« On a toujours plus de religion qu’on ne le croit ». Marcel Jouhanadeau, écrivain français (1888-1979)
L’Europe sombre encore dans le délire de l’anticléricalisme, c’est du moins ce que donne à voir et à analyser l’actualité mondiale de ces derniers jours. En fait, après le branle-bas de combat qu’a suscité la visite du pape Benoît XVI en Espagne, dans le cadre des Journées internationales de la jeunesse en août dernier (*), c’est au tour des Allemands de contester, à leur façon, la venue de ce représentant de l’Eglise sur la terre germanique. Ainsi, des manifestations grandioses sont-elles prévues afin de désacraliser à jamais le pouvoir de l’Eglise et son ascendant sur les masses. Les arguments avancés sont multiples : inanité du discours papal, absence d’alternative sur le plan social et inadéquation de la démarche religieuse avec les défis contemporains. Karl Wowereit, le maire de Berlin, s’est mis de la partie et soutient, pour sa part, que l’Eglise catholique défend des thèses qui appartiennent aux millénaires précédents. D’autres représentants associatifs accusent l’Eglise de falsification et de détournement du sens des vérités. Mais ce qui suscite vraiment l’attention est que ce grand brouhaha a principalement été fomenté par les mouvements proféministes et acquis aux thèses de libertinage sexuel pour lesquels la visite du pape est une véritable mise en scène sans fondement social. La classe politique, quant à elle, est fortement divisée entre défenseurs et détracteurs. Christine Lieberknecht, la ministre-présidente chrétienne-démocrate de Thuringe, un parti censé être conservateur, est restée dans une position d’expectative, jugeant que la liberté d’opinion devait, en toute circonstance, être acceptée et respectée.
De même, un autre ministre des Verts a pris une attitude presque similaire. Pour rappel, le taux de croyants en pays germanique est vraiment en baisse par rapport aux années précédentes car, à en juger les statistiques, il en existe seulement 24 millions contre près de 30 millions il y a presque deux ans. C’est dire que l’Allemagne, pays traditionnellement peu laïque, vire lui aussi, à l’instar de la France, au laïcisme et à l’aconfessionalisme. Mais indépendamment de ces réalités choquantes à plus d’un égard, le plus important à mettre en évidence est l’évaporation, à une allure inquiétante, du concept du multiculturalisme dans son sens le plus large dans les sociétés occidentales, qu’il soit à l’intérieur de la communauté chrétienne ou entre celle-ci et les autres communautés religieuses ou dans la perception générale que l’on se fait à l’égard des autres cultures.
De par son importance et sa gravité, le problème de l’interculturalité est sans doute l’un des thèmes qui préoccupent le plus les sociétés modernes. L’interculturel rime le plus souvent avec l’interreligieux dans la mesure où culture et religion sont deux notions plus ou moins imbriquées l’une dans l’autre. Si la culture, grosso modo, est «tout ce qui est reste après que tout disparaît» et signifie de ce fait, l’infrastructure sociologique, l’armature idéale et le «background» conceptuel d’une société humaine quelconque, la religion est, quant à elle, un champ plus vaste englobant l’ensemble des paramètres culturels, cultuels et sociologiques de celle-là. Cela dit, la religion est plus riche que la culture, quant aux domaines auxquels elle s’intéresse. En ce sens, même si les cultures se ressemblent, une simple distinction ou schisme en matière de religion pourrait facilement conduire à l’irréparable. Cela a déjà été vécu en Europe durant la période de la réforme et contre-réforme au XVe siècle, quand catholiques, protestants et hérétiques s’étaient livrés bataille les uns contre les autres. Posséder l’unique vecteur culturel pour prétendre intégrer ou cohabiter avec un groupe social religieusement ou culturellement différent n’est forcément pas chose aisée. De même que l’apparition des tribunaux d’inquisition en île ibérique, au lendemain de la reconquête de Grenade, dernier bastion musulman de l’époque nasséride par la reine Elisabeth de Castille et le roi Ferdinand d’Aragon, n’aurait pu être facilitée que par la stigmatisation culturelle de l’autre. Autrement dit, le monothéisme des trois religions révélées (judaïsme, christianisme et Islam) est plus un facteur de cohésion et de symbiose qu’un catalyseur de discorde et de sédition.
