A cĂ´tĂ© des militaires d’active, visibles ou clandestins, la France envoie en Afrique toutes sortes de gens d’armes, ex-policiers, officiers » retraitĂ©s « , ou mercenaires. Les dictateurs africains sont friands de conseils extĂ©rieurs en sĂ©curitĂ©. A ce jeu, les anciens de l’ÉlysĂ©e font très fort : Paul Barril se multiplie auprès de chefs d’Etat africains, recommandĂ© par François de Grossouvre, le conseiller et ami de François Mitterrand; Pierre-Yves Gilleron, son ancien associĂ© dans la sociĂ©tĂ© SECRETS, et dĂ©sormais rival, fait de mĂŞme Ă la tĂŞte de sa sociĂ©tĂ© Iris Services – tous deux ont » servi » le gĂ©nĂ©ral Habyarimana ; l’ineffable gĂ©nĂ©ral Jeannou Lacaze a pu cumuler les fonctions de chef d’état-major des PrĂ©sidents Mitterrand et Mobutu, avant, retraitĂ©, de devenir le conseiller militaire de ce dernier, du gĂ©nĂ©ral EyadĂ©ma, et de quelques autres sommitĂ©s honorĂ©es fin 1994 Ă Biarritz.
Camouflages : Vrais-faux militaires
A cĂ´tĂ© des militaires d’active, visibles ou clandestins, la France envoie en Afrique toutes sortes de gens d’armes, ex-policiers, officiers » retraitĂ©s « , ou mercenaires. Les dictateurs africains sont friands de conseils extĂ©rieurs en sĂ©curitĂ©.
A ce jeu, les anciens de l’ÉlysĂ©e font très fort : Paul Barril se multiplie auprès de chefs d’Etat africains, recommandĂ© par François de Grossouvre, le conseiller et ami de François Mitterrand ; Pierre-Yves Gilleron, son ancien associĂ© dans la sociĂ©tĂ© SECRETS, et dĂ©sormais rival, fait de mĂŞme Ă la tĂŞte de sa sociĂ©tĂ© Iris Services – tous deux ont » servi » le gĂ©nĂ©ral Habyarimana ; l’ineffable gĂ©nĂ©ral Jeannou Lacaze a pu cumuler les fonctions de chef d’état-major des PrĂ©sidents Mitterrand et Mobutu, avant, retraitĂ©, de devenir le conseiller militaire de ce dernier, du gĂ©nĂ©ral EyadĂ©ma, et de quelques autres sommitĂ©s honorĂ©es fin 1994 Ă Biarritz.
Paul Barril est un très redoutable manipulateur. Mais ce que l’on connaĂ®t par ailleurs de la tragĂ©die rwandaise ou de l’ » anarchie » zaĂŻroise porte un Ă©cho sinistre Ă son Ă©loge des interventions des agents de la DGSE et de son propre engagement au cĂ´tĂ© du Hutu Power. Il ajoutait :Ce qui me motive encore […], c’est de faire Ĺ“uvre utile en Afrique, parce qu’on est en contact direct avec des Ă©vĂ©nements qui sont Ă notre mesure […]. J’ai l’impression, c’est vrai, de revivre ce qu’ont pu vivre, peut-ĂŞtre, il y a une gĂ©nĂ©ration, des gens qui ont colonisĂ© l’Afrique, mais uniquement pour leur amener le bien, le dĂ©veloppement, la culture, la santĂ©. Depuis une vingtaine d’annĂ©es, j’ai gardĂ© une amitiĂ© très forte avec certains chefs d’Etat africains. […]
J’aime beaucoup le marĂ©chal [Mobutu]. Il est sĂ»r qu’il y a de la corruption au ZaĂŻre, mais elle est surtout autour du marĂ©chal, qui ne peut pas, personnellement, tout contrĂ´ler. Je pense que le fond de l’homme est infiniment bon. […] La pâte est bonne […]. Je n’ai pas la preuve que Mobutu ait commanditĂ© le moindre assassinat. Je vous le redis, cet homme va Ă la messe tous les jours. […] J’espère de tout cĹ“ur, pour le ZaĂŻre, que le MarĂ©chal sera rĂ©Ă©lu en juillet 95 sans aucune contestation possible « .
On l’a expliquĂ©, l’homme et ses propos sont loin d’être marginaux dans le village franco-africain (30). Son dĂ©lire de » privĂ© » demeure singulièrement branchĂ© sur la confusion du privĂ© et du public, du militaire et du civil, qui constitue son ordinaire.
