«Si j’étais traité comme cela, je deviendrais moi aussi terroriste»!
Je commence la chronique d’aujourd’hui par cet aveu d’un colonel de l’U.S Army rapporté par le général britannique Nigel Alywin-Foster lors des bombardements américains survenus en Syrie courant septembre 2014 (voir l’article de Jérôme Gygax, Du «chaos constructif» à la «guerre de démocratisation» au Moyen- Orient : un échec planifié?, Mediapart, 15 octobre 2015). Mais pourquoi? C’est pour affirmer que la réalité de la guerre n’est ressentie que par ceux qui la subissent! Ceux-là sont, bien sûr, les pauvres syriens et eux seuls! Et puis, «qui tue qui» maintenant en cette Syrie au visage défiguré, en Irak et partout au Moyen-Orient? Al-Assad? Daesh? L’armée syrienne libre «A.S.L»?
Le reste des ex- milices bâassistes irakiennes? Les américains? Les coalisés? Les russes? Les iraniens? Les pays du Golfe? Les Turcs, etc.? Question complexe sans aucun doute. Pourquoi encore? Parce que tout simplement la Syrie est en ligne de mire d’acteurs politiques régionaux multiples et différents, puis, l’existence de ce monstre de Daesh qui dispose selon quelques estimations de 30.000 à 50.000 soldats et qui, soi-disant, nuit à la plupart des pays de la région ne fait, à dire vrai, qu’en profiter à beaucoup, sinon à tous : à l’Arabie Saoudite puisqu’il affaiblit l’Iran, à Israël parce qu’il attaque Al- Assad et le Hezbollah (adversaires de taille), au clan d’Al-Assad parce qu’il se dresse en barrage contre ses ennemis intérieurs (l’opposition de l’A.S.L), et lui permet, cerise sur le gâteau, de se présenter en alternative crédible face au terrorisme international, aux pays occidentaux parce qu’il leur laisse grande ouverte la porte à une recolonisation systématique de la région au nom des faux idéaux de la «guerre dite humanitaire» et joue le rôle d’exutoire à leurs crises (vente des armes et leur expérimentation), à Vladimir Poutine parce qu’il arrange ses visées hégémoniques sur cet espace géostratégique vacant (le Moyen-Orient s’entend) des suites du retrait «temporaire» des démocrates américains, plus préoccupés, semble-t-il, par les présidentielles de 2016 que par autre chose, à la Turquie d’Erdogan parce qu’il lui procure du pétrole à bas prix via la contrebande commerciale, etc. Bref, tout le monde y trouve son compte sur le dos de qui? Les syriens hélas!
Le plus inquiétant dans cette histoire aux accents tragicomiques est que cet Etat islamique (E.I) a hérité comme l’aurait si bien décrit Olivier Roy de deux pères : Saddam Hussein et Ben Laden. En ce sens qu’il a pu exploiter l’ancrage territorial (le triangle sunnite en Irak) et également l’appareil militaire du premier, puis, du second, il en a si grandement tiré bénéfice : l’expérience internationale du terrorisme, l’islamisme supranational, le califat mondial, l’antisémitisme, l’antichristianisme, l’anti-occidentalisme, les techniques de propagande, la manipulation médiatique, entre autres, etc. (voir à ce sujet Olivier Roy, Géopolitique du chaos, collections d’histoire, n° 69). Impénétrable à moindres frais, c’est-à-dire, sans une intervention très planifiée au sol (trop coûteuse et risquée au demeurant pour ces puissances occidentales plongées à l’heure qu’il est dans le marécage de la crise économique), Daesh est l’exact contraire de la nébuleuse d’Al-Qaïda. Pourquoi? D’abord parce que si celle-ci s’appuie sur une stratégie globale, mondialisée et déterritorialisée, «Daesh», lui, s’en tient à une logique purement territoriale (l’Irak et la Syrie d’abord), avec une volonté de s’étendre progressivement ailleurs (expansion permanente par la conquête de d’autres espaces vitaux). Ensuite, il y a aussi la question de l’appui extérieur. L’expert saoudien Ali Al-Ahmed de l’institut des affaires du Golfe et le sénateur américain Bob Graham expliquent par exemple que l’E.I n’est qu’un instrument (moyen de pression) aux mains de l’Arabie Saoudite et des U.S.A. Comment? La stabilité relative de l’Irak sous Saddam n’aurait pu être possible que par parce que les saoudiens et les américains ont été longtemps complices pour des raisons différentes de la politique répressive du dictateur de Bagdad (étranglement des aspirations sectaires des chiites, des kurdes et des autres minorités). C’est pourquoi, dès la révolution islamique des Ayatollahs en 1979, les sunnites d’Irak considèrent le chiisme comme une affaire «iranisée».
Autrement dit, les chiites sont devenus dans leur représentation symbolique (les sunnites s’entend) des iraniens. Ainsi le penchant de ces derniers pour le séparatisme, bien qu’il ne soit jamais une conviction, s’est transformé en un réflexe défensif, voire en une revendication essentielle (le but recherché par les américains). Ce qui, d’une part, cadre indirectement avec l’espoir mis par les rois saoudiens dans «l’unité sunnite» sous le label wahhabite et la caution américaine (concurrence avec l’Égypte en tant que leader du Monde Arabe) et coïncide d’autre part, avec les velléités hégémoniques du voisin iranien. Durant la guerre irako-iranienne (1980-1988), les monarchies du Golfe, l’organisation de la libération de la Palestine (O.L.P) de Yasser Arafat et les frères musulmans ont donné tous, malgré la divergence de leurs positions respectives, un coup de pouce au parti Bâas et à Saddam, perçus comme une citadelle «sunnite» et arabe contre le monde persan chiite. Campagnes diffamatoires, anathèmes, surenchères polémiques, contre ces chiites taxés d’hérétiques ont, pour l’occasion, été développés par les wahabites, provoquant les mêmes attitudes dans l’autre camp. Retour de manivelle après 2003 pour les chiites qui reprennent, à leur tour, leurs droits de «domination»! En revanche, jetés en pâture à la misère et à la frustration (poussés bien sûr par les gouvernements chiites successifs), les sunnites d’Irak, eux, se sont rabattus sur Daesh comme ultime recours. Lucifer des temps modernes, Bush Junior a déréglé les aiguilles de la boussole du Moyen-Orient, en menant ces moutons de Panurge que sont les pays arabes droit vers la tourmente. Il est sans doute le seul avec son mentor Blair à devoir être traduits en urgence près de la cour pénale internationale pour crimes de guerres contre l’humanité.
Les répercussions en sont néfastes. Dans son intervention du 28 septembre dernier devant la 70 ème assemblée de l’O.N.U, le président Poutine n’a pas exclu dans le sillage d’une déclaration précédente faite le 07 septembre au forum de Vladivostock (Russie) une crise migratoire majeure, l’organisation des Droits de l’Homme «Human Rights Watch» parle, elle, de crise humanitaire. Les épithètes sont différentes quoique la réalité soit la même : un désastre humain! En 2014, l’agence des nations unies pour les réfugiés aurait estimé qu’il y a eu 2 millions d’irakiens sans domicile fixe sur un total de 4 à 5 millions de réfugiés (à l’intérieur comme à l’extérieur du pays). En Syrie, on dénombre des milliers de morts, des milliards de dollars d’infrastructure de base détruite et 4 millions de réfugiés dont la moitié est composée d’enfants! Le prix de la démocratisation est très cher pour ces peuples livrés à eux-mêmes! Mais comment et pourquoi on en est arrivé-là? Wesley Clarck, ancien commandant en chef de l’O.T.A.N a déclaré en 2003 que Bush Junior avait en tête le sinistre projet d’attaquer et de détruire 7 pays en 5 ans : l’Irak, la Syrie, le Liban, la Libye, la Somalie, le Soudan et l’Iran. Et puis, l’idée de pays confessionnels aurait bien tenté ce dernier. Dans un article intitulé «la solution des trois Etats» publié le 25 novembre 2003 au New York Times et repris par le réseau Voltaire, Leslie H. Gelb, le président du conseil des relations étrangères (Council on Foreign Relations), un think tank non partisan spécialisé dans l’analyse de la politique étrangère de l’Oncle Sam, aurait battu en brèche l’existence d’un projet ou même d’une intention de la part des américains pour construire un Irak uni. A l’en croire, l’Irak serait voué par contre à être divisé en trois Etats : kurde au nord, sunnite au centre, chiite au sud. Ce plan table sur le démantèlement du nationalisme bâassiste (l’armée, l’infrastructure administrative et partisane baâssiste, etc.,) et par ricochet, la mort de ses ramifications arabes. Toutefois, cet Irak-là serait sous perfusion médicale (réformes, spectacle occidental de bons offices, aide de la part de la communauté internationale, etc.) de crainte qu’il ne soit récupéré par la Syrie, la Turquie ou l’Iran. Mais comment y procéder? Voilà la question! On remarque qu’à cet effet, les chancelleries occidentales se sont ingéniées au camouflage de leurs intérêts géopolitiques (les lobbies militaro-industriels, pétroliers et autres) par l’amplification aux yeux du monde entier de la puissance irakienne puis du danger du pouvoir des ayatollahs (armes chimiques et nucléaires) sur la sécurité régionale. Bien entendu, le triangle qui réunit les Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et Israël a travaillé de connivence pour justifier une guerre contre Téhéran. Les Etats Unis qui se sont convertis de l’anticommunisme à l’anti-islamisme y perçoivent un ennemi potentiel pour l’équilibre des forces, Riyad, quant à elle, considère Téhéran comme une rivale chiite à abattre, Israël, lui, développe par ses gesticulations diplomatiques et sa propagande l’illusion d’une menace existentielle à l’encontre de l’entité sioniste.
