Ahmed Aguini dit Ardjaouni, musicien et parolier, a tiré sa révérence avant-hier mardi à l’âge de 75 ans.
Il était très actif au service de l’association des handicapés de la wilaya de Tizi-Ouzou mais aussi de la musique et de la chanson chaâbie. Qui ne connaît pas Mohamed Ardjouni, sa silhouette svelte et sa tignasse blanche et surtout sa mémoire phénoménale. Ce fut un témoin sans égal de ce qu’a été la chanson et la musique aussi bien kabyle que chaâbie. Nous reproduisons ci-après, in-extenso, le témoignage qu’il a accordé le 4 juillet 2013 dans notre journal, sur sa ville Tizi-Ouzou quoiqu’il soit natif de Redjaouna. C’est le moindre des hommages que nous puissions lui rendre. Son enterrement a eu lieu hier au cimetière de Thakaraveth Sidi Mohand Ou Belkacem.
Tizi-Ouzou, ville de Chaâbi
Tanguant entre les statuts de centre urbain et celui de réceptacle, au quotidien, de la ruralité, Tizi-Ouzou a su, sans visiblement trop le chercher, se découvrir une culture musicale à sa dimension. Ville ouverte à tous les courants, tant pour faire prévaloir une citadinité dans l’acception aristocratique du concept, d’une part, qu’à travers une représentativité artistique d’ancrage montagnarde, d’autres part, qui ont su l’une et l’autre s’imposer malgré tout et gagner à la force du talent et de la créativité une place au soleil en adoptant dès le départ le «chaâbi» comme genre d’expression musicale fédérateur. La Dachra ou Tadart était pour ainsi dire l’alter ego conceptuel local de la Casbah d’Alger ou encore de Tijdit (Mostaganem). C’est là que se constituaient, se concevaient, s’échangeaient, se composaient l’essentiel des démarches aussi bien esthétiques que thématiques qui ont fourni au public de la ville des Genêts l’arrière-fond de ses rêves, de ses lubies et de ses nostalgies. Les passages réguliers pour l’animation des fêtes à la Haute-Ville, notamment à Ain El Halouf et Zellal, de Hadj M’hamed El Anka, de Mrizek et Hadj El Mahfoudh ont aidé à ancrer le chaâbi dans l’esprit et le cœur des citadins comme des ruraux sensibles aux «qsayd» de Kaddour El Alami, de Ben Triki, de Ben Msaïb et des poètes locaux adaptés aux modes séculaires du genre. Incontestablement, Tizi-Ouzou est une ville de chaâbi, à l’instar d’Alger, Mostaganem, Béjaia, Blida et Koléa. Les Belkacem Salbo, Saïd El Kabran, Moh Ali Moh, des banjoïstes de grand talent du cru qui ont travaillé avec les grands maîtres du genre, ont eux aussi participé au développement de cet art dans leur ville. En fait, l’histoire du chaâbi dans la capitale du Djurdjura est une belle histoire d’amour. Nous avons rencontré deux inconditionnels de cette musique pour nous en parler, en l’occurrence, Salah Maâmar et Si Ahmed Ardjaouni. Le premier vient d’enregistrer un CD reprenant Cheikh Arab Bouizguaren et cheikh El Hasnaoui dont il est l’adepte impénitent, et le second, musicien très introduit dans les milieux chaâbistes tant en Algérie qu’en France où il était émigré. En filigrane, nous accompagnerons par devoir de mémoire deux autres personnages qui ont beaucoup donné au genre et qui, par la force d’un destin tragique, l’un d’eux, Hamid Lakrib dit Cholot, est décédé. Hasard ou ironie du sort, il s’est éclipsé le jour de l’éclipse solaire. Laissant orphelin son banjo ténor, l’autre, Arezki Boulou, dont le tar a égayé bien des soirées, a perdu la raison. Le premier comme le second étaient connus à Tizi-Ouzou pour leur élégance vestimentaire, leur amour pour ce qu’ils font, leur générosité artistique et leur sensibilité à fleur de peau.
Entre mahchachate et zaouïas
Tizi-Ouzou était, entre les années trente et quarante, une ville naissante où la vie n’avait rien à voir avec un fleuve tranquille pour les autochtones. D’un côté, les Français et de l’autre les indigènes, de part et d’autres un immense fossé d’oppression, de domination et d’injustice. À l’époque, Weinmann, maire de Tizi-Ouzou, conseiller général et délégué financier de 1921 à 1942, mettait du zèle à défendre ses concitoyens. «Il s’était imposé comme porte-parole écouté de la colonisation en Kabylie. Sous des apparences d’homme modéré et de dialogue, il était en fait un colonialiste intransigeant, avec tout ce que cela comporte de chauvinisme et de racisme. (…) Il défendait bec et ongles la prépondérance française». (Mohamed Seghir Feredj in Histoire de Tizi-Ouzou des origines à 1954 ed. Enap Alger 1990). L’arrogance des colonialistes a confiné les artistes à ne fréquenter que les cafés maures ou les mahchachate pour se produire et noyer, le cas échéant, leur dépit dans l’Anisette et le kif. Si Ahmed Ardjaouni nous parle de Lqahwa n tenqults ou Qahwet El karma (le café du figuier) tenu par Ali El Kabran ; cet estaminet était situé en contrebas de l’actuelle BNA. C’est là que se retrouvaient des chanteurs et instrumentistes pour passer le temps et mettre du baume au cœur des consommateurs. Parmi les habitués de ce café où les instruments étaient toujours disponibles, notre interlocuteur cite les noms de Khelifa Belkacem, Saïd El Kabran, Moha Ali Moh, Moh Ali El Hadj Moh, Saïd Berchiche. Cette mahchacha rappelait à bien des égards le café Malakoff de Hadj El Anka à Alger ou encore le café de Hadj Ali oul Hadj à la Bastille (Paris). Point de chute, de retrouvailles, de contact des artistes et des bohèmes de la ville. Creuset incontournable de l’underground local. Hors de ces lieux, un tantinet, profanes et mal vus, il y avait la zaouïa de cheikh Belakacem de Takhoukht; la première à y avoir introduit dans ses rituels le violon, le mandole, le banjo, la cithare (Qanun), etc. Le Cheikh de cette zaouïa était un poète à l’inspiration et à la thématique foncièrement mystiques. Il jouait pratiquement de tous les instruments. Cheikh Belkacem est le grand-père d’un autre musicien et chanteur, aujourd’hui disparu, tout autant inspiré que son aïeul mais dans un registre plutôt moderne : Brahim Izri. Ce n’est certainement pas par hasard que la plupart des cheikhs, à leur tête El Hadj El Anka, se rendaient souvent dans ce lieu, dans cette «kheloua» pour des retraites spirituelles où le chant et la musique atteignaient l’apothéose dans la jonction entre le profane et le divin. Aussi, nous apprend Si Ahmed Ardjaouni, «chaque chanteur ou musicien qui entrait dans cet antre de la spiritualité y laissait son instrument comme gage de fidélité au Cheikh et à son sanctuaire».
L’école des fans
En fait, le chaâbi à Tizi-Ouzou n’avait pas d’existence organisationnelle formelle du genre troupe ou orchestre. Les amateurs venaient, à Tizi-Ouzou, au hasard de leur passage, nomades à leur corps défendant, butiner entre «Sihli», «Maya» et autre «Ghrib» avant de poursuivre leur destin vers d’autres horizons pas toujours heureux. Il fallait attendre les années soixante-dix pour voir naître, enfin, de véritables formations orchestrales chaâbies. Avec l’arrivée d’Amar Driss, neveu d’El Hachemi Guerouabi et un ancien des troupes andalouses El Moussilia et El Fakhardjia, on pouvait, à bien des égards, parler de la naissance d’une école, plutôt d’un atelier de chaâbi à Tizi-Ouzou. Cet atelier avait permis l’émergence de bien des chanteurs et musiciens de ce genre, entre autres : Mustapha Chebah, Saïd Mekideche, Achour Ben Youcef, ancien formateur de chaâbi à la Maison de la culture, Salah Maâmar, Bellik Rachid,… Par la suite, Amar Driss laissera la place à deux anciens élèves du Cardinal, Abdelkader Chercham et à El Mahdi Tamache, pour poursuivre la formation de nombreux élèves épris de musique populaire dans le pur style ankaoui. Actuellement une troupe, El Ankaouia, tente avec plus ou moins de réussite, de maintenir, au clair, le flambeau du chaâbi, ce genre authentiquement algérien et viscéralement populaire. Il restera évidemment autant aux anciens qu’aux nouveaux, autant aux professionnels qu’aux amateurs de se rappeler ceux qui, pour une raison ou une autre, ont quitté la scène. Nous citerons Hamid Cholot et Arezki Boulou parmi ceux, nombreux, qui ont servi cet art par amour sans rien recevoir en retour, sinon le témoignage unanime de ceux qui se souviennent, non sans une pointe de regret, de leur engagement absolu et de leur fidélité sans faille au chaâbi et à leur ville.
S. Ait Hamouda