Mais en quoi la religion diffère-t-elle de la culture ? Si les Occidentaux défendent le fondement judéo-chrétien de leur civilisation, à quoi servent donc les références répétitives à l’âge des Lumières ? A priori, il semble que l’idée qui affirme que la culture est antérieure à la religion est complètement erronée, car le subconscient humain a plus tendance à s’attacher aux dogmes qu’à les renier. Le grand sociologue maghrébin Ibn Khaldoun (1336-1406) parle de «el açabiya» et de «el cabaliya», deux termes ayant été forgés par lui, suite à des constats récurrents sur la société arabo-berbère du XIII et XIVe siècles, où le tribalisme et les liens du sang l’emportent largement sur la dimension religieuse bien que celle-ci s’y soit depuis fort longtemps enracinée. Le premier concept met le point sur le rôle de la foi dans le ralliement de la communauté des croyants tandis que le deuxième met en relief l’importance des liens du sang et d’allégeance à une tribu dans la fomentation de ce qu’il surnomme «el mulk». Dans cet esprit et suivant cette perspective, les castes religieuses ou tribales «nihal» se fondent en une seule entité suprême et indépendante que l’on pourrait appeler dans le langage moderne «souveraineté» ou «Etat souverain» étant donné que le politologue Carl de Malberg définit la souveraineté en tant que suprême pouvoir de l’Etat, et notamment en tant qu’entité abstraite indépendante des pouvoirs des gouvernants. C’est dire que dans la pensée khaldounienne, la culture est un élément principal, à l’origine de la naissance du besoin religieux, l’inverse serait irréversiblement une donnée invérifiable. Ce que dément presque catégoriquement le philosophe allemand Karl Marx (1818-1883), pour qui la découverte de l’Amérique par le navigateur génois Christophe Colomb est essentiellement mue par la recherche de l’or plus que par la volonté d’évangélisation des Indiens.
Ces derniers sont d’ailleurs, à l’époque, inconnus pas l’ensemble de l’humanité. Marx classe ce phénomène sous le label du «matérialisme historique», théorie, selon laquelle, la plupart des civilisations sont la résultante d’un conflit entre les classes pour figurer aux premières loges de la domination sociale. Il convient ici de faire un distinguo entre domination et hégémonie car, si la première notion est de l’ordre de l’idée de la force, la deuxième est immanquablement de l’ordre de la force de l’idée. Par ailleurs, la philosophie marxiste insiste fortement, dans ses principes, sur l’idée de la «culture prolétaire», laquelle culture est à même de faire sortir les classes déshéritées de leur soumission aux classes dominantes, ce qui se traduit en nos ères modernes par «le phénomène de déculturation», car la force subversive et «hégémonique» des sphères dominantes est fortement éradicatrice du substrat culturel basique des classes dominées. En conséquence, il n’y a plus d’interculturel mais seulement de superstructurel et d’infraculturel, c’est-à-dire, dominants et dominés, capitalisme arrogant et prolétarisme décadent et misérabiliste.
C’est dans ce contexte que l’on parle de la «philosophie de la misère». En effet, chez les marxistes, l’idéologie est presque la parfaite incarnation d’une religion, sinon sa véritable «doxis» mobilisatrice sachant que ce mot là est étymologiquement dérivé du verbe latin «relegare» qui signifie «relier». Donc, à l’instar de la religion, l’idéologie est une forme de rassemblement et de relance sous le sigle unificateur de la croyance à une idée et d’une allégeance à une philosophie de la vie et de l’existence. Certes, cette philosophie trouve aussi son parfait parallélisme dans la pensée musulmane.
A ce titre, le philosophe et penseur pakistanais Al Mawdudi (1903-1973) fait, lui aussi, une brève corrélation entre la foi, la religion et l’acte de politiser les masses dans la mesure où, selon lui, la politique est un plaidoyer en faveur de l’intérêt public. De même qu’Al-Kawakibi (1855-1902), en mettant en relief les traits fort distinctifs du despotisme, a essayé dans son célèbre ouvrage Caractéristiques du despotisme de replacer la religion dans le contexte de la réforme «Al Nahda» qui a pris naissance dans le monde arabo-musulman à la fin du XVIIIe siècle. Cependant, en Europe, la maturité politique laïcisante a été le pur résultat d’un conflit entre l’Eglise et le politique et non la conséquence d’une fécondation in vivo de la pensée des Lumières.
L’interculturel y fut un sujet additif et le fanatisme une pratique addictive parmi tout autant les élites que les masses. Pour s’en convaincre, il ne suffit qu’à feuilleter les pages d’histoire pour constater de visu l’atrocité des persécutions et exécutions contre «l’autre» musulman ou juif, jugé, «infidèle», «mécréant» et n’ayant guère de foi. En réalité, plus personne ne pourrait oublier les épisodes tragiques du périple des juifs «séfarades» de l’Espagne, de peur d’être lynchés par les chrétiens conquérants. La convivialité civilisationnelle vécue et ressentie en île ibérique durant les sept siècles de présence musulmane a rapidement laissé place à une horreur déferlante. On est loin de cette ère où le rabbin juif Maïmonide (1138-1205) côtoie la cour des grands califes et séduit les foules avec son art oratoire et ses connaissances encyclopédiques en théologie et jurisprudence.