De toute façon, l’inquiétude des faucons néoconservateurs ne vient pas de Saddam (ils savent qu’il n’a aucune puissance) mais du fait que les kurdes restent moins troublants en Turquie et en Iran, pays émergents qui ne montrent pas de signes de méfiance à l’égard de leur revendication
autonomiste (ce qui n’arrange pas les intérêts américains). En plus, les sunnites seront sans doute d’une part enclins (en cas de la chute de Saddam) aux représailles, et d’autre part en proie aux feux croisés des chiites et des kurdes (la majorité de la population) ayant souffert le martyre sous la dictature bâassiste. Sachant bien que ces sunnites-là ne tiennent à un Etat central que parce que leur territoire est pauvre en pétrole et qu’étant une minorité démographique, ils chercheront seulement la survie (peur du génocide). Pour ce faire, les américains ont projeté de s’installer au Nord comme au Sud, en laissant le centre aux sunnites sous contrôle (peur de l’insurrection). Échec du plan! Pourquoi? Au-delà de la stratégie du «chaos constructif» dont l’ex-secrétaire d’Etat Condoleezza Rice aurait-été le porte-flambeau dans le cadre du Grand Moyen-Orient (G.M.O), il y a lieu de préciser que le politologue Samuel Huntington (1927-2008) connu notamment pour son ouvrage «choc de civilisations et la redéfinition de l’ordre mondial» a, ouvré dès 1968 dans un autre écrit
«political order in changing world» à théoriser pour une certaine modernisation du tissu interétatique. En quoi consiste cette modernisation en effet? Il s’agit de la désintégration du système politique traditionnel. Ce qui implique la guerre. Ce que Edward Mansfield et Jack Synder appellent
«guerres de démocratisation». Entendez bien, guerres humanitaires, euphémisme oblige! En termes plus simples, les Marines ramèneront à ces déserts du Monde Arabe la démocratie occidentale des Lumières, juchés sur des chars et des blindés! Au Moyen-Orient, l’ordre traditionnel, c’est le traité de Sykes-Picot de 1916, ratifié dans le congrès de Versailles de 1919. Autrement dit, la division de l’ancien «Bilad Al-Sham» en Syrie, Irak, Liban, Palestine (les anciennes régions méridionales de l’empire ottoman). Or, malgré toutes les tentatives de déstabilisation, cette carte a résisté. Le Liban n’a pas disparu après le départ des français en 1943 et la guerre civile (1975-1990).
Privés de d’Etat, les palestiniens se sont vu, quant à eux, reconnaître comme peuple par la communauté internationale lors des accords d’Oslo de 1993, la Syrie et l’Irak se sont confrontées à une impitoyable concurrence entre les deux frères Bâas et ce de 1967 à 2003. Ceux-ci revendiquent avec l’Egypte nassérienne des identités nationales en déphasage avec le panarabisme ne se sont jamais laissé remonter les bretelles par les américains. Reste la Jordanie qui est un Etat fabriqué de toutes pièces. Il est placé au creux en garantissant une existence artificielle.
Comment peut-on donc «confessionaliser» ces pays-là? Cela est d’autant plus improbable que même les mouvances islamistes ont épousé les contours de ces Etats (l’Egypte des frères musulmans). Autant dire, chaque Etat a un mouvement qui lui est propre (l’internationale islamiste n’a été mise en avant que par Ben Laden).
Si l’instrumentalisation des dictatures contre les démocraties prosoviétiques a façonné la vision américaine au temps de l’anticommunisme et a eu des résultats concrets (Ronald Reagan a eu recours à une stratégie d’endiguement de l’U.R.S.S se basant sur la doctrine d’Eisenhower : essayer de priver Moscou de ses soutiens régionaux stratégiques et l’empêcher de s’étendre en Eurasie et au Golfe persique), jouer avec «le confessionnalisme» est trop risqué car il peut créer un chaos plus déstabilisateur que celui que vit toute la région actuellement.