Trois semaines après la comparution des quatre premiers détenus d’Alger, dans l’affaire du port de drapeau berbère, rien ne laisse présager dans les conditions et le contexte politique actuels d’une possible issue comparable à celle de Annaba, de Mostaganem et d’ailleurs, où l’acte de justice semble avoir été la règle. Se peut-il que le tribunal d’Alger devienne l’exception ?
A l’optimisme affiché par les familles de détenus et les avocats, suite aux différents verdicts prononcés en faveur des citoyens porteurs de drapeau amazigh et arbitrairement incarcérés, succéda au fil des jours un scepticisme grandissant, conforté de plus en plus par l’idée selon laquelle Alger serait, insidieusement, une juridiction à part qui, selon de nombreux avocats, subirait de plein fouet les injonctions d’une chancellerie désormais acquise, non plus au droit mais au pouvoir d’Etat. Le pouvoir politique.
Le dernier communiqué du comité national de libération des détenus (CNLD), en date du mardi 24 septembre 2019, abonde dans cet esprit et relève les hésitations des juges appartenant à la juridiction algéroise. «Que cache réellement ces auditions (comparutions dans le fond) devant le juge d’instruction du tribunal – notamment celui de Sidi M’hamed – alors que le monde entier sait qu’il s’agit de détentions arbitraires et d’accusations infondées ?» et pointe du doigt une justice aux ordres. «Ces juges d’Alger, qui ont mis sous mandat de dépôt une cinquantaine de citoyens algériens, sont en train de gagner du temps en attendant de recevoir des ordres d’en haut pour prendre des décisions.» Le CNLD s’interroge aussi : «Les lois de la République algérienne sont-elles différentes entre Annaba, Chlef, Mostaganem, Oran, Batna, et la justice d’Alger, qui est toute proche des cercles de décisions ? Pourtant, les faits et les accusations sont les mêmes un peu partout dans toutes les wilayas !»
Les atermoiements des juges d’Alger à traiter les dossiers des prévenus ne sont pas encourageants. Ni pour les familles ni pour les avocats et encore moins pour les détenus, dont certains en sont à plus de trois mois d’incarcération et un mariage raté pour l’un, un boulot ou des études de perdus pour beaucoup, une vie de famille qui manque terriblement à tous ! Et par-dessus tout, ce profond sentiment d’injustice et d’arbitraire !
La décision politique, une issue à double tranchant
C’est un fait avéré, l’affaire des porteurs de drapeau amazigh est à forte connotation politique, tout particulièrement à Alger, qui n’a pas dérogé aux thèses confortées par l’histoire et les faits, à propos du statut décisif de la capitale, terrain d’affrontement des luttes politiques pour la quête du pouvoir. Nonobstant l’histoire antérieure à l’indépendance, où la bataille d’Alger a été un élément clé dans l’histoire de la lutte pour l’indépendance, dès 1963, l’entrée en force de l’armée des frontières et la prise d’Alger par le clan d’Oujda ont, jusqu’au dernier discours de Gaïd Salah, sur la restriction de l’accès à Alger, les vendredis, révélé l’enjeu «capitale» de la ville de Mezghenna. Est-il besoin de rappeler que les événements d’octobre 88 n’ont eu l’impact qu’on leur connaît que parce que, justement, ils se sont enclenchés à Alger. Est-il besoin également de rappeler l’interdiction de manifester qui a frappé la capitale dix-huit années durant, jusqu’à l’inévitable 22 février 2019 ?
Aujourd’hui, à l’évidence, il semble qu’une décision de justice, prononcée en dehors d’Alger, n’a pas la même charge politique et symbolique que si elle était édictée à Alger. Dans le cas des porteurs de drapeau amazigh, le grand nombre de prévenus détenus dans la prison algéroise dénote, d’une part, de l’ampleur des manifestations qui ont permis ses arrestations et, d’autre part, de l’intransigeance à appliquer stricto sensu les orientations du chef d’état-major, sachant que Béjaïa, Tizi Ouzou ou Bouira, n’ont pas eu à subir un tel acharnement alors qu’elles restent les villes où l’emblème amazigh, devenu par la grâce du mauvais génie d’un discours, l’emblème de la «discorde»… De l’avis de certains observateurs, il serait difficile d’envisager à Alger le même verdict que celui d’Annaba, à savoir l’acquittement, pour plusieurs raisons dont deux au moins méritent qu’on s’y attarde.
La première serait qu’un acquittement à Alger des porteurs de drapeau amazigh serait considéré, a posteriori, comme une victoire du Hirak et renforcerait de fait les manifestations et la contestation populaires.
La seconde constituerait, a fortiori, un camouflet pour le chef d’état-major et la réapparition massive de drapeaux amazighs dans la capitale. Gagner du temps et faire perdurer les procédures, tel semble être, en ce moment, le credo des juges d’Alger.
L’enjeu de la présidentielle Au début du mois d’août dernier, objectivement, le dénouement heureux pour les quarante prévenus de l’emblème amazigh était encore envisageable avec la promesse de mesures d’apaisement envisagées par Bensalah et revendiquées à cor et à cris par Karim Younès. Ce dernier y mettra plus qu’un bémol après le rappel à l’ordre de Gaïd Salah. Les magistrats prendront leur congés dès le 15 août pour un mois. Et à la reprise, c’est une autre dynamique qui s’annonce, celle de la présidentielle et de ses préalables. La donne a changé.
Un peu plus de deux mois nous sépare d’un hypothétique scrutin avec, un Hirak farouchement hostile et un gouvernement résolument déterminé. Entre les deux, les détenus du Hirak, entre porteurs de drapeaux et activistes. Se pourrait-il qu’ils deviennent l’enjeu d’une élection présidentielle à quelques jours ou semaines du scrutin ? Une «libération» qui conforterait les mesures d’apaisement d’antan, mais surtout d’incitation à prendre part à l’élection du nouveau président de la République. Sauf que cela supposerait, avant, un Hirak défait, définitivement laminé. Ce qui serait loin d’être le cas avec un mouvement populaire contestataire qui ressemble de plus en plus à un phénix… L’autre hypothèse serait que les détenus du Hirak, toutes accusations confondues, seraient gardés en réserve pour la «promotion» du nouveau président. Mesure discrétionnaire et grâce présidentielle, de quoi redorer le blason d’un président déjà pressenti comme «polémique» et asseoir sa notoriété et son autorité à venir.
En définitive, beaucoup de variables dans une équation à plusieurs inconnues. Mais une certitude, des citoyens innocents, victimes de l’arbitraire sont en prison. Pour les uns, pour le simple fait d’avoir porté un drapeau qu’aucune loi de ce pays ne définit comme délictuel. Pour les autres, pour avoir juste exprimé une opinion qui relève de la libre expression consacrée par la loi fondamentale de ce pays, une Constitution indûment séquestrée et qui a mal à sa générosité à force de trituration et d’abus. De quoi sera fait demain ?