D’anciens responsables de la DGSE ont aussi constitué une société privée de sécurité, Arc International Consultants, impliquée dans l’affaire de la vente avortée de 50 missiles Mistral à l’Afrique du Sud, via une fausse commande au Congo.
On trouvait sur cette mĂŞme affaire Pierre Lethier, autre ancien de la DGSE, puis » consultant hors contrat » de Matra, proche aussi de l’officier DGSE qui traitait Bob Denard. Un autre ancien de la » Piscine « , Yanni Soizeau, mĂŞlait, Ă Abidjan et Paris, le trafic d’armes aux relations d’amitiĂ© et/ou d’affaires avec FĂ©lix HouphouĂ«t-Boigny, son futur successeur Konan BĂ©diĂ©, et Jean-Claude MĂ©ry, cheville ouvrière du gigantesque rĂ©seau de fausse facturation en Ile-de-France, au profit du RPR.
Les alĂ©as de la coopĂ©ration militaire française au Cambodge permettent d’apprendre de tĂ©moins indignĂ©s qu’elle passe en partie par des » caisses noires, comme en Afrique « , et qu’elle est largement sous-traitĂ©e Ă des officines, telle la Cofras, qui emploient des militaires » versĂ©s dans le civil « . Autrement dit, la France est si peu fière des mĂ©thodes employĂ©es dans ses interventions extĂ©rieures qu’elle prĂ©fère payer des mercenaires plutĂ´t que de risquer d’y dĂ©moraliser son armĂ©e…
Services secrets
En marge de la coopĂ©ration militaire officielle, les services secrets sont omniprĂ©sents sur le continent. A commencer par le plus cĂ©lèbre d’entre eux, la DGSE (Direction gĂ©nĂ©rale de la sĂ©curitĂ© extĂ©rieure, ex-SDECE, alias la » Piscine). Ce n’est pas Michel Roussin, ancien haut responsable de ce service, qui le contredira : en mars 1993, on lui confia le » portefeuille » de la rue Monsieur, et il peupla son cabinet d’encartĂ©s Ă la » Piscine « . Tous les chefs d’Etat africains du » prĂ© carrĂ© » ont Ă leurs cĂ´tĂ©s un conseiller-PrĂ©sidence, officier DGSE chargĂ© de les conseiller dans les affaires dĂ©licates (23).
Le plus souvent, cet officier est en guerre ouverte avec le chef de la mission de Coopération et avec le représentant de la SCTIP (Service de coopération technique internationale de police), qui relève du ministère de l’Intérieur, et fait aussi du renseignement.
Bien que son nom n’y prĂ©dispose pas, ce ministère dĂ©veloppe de plus en plus l’implantation africaine de son service de renseignement plus traditionnel, la DST (Direction de la surveillance du territoire) – tandis que l’armĂ©e double la DGSE d’un autre de ses services, la DRM (Direction du renseignement militaire), propulsĂ©e par Pierre Joxe. L’embrouille n’est pas qu’apparente, entre services concurrents, parfois champions de la manip’. Mais, comme pour les essais nuclĂ©aires, l’éventuel accident se dĂ©roule assez loin de l’Hexagone.
Cela n’empĂŞche pas ces multiples » spĂ©cialistes » d’être les principaux inspirateurs, au jour le jour, des dĂ©cideurs de la politique franco-africaine (24), en » ciblant » des ennemis et leur prĂŞtant les plus noirs desseins. Mal sevrĂ©s de leur brĂ©viaire antisoviĂ©tique, officiers, agents ou analystes tuent leurs loisirs dans les romans de GĂ©rard de Villiers et y rĂ©inventent de nouvelles » missions de la France « .
Ils forgent ainsi ce mille-feuilles de représentations débiles qui peuplent les officines françafricaines, leurs périodiques et leurs brain-trusts microcéphales. Dans une DGSE modelée par Foccart, et donc dépositaire de certains ressentiments gaullistes, les Anglo-Saxons et les anglophones sont le repoussoir idéal.
D’autant que leurs places fortes ont la dĂ©mographie avec elles : NigĂ©ria, Ghana, Afrique du Sud et de l’Est. Dans ce contexte, l’Ouganda de Yoweri Museveni ( » suppĂ´t du FPR « , » pion des Anglo-Saxons « , accusĂ© de vouloir » dĂ©stabiliser » la rĂ©gion jusqu’au ZaĂŻre de l’ami Mobutu) et son Ă©mule rwandais le FPR de Paul Kagame, trop peu permĂ©ables au rĂ©seau des magouilles françafricaines, sont devenus de parfaits boucs Ă©missaires. La DST et le SCTIP, instrumentalisĂ©s par un Charles Pasqua Ă l’amĂ©ricanophobie spectaculaire, ne sont pas en reste.L’oisivetĂ© est mère de tous les vices : en temps de paix relative, rien de tel que les services secrets pour vous inventer une guerre.
Arcanes et rouages de la coopération militaire : Qui décide ?
Les affaires africaines constituent le domaine réservé de l’Elysée. La coopération militaire faillit d’autant moins à la règle que le Président de la République est aussi le chef des armées.
C’est le ministre de la CoopĂ©ration qui met en Ĺ“uvre les directives du chef de l’Etat aux plans technique et financier. Toutefois, la caractĂ©ristique majeure de l’organigramme de la coopĂ©ration militaire est un fractionnement des compĂ©tences. Du chef de l’Etat (et son conseiller aux affaires africaines) au ministre de la CoopĂ©ration ou au ministre de la DĂ©fense, en passant par le Premier ministre, le Quai d’Orsay ou le SecrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de la dĂ©fense nationale, tous s’estiment concernĂ©s et responsables de la politique menĂ©e. La coopĂ©ration militaire stricto sensu ne recoupe que les conventions d’assistance militaire techniques, tandis que les accords de DĂ©fense, conclus avec le » noyau dur » des pays du champ francophone, sont administrĂ©s directement par le ministère de la DĂ©fense. On se retrouve dans le cas de figure d’administrations concurrentes, gĂ©rant une politique d’autant moins harmonieuse que sa cohĂ©rence n’est tout simplement pas pensĂ©e (ni recherchĂ©e ?).
La Mission militaire de coopĂ©ration (MMC) illustre cette situation. Organisme thĂ©oriquement autonome, elle est dirigĂ©e par un gĂ©nĂ©ral, qui relève donc de la DĂ©fense, mais qui gère 17 % du budget de la CoopĂ©ration…
Depuis 1965, la MMC est rattachée au cabinet du ministre de la Coopération. Elle propose et exécute la politique décidée à l’Elysée, à travers cinq domaines d’action : études, finances, logistique, personnel et stages. Dans les pays concernés, les chefs de mission d’assistance militaire recueillent, filtrent et incitent les demandes des responsables africains.
Le champ d’action de la MMC est le mĂŞme que celui de son ministère de tutelle. Comme ce champ, depuis les indĂ©pendances, n’a cessĂ© de s’accroĂ®tre – aux anciennes colonies belges, espagnoles et portugaises -, le nombre des pays concernĂ©s a doublĂ© en 15 ans.
Cette multiplication des partenaires fait partie d’une stratĂ©gie d’extension de l’influence française en Afrique : il s’agit non seulement d’élargir la francophonie, mais de se prĂ©senter Ă ces pays comme une alternative aux anciennes tutelles. C’est ainsi que la France a ravi le Rwanda, le ZaĂŻre et le Burundi Ă leur parrain belge, ou la GuinĂ©e Ă©quatoriale Ă ses attaches espagnoles. Elle s’est substituĂ©e au grand frère soviĂ©tique dans les Etats anciennement marxistes (GuinĂ©e, Congo …). Actuellement, des nĂ©gociations sont en cours pour inclure le Mozambique, l’Angola ou le Zimbabwe (2).
2. L’intĂ©rĂŞt de cette extension dĂ©pend Ă©videmment de la qualitĂ© des relations de partenariat ou de clientèle ainsi Ă©tablies. L’apprĂ©ciation de cette qualitĂ© varie Ă son tour, d’autant plus que la situation du pays concernĂ© est conflictuelle. En tout cas, une conjonction d’intĂ©rĂŞts français pousse manifestement Ă une prĂ©sence accrue dans le domaine militaire – Ă dĂ©faut d’avoir toujours la place souhaitĂ©e au niveau commercial.
Camouflages : Alibis et habillages
En dĂ©cembre 1982, ce n’est pas moins de 10 000 hommes qui participaient aux manoeuvres franco-sