Opposition politique et théoriciens sociopolitiques annoncent depuis quelques années une révolte populaire en Algérie contre un régime politique qualifié de tous les tares et avatars. Et pourtant il dure.
Et si le changement de système n’était qu’un fantasme intellectuel ?
C’est la grande énigme qui torture la pensée des intellectuels déclarés, des politiques chevronnés, des théoriciens de l’analyse socio historique et bien d’autres observateurs dits avertis jusqu’au citoyen lambda submergé d’informations prévoyant le pire pour ce pays qu’est l’Algérie : ça va pas tenir longtemps, ça va exploser, le pays va vers une nouvelle guerre civile prédisent bien des experts.
Cette grave et sombre prévision pour le pays est répétée depuis 16 ans, depuis l’avènement de l’ère Bouteflika. Conjuguée ces derniers mois à la chute des prix des hydrocarbures, aux batailles de sérails entre les tenants du pouvoir, à la montée au créneau de l’opposition, aux conjectures internationales et leur lot de menaces éventuelles sur le pays, la prédiction d’un soulèvement populaire contre le régime en place et le pouvoir actuel est annoncée comme imminente. Et pourtant cette révolution imminente annoncée depuis le premier mandat de Bouteflika en 1999 n’arrive toujours pas. Même la marée du « printemps arabe » n’a pu submerger ce pays qu’est l’Algérie et Bouteflika et son régime ont été adoubés une quatrième fois par ce peuple qui continue d’intriguer les théoriciens de la révolution. Quelque chose d’étrange que ce pays dont le peuple se plaint, geigne, coupe les routes, critique, fait grève sur grève mais ne se révolte pas encore ensemble et en une seule fois. Un peuple dont le passé témoigne de sa bravoure, de sa résistance à tant d’invasions, de son orgueil particulier (nif), de sa soif de justice et de son sens du sacrifice qui regarde le vide de son avenir sans réaction pose une vraie énigme à son élite intellectuelle, politique et à lui-même. « Comment se fait-il ? » « Où va l’Algérie ? » sont des questions récurrentes auxquelles les réponses sont aussi formatées que les puces d’un ordinateur infecté de virus indéchiffrables : vers un soulèvement du peuple, vers une catastrophe générale, voire même vers une autre guerre civile. Et depuis 1999 et l’arrivée de Bouteflika au pouvoir, les algériens crient et hurlent « one, two, three viva l’Algérie » derrière l’équipe nationale de football, se ruent sur les crédits bancaires y compris les jeunes (ANSEJ), voient des logements sociaux poussés partout et en bénéficient, entrent en masses pour ceux qui vont au lycée à l’université sans débourser un dinar, achètent des voitures comptant ou à crédit et roulent gratis sur une autoroute d’Est en Ouest et votent en fin de compte en masses aux élections pour reconduire ce même régime de Bouteflika et son système. De deux choses l’une : soit ce sont les théoriciens et analystes sociopolitiques qui se trompent de pays et de peuple, soit c’est le peuple qui ne sait pas dans quel pays il se trouve et sous quel régime politique il vit. Pire, ce peuple ignore sa condition de soumis. Et ce ne sera pas le premier peuple vivant sa condition de soumis comme une fatalité. Bien des peuples soumis à l’injustice, la violence et la misère vivent leur vie depuis des lustres comme un destin fatal. Et pas seulement dans l’Afrique pauvre ou dans le Moyen Orient moyenâgeux. Qu’est-ce qui les empêchent de se révolter, de chasser l’oppresseur et de bâtir un système plus juste, plus libre et plus audacieux dans ce monde où la compétition dans l’excellence est devenue une règle de survie et de domination ? L’opposition (les oppositions) algérienne sort les mêmes arguments pour justifier le « report » de l’avènement de ce bouleversement sociopolitique tant attendu : l’achat de la paix sociale par la distribution à tout va de la rente des hydrocarbures.
A chaque révolte, émeute, grève le pouvoir de Bouteflika y répond par une augmentation de salaire, la distribution de logement sociaux, l’attribution sans grande garantie de crédit aux jeunes etc. etc. Questions : quelle réponse aurait donné un quelconque autre pouvoir ayant les mêmes moyens financiers à tant de revendications sociales ? Le régime de Bouteflika a-t-il répondu en bien ou en mal aux revendications sociales du peuple ? Logiquement et sans entrer dans des considérations de haute voltige intellectuelle, une peuple poussé à l’extrême se soulève et chasse le régime qui le gouverne. Cela est une vérité historique selon ces mêmes théoriciens et historiens. Si le peuple algérien dont on dit qu’il est sur le bord de la révolte généralisée depuis plus de 15 ans demeure aussi statique, malgré des soubresauts de circonstances, c’est qu’il y a énigme et mystère sur lesquels buttent les meilleurs théoriciens, analystes et prévisionnistes sociopolitiques.
Et si le peuple à qui les théoriciens attribuent tous les mérites de lucidité historique, de désir de justice, d’égalité et de paix n’est au fond qu’un fantasme politique collectif, une idée prophétique et un idéal existentiel ? Peut-on admettre que le peuple n’est pas une entité homogène qui pense et rêve du même destin comme une cellule souche d’un organe vivant ? Et si le peuple algérien est divers n’ayant pas les mêmes aspirations, ni le même rêve et encore moins les mêmes idéaux que ceux qui parlent de son avenir à sa place ? Franchement, et sans blesser les leaders de l’opposition politique, les intellectuels révoltés, les jeunes qui rêvent de quitter le pays et tous ceux qui vivent mal leur vie dans le pays pour une raison ou une autre, et si l’Algérie c’est cela : une diversité d’opinions, une diversité de vies, une diversité de cultures, une diversité de rêves et d’ambitions ? Et si nous nous acceptions dans nos différences, aspirations et façons de vivre et de croire ? Et si on prenait par le bon côté ce bouillonnement politique, culturel, intellectuel dans ce qu’il apporte au pays comme valeur ajoutée politique nationale et en récolter les gains au lieu d’y voir que défaites nationales, reculs, défaitisme, lendemains sans issue et apocalypse qui emportera tout et tous ? Et si en fin de compte l’Algérie, régime politique, peuple et système ne sont en rien différents des autres pays et peuples ?
C’est-à-dire un pays avec ses contradictions, ses colères, ses moments difficiles et ceux de bonheur, sa caste de gouvernants mauvais et bons, ses angoisses et ses interrogations, son peuple et ses défauts, ses qualités, sa sagesse et son étourderie, ses misères et ses gradeurs, enfin un peuple comme tant d’autres peuples, qui poursuit son chemin dans ce monde où la compétition se confond souvent avec la violence et qu’il n’est pas aussi énigmatique que ce qu’il laisse apparaître. Peut-être alors nos tourments pour l’avenir de l’Algérie deviennent plus supportables et nous seront plus apaisés pour comprendre ce qui nous arrive, ce que l’on veut et où l’on va.