L’interculturalité d’antan est devenue, en un laps de temps relativement très court, «antinomie» et adversité. Plus rien ne marche dans le sens de l’entente communautaire, les Maures, moresques, mudéjars et juifs ont souffert mille morts. Tout cela nous renseigne sur l’absence terrifiante du concept de l’altérité dans les consciences. «L’autre», ce tout ambigu et exotique est ridiculisé, mis au rebut et fragilisé par de nouvelles situations contradictoires auxquelles il n’y a pas pris précaution. Le roman de l’écrivain franco-algérien Anouar Benmalek ô Maria, nous replonge dans le destin de cette Espagne tourmentée du XVIIe siècle, quelque temps après la fin du nettoyage ethnique, dont les croyants non chrétiens furent la cible, les doutes de Maria, la principale protagoniste du roman sont indéfiniment décourageants.
Maria fut multiple, elle se cacha derrière un nom d’emprunt, travestit perfidement son identité et trompa tout le monde par sa «conversion» afin qu’elle puisse survivre dans une ambiance d’intolérance et de prosélytisme. Le prénom Aïcha qu’elle avait eu depuis sa jeune enfance, l’avait rendue fort paranoïaque, une fois devenue adulte. Il est certain que lorsque l’on parle de «l’interculturalité», cela sous-entend nécessairement «intercultualité» car culture et culte sont l’avers et le revers de la même médaille. C’est pourquoi tout ce qui est différence devrait être considéré comme étant déférence, pluralité et positivité. Dans cette perspective, on entre de plain-pied dans le vif de «la philosophie de la différence» décortiquée et érigée en théorie par le penseur français Gilles Delleuze (1925-1995).
Le juste milieu
A vrai dire, si les religions ne s’attèlent pas à magnifier les différences des autres cultures, elles deviendraient inéluctablement pures dogmatismes, idéologies crasseuses et fanatismes exacerbés. Les expériences historiques montrent, à satiété, jusqu’où mèneraient les excès de toute nature. Néanmoins, il est quelques exceptions à ces cas vraiment extrêmes où des «individualités» hors pair ont tracé une autre dimension à la différence, Hassan Al Wazzan (1488-1548) dit Léon l’Africain, l’auteur de la fameuse Cosmografia de Africa, ce musulman de Grenade qui s’était converti au christianisme après avoir été fait prisonnier par des marins siciliens sur le chemin du retour de La Mecque, en fut une. Pedro de Boabdil, un chevalier de l’Ordre de Saint-Jean, voulant faire son mea-culpa auprès des rois de Médicis, l’avait livré au pape Léon X comme une offrande de bon cœur.
Voyage raté et destin remanié mais Hassan Al Wazzan reste à jamais, dans l’imaginaire collectif européen, l’icône mythique de ce mélange historique entre les cultes et les croyances. En réactualisant son récit de vie, l’écrivain libanais Amin Maalouf a su transcender ces barrières historico-religieuses pour mettre à nu les réalités enfouies dans les profondeurs des êtres humains. Ainsi, pourrait-on constater que l’interculturel s’est conjugué à merveille avec l’interreligieux dans le parcours de Léon l’Africain. Il en est de même du destin de l’écrivain et poète algérien de confession chrétienne Jean Mouhoub Amrouche (1906-1962) dont le renom est plus qu’extraordinaire.
