Par Azedine Maktour
L’armée lâche le Président. L’armée manœuvre pour le maintien du système. Ce sont là deux parmi la multitude de lectures émises de partout après la sortie du chef d’état-major de l’ANP qui a, donc, proposé l’application de l’article 102 de la Constitution pour sortir le pays du blocage politique dans lequel il se débat. Une évolution du discours qui, évidemment, a surpris tout un peuple du fait, avant tout, de la qualité de l’auteur de cette proposition de destitution du Président.
Donné pourtant pour le thuriféraire numéro un du président de la République qui lui a confié les clés de l’institution qui décide du destin du pays depuis l’indépendance, Ahmed Gaïd Salah a ainsi pris de court bien du monde mais sans réussir, par son initiative, à convaincre ceux qui, par millions, donnent du pays, chaque vendredi, une image peut-être jamais vue à travers le monde.
L’engagement de la procédure d’empêchement prévue par l’article 102 de la Constitution proposé par le chef d’état-major de l’ANP est, en fin de compte, à mettre dans le volet des initiatives les plus surprenantes de l’histoire politique depuis que le pays est indépendant. Ceci si l’on se remet à passer à la loupe les propos du même chef d’état-major depuis le début de la crise, voire même quelques jours avant que les rues d’Alger et de pratiquement toutes les autres villes du pays voient des centaines de milliers de citoyens sortir crier leur rejet du probable 5e mandat que voulait briguer le Président.
Une évolution du discours qui laisse totalement sans voix lorsqu’on se rappelle, une à une les sorties du général de corps d’armée depuis sa sortie à Constantine, les 12 et 13 février dernier, d’où il louait, à l’instar de tous les membres du gouvernement là où ils se rendaient, le bilan du Président Bouteflika, qu’il ne nommera à aucun moment dans son laïus.
A l’occasion, devant les officiers de la 5e RM, Gaïd Salah présentait l’élection présidentielle comme «un rendez-vous d’une importance majeure». Ainsi, à quelques jours de l’effervescence qui allait happer le pays comme jamais auparavant, le patron de l’ANP prenait son bâton de pèlerin en multipliant les «visites de travail» dont certaines demeureront marquantes tellement le ton était aux mises en garde, mais dont n’ont pas pris compte des citoyens de certaines régions du pays, comme ce fut le cas à Annaba où des dizaines de personnes s’étaient rassemblées sur le parvis du Théâtre régional pour manifester leur réprobation d’un cinquième mandat pour le Président sortant, le lendemain de la sortie du chef d’état-major à la 5e RM, avant que le mouvement prenne l’ampleur que l’on sait à partir du 22 février.
A chacune de ses sorties, Ahmed Gaïd Salah n’omettait pas de s’adresser à ceux qu’il appellera «certaines parties qui sont dérangées de voir l’Algérie stable et sûre», tel que ce fut à partir de l’Académie interarmes de Cherchell qu’il visitait le 5 mars, là où il brandira le spectre des années 1990 en avertissant contre ces parties, donc, qui, assurait-il, veulent ramener le pays aux douloureuses années de braise.
Des propos qui succédaient à ceux tenus quelques jours plus tôt à partir de Tamanrasset d’où il fit part de son «engagement personnel» à réunir toutes les conditions pour «sécuriser totalement l’élection personnellement». Ce furent deux sorties plutôt «tranquilles» de la part du premier militaire du pays en guise de réponse aux deux immenses premières manifestations, le 22 février et le 1er mars, rejetant le 5e mandat.
Un ton qui surprendra plus, par la suite, par sa mesure, comme lorsqu’il prit la parole devant les formateurs de l’ANP à l’Ecole nationale préparatoire aux études d’ingéniorat à Rouiba, le 10 mars, où de façon totalement surprenante, il n’a pas soufflé un seul mot sur le rendez-vous, prévu encore à ce moment, du 18 avril et alors qu’on en était à une semaine de l’ouverture de ce qui devait constituer la campagne électorale. Il cessera alors de montrer du doigt ces «cercles occultes aux desseins macabres» dans un discours tenu la veille de l’annonce par laquelle Bouteflika décidait, le 11 mars, d’annuler la tenue de l’élection présidentielle.
Une évolution du discours de la part du chef d’état-major de l’armée qui a, évidemment, suscité de nombreuses interrogations. Beaucoup liaient cette ardeur tempérée de Gaïd Salah avec ce qui se passait dans les rues d’Algérie noyées par des marées humaines partout pour rejeter le plan proposé par le Président Bouteflika. Or, ce ne fut qu’une parenthèse puisque le ton offensif, le chef de l’ANP le reprendra deux jours avant que la 4e immense marche, le 15 mars, démontre qu’entre le président de la République en exercice et le peuple, la fracture était définitive.
Après deux discours conciliants, donc, Gaïd Salah reprenait le ton de la fermeté à l’égard de ceux qu’il a désignés comme «les ennemis du peuple algérien à l’intérieur comme à l’extérieur» lors d’une intervention devant le conseil d’orientation de l’Ecole supérieure de guerre de Tamentfoust, sa première sortie donc après les décisions annoncées par Abdelaziz Bouteflika le 11 mars, pour réitérer les engagements de l’ANP en clamant : «J’ai eu à le dire à maintes reprises, et je le répéterai encore une fois, car je ne me lasserai jamais de répéter et de m’enorgueillir de la grandeur de la relation et de la confiance qui lie le peuple à son armée en toute circonstance» avant de louer encore les vertus de ce même peuple «qui sait de fait, et de par les dures expériences qu’il a vécues, durant la période du colonialisme français, ensuite durant la décennie noire du terrorisme, de par son sens de patriotisme comment faire face aux crises que connaît son pays et comment contribuer avec un patriotisme élevé à déjouer les plans de ceux qui guettent son pays. Un grand peuple ne craint guère les crises quelle que soit leur ampleur et son sort demeurera de tout temps le triomphe de la victoire».
Les événements s’accélérant sous la pression de la rue, le chef d’état-major de l’armée ne pouvait pas alors ne pas s’impliquer, comme il le fit le 18 mars dans son discours tenu à Béchar, à travers lequel ses propos oscillaient entre la volonté de rassurer, la confirmation de présence de l’ANP, l’appel à la vigilance et une mise en garde à peine voilée en disant : «Le peuple algérien a fait preuve, aujourd’hui dans les circonstances actuelles, d’un grand sens de patriotisme et d’un civisme inégalé, qui dénote une profonde conscience populaire ayant suscité une vive admiration partout dans le monde. A la lumière de cette conscience de la grandeur et de l’éminence de la patrie, de sa sécurité et de sa stabilité, je tiens à réitérer aujourd’hui mon engagement devant Allah, devant le peuple et devant l’Histoire, pour que l’Armée nationale populaire demeure, conformément à ses missions, le rempart du peuple et de la Nation dans toutes les conditions et les circonstances.»
C’est là, à partir de Béchar, que Gaïd Salah laissera entendre que «pour chaque problème, existe une solution, voire plusieurs, car les problèmes, aussi complexes qu’ils soient, trouveront indéniablement une solution convenable, voire adéquate. Ainsi, nous avons l’intime conviction qu’un sens aiguisé de responsabilité est requis pour apporter ces solutions au moment propice».
Puis vint cette cacophonie suscitée par la série de «redditions» des partisans du président de la République jusqu’à quelques jours plus tôt, et du 5e rendez-vous hebdomadaire des millions d’Algériens, et surtout au moment où les interrogations se firent plus lancinantes que jamais sur le soutien de l’ANP au président de la République et aux solutions que celui-ci propose pour dénouer la crise, pour que, finalement, à partir de Ouargla, Gaïd Salah fasse sa proposition, qui fera date dans l’histoire du pays, pour l’application de l’article 102. Idée totalement impensable, il y a quelques semaines à peine…
Azedine Maktour