Déboires avec la justice, échecs scolaires et diplômés au chômage: Les raisons de la harga

Déboires avec la justice, échecs scolaires et diplômés au chômage: Les raisons de la harga

L’aventure des harragas algériens se poursuit inexorablement, atteignant une intensité qui a fini par transformer le phénomène en véritable problème politique pour les Etats concernés et les pays vers lesquels déferlent les vagues de migrants irréguliers. Cette situation est au centre d’études poussées menées par des sociologues algériens.

Abla Chérif – Alger (Le Soir) – Elles ont donné lieu à des rapports régulièrement réactualisés, impossibles à clôturer  en raison de l’ampleur des faits qui s’accumulent. Au Crasc (Centre de recherche en anthropologie sociale et culturelle), un projet mené conjointement entre l’Algérie et l’Espagne est ainsi continuellement alimenté.

L’étude a, de ce fait, été effectuée par deux équipes issues des deux côtés, espagnol et algérien. En qualité de collaborateur, Bouabdellah Kacemi a pris part aux travaux démarrés en 2007.

En raison de la persistance du phénomène, ils se poursuivent à ce jour et les conclusions sont souvent partagées avec Madrid mais aussi Rome, deux destinations qui attirent particulièrement les harragas. Toutes les données contenues dans les recherches sont basées sur un travail de terrain, des enquêtes menées tout le long des villes côtières, de régions connues pour constituer des points de départ des candidats à l’aventure, mais aussi et surtout de témoignages  souvent crus.

Dans ses conclusions, le sociologue évoque particulièrement le travail mené à Béni-Saf, dans l’Oranie, mais fait savoir plus globalement que la «harga» est passée par plusieurs étapes tout au long de ces dernières années. «Même si elle demeure largement majoritaire, affirme le sociologue, la jeunesse algérienne n’est plus la seule frange de la population à émigrer ou à vouloir le faire.

L’idée est aujourd’hui très répandue au sein de la population qui méconnaît malheureusement la vérité sur l’issue que connaît cette aventure». Il poursuit : «Aujourd’hui, on y trouve également des diplômés, des femmes, des enfants… les personnes qui succombent à la tentation sont de plus en plus nombreuses.» Explications : «Pour la jeunesse, les raisons sont claires.»

L’enquête menée démontre, selon lui, la présence d’une importante proportion de jeunes confrontés à des problèmes de justice. «Ce sont des personnes, ajoute notre interlocuteur, qui ont des déboires avec les instances judiciaires et qui ne trouvent que la fuite comme solution. Ceux-là sont nombreux, et il faut dire qu’on peut également retrouver ces cas parmi les adultes.»

La seconde catégorie concerne les «jeunes en échec scolaire et ceux ayant également échoué dans toutes les autres voies d’insertion sociale, stages…» A ceux-là s’est jointe (ces dernières années) une nouvelle catégorie, celle des diplômés qui estiment n’avoir aucun avenir en Algérie. «Ceux-là considèrent que le diplôme obtenu ne leur servira à rien compte tenu de l’offre et de la demande existants dans le pays, et prennent eux aussi la route de l’aventure dans l’espoir d’une situation meilleure.»

Selon une étude largement  menée par une universitaire algérienne, Rym Othmani, travaillant au sein de EHESS Ecoles des hautes études en sciences sociales) à Paris, le taux de diplômés harragas a atteint les 36% en 2016. «Ce sont des diplômés et des travailleurs qualifiés, âgés de 18 à 30 ans avec une prédominance d’hommes de la classe moyenne ayant affronté un marché du travail précaire et dans une démarche d’autonomie tentent l’aventure», expliquait cette dernière lors d’une conférence au Crasc.

Au fil des ans, toutes les franges de la population «ayant échoué dans la vie ou craignant d’échouer faute de perspectives» se sont ainsi retrouvées dans les embarcations de fortune. «Des images terribles ont démontré la présence d’enfants et même de bébés dans des barques en partance pour les hautes mers.» La raison : elle est simple, affirme Bouabdellah Kacemi, «ils ont été utilisés par leurs parents pour mettre toutes leurs chances de côté une fois arrivés à destination. Ils se disent que la présence d’un nourrisson ou d’un enfant en bas âge sera prise en considération par les organisations humanitaires, les organismes de défense des droits de l’Homme, et que cela leur permettra probablement d’être autorisés à rester sur la terre d’asile».

L’enquête menée sur le terrain a également fait ressortir l’existence d’un lien étroit avec la violence et le phénomène des harragas. «On ne le soupçonne pas, révèle le sociologue, mais un bon nombre de la violence qui sévit actuellement, celle de la jeunesse en particulier, est très liée à cette envie féroce de partir. Or, ces départs nécessitent beaucoup d’argent. Les personnes qui travaillent ont de quoi payer et ramassent la somme exigée, d’autres l’extirpent à leur famille, mais la majorité n’est pas en mesure de le faire. J’ai mené une enquête sur la violence, et lorsque je demandais à ces personnes pourquoi elles faisaient cela, elles me répondaient qu’elles volaient ou tabassaient pour payer leur voyage à bord d’une barque.» Vient enfin la dernière catégorie, «celle des Algériens désabusés par des stéréotypes, des discours et des promesses jamais tenues émanant des pouvoirs publics… Mais l’idée, l’envie de la harga est partout, elle s’est généralisée de manière dramatique à travers cette société qui ignore, cependant, les conséquences de ces départs».

Des départs parfois soldés par une mort certaine dans les eaux de la Méditerranée. «Ces personnes ne pensent qu’à l’émigration, pour elles, elles embarquent vers un monde meilleur qu’elles ne connaissent qu’à travers les publicités tapageuses des médias, elles le considèrent réellement comme un eldorado et n’ont autour d’elles que le récit des personnes ayant réussi, même si elles savent que c’est parfois au bout de trois ou quatre tentatives. Cette obsession leur fait oublier la réalité, les prisons dressées à l’autre bout, les refoulés, ou la vie impitoyable qui attend ceux qui ont eu la chance de rester. Les meilleurs d’entre eux travaillent dur pour survivre, les autres, et je me base sur des témoignages, tendent la main dans les marchés ou les cafés. Lors d’un stage en France, j’en ai rencontré plein qui mendiaient, qui suppliaient d’avoir ‘’1 euro pour vivre’’. C’est celle-là la réalité, mais les Algériens refusent de la voir et se portent toujours candidats à la mort ou à la mendicité.»

A. C.