Né au sein d’une famille chrétienne en Petite Kabylie, Jean Amrouche, contrairement à l’autre fils du pays le philosophe Albert Camus, avait défendu bec et ongles la révolution algérienne. A ce titre, il a servi d’intermédiaire entre le FLN et les autorités françaises en vue des négociations pour l’indépendance, ainsi, affirme-t-il, en 1957, au nom de ces «antagonismes» qui l’ont bercé durant toute sa vie : «Les musulmans d’Algérie ne veulent plus qu’on parle d’eux à la troisième personne, dire je, nous en tant que personnes libres et constituant un peuple libre. Ainsi, l’insurrection algérienne n’est rien de plus, rien de moins qu’une affirmation d’existence». Bien plus, en dépit de sa culture fortement européanisée, Jean Amrouche reste une pure âme algérienne pétrie de tradition musulmane et vivant en symbiose avec elle. Sa sœur Taos fut, elle aussi, de cette trempe de femmes résistantes à l’oubli dans la mesure où elle a déterré du fond des terroirs les chants oraux et mythiques de sa Kabylie natale. En vérité, toute la famille Amrouche a dépassé le stade de «l’interculturel» pour aller à la rencontre de celui de «l’intraculturel». Ce dernier terme, bien que nettement différent du premier, le rejoint cependant dans ses ramifications philosophiques puisque l’intraculturalité est en sa base théorique, consubstantialité, reconfiguration et absorption de la culture d’origine par rapport à celle d’acquisition et compatibilité de l’être intérieur et profond avec le magma extérieur et superficiel. La religion y joue certes un rôle mais pas vraiment important, car en ce processus se met en marche un train de jumelage plutôt que d’intérmédiation entre les valeurs exogènes et la conscience endogène de tout être humain. Par ailleurs, c’est ce genre d’intraculturalité qu’a vécu également l’écrivain péruvien, José Maria Arguedas (1911-1969). Ayant materné en son for intérieur un amour sans commune mesure pour la langue «quechua», Arguedas en anthropologue convaincu, avait exploré tous les recoins cachés de la civilisation indienne, terre de ses ancêtres. Cette quête identitaire l’a mené tout droit vers la construction d’«une vision perspectivante du monde» pour reprendre les termes du philosophe espagnol Ortega y Gasset. Ce qui est intéressant à retenir, est que la religion, nonobstant son influence considérable sur tous les domaines de la vie et de l’existence, pourrait s’avérer incapable de contourner et de juguler le pouvoir de la culture si l’on s’accorde à dire que celle-ci est un cadre général, de loin, beaucoup plus important et un peu plus vaste que l’étendue de celle-ci. Certes, la religion peut facilement fasciner mais sans le secours de la culture et de l’environnement, elle reste isolée et inopérante.
Le peintre Etienne Dinet, devenu après sa conversion Nasr-Eddine Dinet et l’écrivain Isabelle Iberhardt ne s’étaient ralliés à l’Islam qu’après avoir été subjugués par les paysages paradisiaques du Sahara algérien. Le désert est un espace disert et peu expressif. Néanmoins, son silence pourrait conquérir les âmes humaines les plus impénétrables, car il est un lieu de ressourcement, de rajeunissement et surtout d’ascétisme. Il va de soi qu’en ces temps actuels, la différence culturelle est souvent source de richesse. Néanmoins, elle pourrait également incarner la tête du mal. Le jugement est relatif bien que les réalités sont presque identiques. Que l’on regarde «le système communautaire» qu’ont érigé en mode de gouvernance les Anglais. Certes la coexistence y est possible, mais un probable différend de voisinage est à même de déclencher une bataille, alors que toutes les races et les diversités pourraient s’exprimer en toute liberté et dans leur total syncrétisme car le respect de l’identité de l’autre est une affaire très complexe et nécessite des approches psychosociales diversifiées. L’exilé sent une douleur que quiconque n’est capable d’expliquer à moins qu’il l’ait vécu lui-même. Le philosophe français Etienne Balibar, en faisant une petite comparaison entre les modèles d’«intégration», français et anglais, distingue deux types de racisme qui pourraient naître à force de frictions de différentes communautés.
Le premier, propre à l’Angleterre, est du type «différentialiste», s’appuyant généralement sur la différence culturelle, en ce sens qu’il concerne les petits détails liés à l’art gastronomique, les compétences managériales et les divergences culturelles, tandis que l’autre est du type «ethnique», ayant particulièrement trait aux origines de l’immigré, à sa race et en dernier ressort à sa culture. En ce point, il convient de signaler qu’à la différence de la mentalité allemande, qui privilégie les liens du sang, les deux cultures française et anglaise s’inscrivent dans l’interculturel à des degrés divers, tandis que les Espagnols sont un peu permissifs dans les mœurs et à cheval sur la foi. En guise de conclusion, on est en droit de dire que sans religion, la culture est vide et sans culture, la religion deviendrait dogmatisme. C’est pourquoi, culture et religion doivent toujours épouser les débats et les discussions des élites politiques afin que s’éclaircissent les voies. Les temps modernes ne pardonnent pas un excès de religiosité, qui mettrait un terme à l’influence de la culture ni n’acceptent une «déspritualisation» irréfléchie qui rendrait l’avenir des nations incertain et le progrès compromis. Cela dit, «le juste milieu» est, de tout temps, la règle du jeu draconienne à laquelle la modernité s’y soumet. En cela, la tolérance, dérivant automatiquement du culte de l’altérité, serait la clé de voûte de toute démarche humaine vers le respect, la compréhension et la tolérance.