait religieux, entre autres, est devenu trop exacerbé au point que des jeunes n’ayant pas (encore) la maturité nécessaire pour la pratique religieuse s’y adonnent tout en étant dans l’incapacité de cerner la posture y afférente en termes de spiritualité. Il en résulte quelquefois un comportement de négation (de l’autre et/ou de son point de vue) qui mène souvent vers des discours et des actions extrémistes.
Nous parlons de négation, car il est pour le moins incompréhensible qu’une société (plutôt les sphères qui sont responsables de la gouvernance ou de la gestion de la chose officielle en son sein) se voit consacrer des fêtes plus récentes et condamne à l’oubli une autre plus ancienne et plus autochtone.
Pourtant, le calendrier amazigh, à l’origine de cette fête, donne une illustration de la profondeur de la symbolique de Yennayer et de la nécessité de la redynamiser. Cette fête informe justement de certains des repères sur lesquels la société amazighe est fondée.
Sans aller dans un manichéisme qui ne permet d’alternative qu’entre deux extrêmes posés comme contraires (positif/négatif), la symbolique qui sous-tend le calendrier amazigh est à la base d’une philosophie qui met, certes, en avant un certain dualisme (bien/mal, froid/chaleur, mâle/femelle…), mais il offre en même temps l’occasion de considérer l’homme dans sa globalité, sa multiplicité, tout en tenant compte de son rôle en tant qu’élément faisant partie de la nature.
Intégration de l’homme à la nature
Rappelons certaines de ces périodes que connaît le calendrier agraire amazigh pour se persuader de la perception qu’il donne du temps et de cette symbolique qui en est à la base.
À l’exemple de la période citée plus haut, où le blanc (amellal) est confronté au noir (aberkan), nous pouvons citer aussi cette période en rapport au renouveau des végétaux. Celle-ci est représentée par deux termes qui renvoient à deux aspects contraires. Quand les arbres commencent à se couvrir de feuilles et de fleurs, vers le 17 mars, on parle de ledjwareh (les blessures).
Juste après, environ une semaine, on assiste à l’apparition des premiers fruits sur les arbres, on parle de Sswaleh (les jours utiles). Beaucoup de saisons sont ainsi composées de deux périodes ; Tizeggaγin (les journées rouges)/ Timγarin (les vieilles capricieuses – les giboulées).
Imheznen (les jours tristes)/Aheggan (le grand froid). Mais l’idée que nous soutenons renvoie au fait que même si cette conception est d’abord bâtie sur une dualité, au sens d’opposition stricte entre deux termes posés comme exclusifs, celle-ci donne l’occasion d’articuler cette opposition sous forme de degrés. Ce qui permet de dépasser justement ce binarisme pour aller vers des constructions plus complexes qui donnent l’occasion de gérer le vécu à travers toutes les modalités qu’il offre potentiellement.
Autrement dit, ce calendrier ne pose pas seulement des termes contradictoires (contraires) dans le sens que le premier terme serait ce que le deuxième n’est pas. Il renferme aussi des oppositions pouvant contenir des aspects relevant du même fait ou phénomène. Ainsi, le dernier couple cité (imheznen/aheggan) renvoie à une période de froid dans ses deux composants. Il n’y a pas opposition froid/chaleur, mais dans ce couple celle-ci s’articule seulement sur l’axe du froid dans chacun des deux termes. Le premier renvoie à un degré de froid moindre que dans le deuxième. Ceci étant, sans pouvoir approfondir ici cet aspect, nous rappelons que les analyses ayant trait à la logique – depuis celles élaborés par les anciens philosophes (Aristote), jusqu’à celles intéressées par l’émergence de la signification, à l’exemple des travaux de certains sémioticiens -, ont élaboré des outils (tel que le carré sémiotique) qui démarrent de ce binarisme (primaire) opposant deux termes pour inclure, par la suite, des termes autres (intermédiaires, subalternes, subcontraires …) qui découlent des rapports impliqués par l’opposition initiale.
Dans ce sens nous postulons que ce calendrier, tout en étant construit sur un mode binaire dans certaines de ses périodes, compose autant avec les latitudes qu’offre celui-ci. En somme, et pour faire simple, il articule le vécu sur une opposition entre le chaud et le froid, le noir et le blanc, mais il pose en même temps la possibilité de l’existence du tiède et du gris.
Cette conception ne concerne pas seulement les périodes de l’année, mais elle transparaît autant dans l’ensemble des actes du vécu quotidien. Les études, à l’exemple de celles de Bourdieu, décrivent dans ce sens la gestion de certains faits et éléments participant du culturel. Charly Guibbaud écrit ainsi, à propos de la maison kabyle que celle-ci “participe au même titre que le marché (souq) ou la tadjemaât aux éléments structurants et fondateurs de la société et de la culture kabyle : c’est un lieu sanctuarisé où vont s’installer les génies, âmes des morts et gardiens (aâssassen) avec les contraintes et obligations attachées à une telle présence” (1).
Ainsi donc, même si cet espace (la maison) est fondé sur plusieurs dualités (haut/bas, humain/non humain, dehors/dedans…), celui-ci admet en lui des segmentations dépassant le binarisme. L’auteur cité plus haut ajoute : “La maison kabyle, l’axxam, est divisée en trois espaces intérieurs”. Il précise, en référence à d’autres auteurs (2) : “Chacune de ces divisions porte un nom, a des formes et des fonctions propres, trouve un sens à l’intérieur d’un système symbolique qu’elle inspire et dont elle est influencée”. Dans cette société, il est vrai que le vécu s’articule autour des morts et des vivants, mais il compose avec des éléments, des entités dépassant cela, ou relevant des deux. Iassassen (les gardiens) évoluent dans les mêmes espaces que peuvent occuper les morts et les vivants, on leur réserve même leur part de nourriture durant les fêtes autant que l’on dispose la cuillère de l’absent devant celles de tous les autres membres comme pour signaler (ou rappeler) sa présence. Rappelons que la grammaire de l’ancien égyptien distinguait entre trois nombres, le singulier, le duel et le pluriel. C’est le cas, pour faire le parallèle, de la langue arabe, même de nos jours.
Le tamazight aurait-il emprunté l’idée ? On dit aisément dans cette langue âamayen (deux ans), berdayen (deux fois), youmayen (deux jours), mais cela demeure flottant et ne s’applique pas comme règle générale. La pensée saisit donc bien le concept, mais elle ne le pose pas comme fait régulier.
C’est ce qui nous mène à poser que l’originalité résiderait dans cette capacité qu’a cette société à composer avec les exigences de ce binarisme tout en s’offrant la latitude de dépasser celui-ci pour s’ouvrir à tout autre mode d’existence potentiel.
Ceci étant, d’aucuns rétorqueraient que c’est cette posture qui a fait que cette société paraît, et pour un regard extérieur mais surtout pour celui intérieur, un mélange de contradictions qui souvent s’annihilent par faute de cohésion. Cette société est l’une des premières à avoir élaboré une écriture (les tifinaghs) (3), mais toute sa littérature est transcrite via d’autres langues.
On dit d’elle une société orale alors qu’il se pourrait qu’elle soit à l’origine de l’écriture. C’est elle qui a donné naissance au premier roman (4), en tant que genre littéraire, mais c’est juste au siècle passé que des textes commencent à paraître dans sa langue. Cette société ne connaît pas l’emprisonnement (elle ne va pas jusqu’à l’extrême suppression de la liberté), elle préfère des sanctions telles que le bannissement ou l’exil temporaire. Mais elle pouvait aisément envisager la peine de mort (5).
L’erreur serait ainsi de voir en ce qui précède une incapacité à gérer des contradictions. Ne s’agirait-il pas plutôt d’une philosophie bâtie sur une recherche d’équilibres que la majorité des sociétés n’ont même pas latitude d’envisager?
Yennayer n’aurait aucun fondement étymologique ni scientifique
Il aurait été aisé de nous limiter à relever, tel que déjà fait, que Yennayer serait une simple amazighisation du nom janvier qui vient du latin januarius, qui lui, dérive de Janus. Il est à signaler que l’explication qui fait de Yennayer un terme composé de Yan (yiwen –un) et Ayer (Ayyur – mois), n’est qu’une création populaire qui n’a aucun fondement étymologique ou scientifique.
Le point essentiel que nous avons essayé de cerner renvoie au fait que ce dieu (romain ?), Janus, est connu pour être le dieu “des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes”. En plus du fait qu’il soit honoré tel un dieu introducteur, dans la mythologie romaine, nous voyons bien qu’il répond au concept de “passage du temps”.
Premier fait donc à retenir : Janus renvoie aux portes et aux commencements. Deuxième fait : Ce dieu est représenté avec deux visages opposés. L’un représente le passé, l’autre l’avenir. Ce dualisme est donc bien marqué dans la représentation de cette divinité. Les rituels ici décrits remonteraient à l’antiquité ou pour le moins à une période précédant la venue des Romains en Afrique du Nord. Ces derniers fêtaient ce dieu le 1er janvier. Les Amazighs n’ont jamais peut-être consacré de culte à celui-ci, mais il est curieux de constater qu’ils ont consacré, depuis la nuit des temps, des rituels qui rappellent toutes les caractéristiques de cette divinité. Le fait est qu’ils seraient, peut-être, les seuls à commémorer de la sorte cette période de début de l’année. Seraient-ils donc à l’origine de ces rituels ? Nous ne posons pas tout à fait la question de savoir si cette divinité est d’origine amazighe, au même titre que certains font d’Athéna une déesse libyenne, mais rappelons que des auteurs ont déjà relevé que Janus pourrait ne pas être une divinité romaine. Ce dieu est même supposé par certains comme “extérieur à toute mythologie”. Nous citons ici Jean Gagé qui cite dans le même texte P. Grimai en écrivant : “Janus intrigue la recherche moderne, qui hésite entre une lointaine origine syrienne, de fond cosmique […], et les vétilleuses superstitions d’une traversée” (6).
H. M.
Université de Béjaïa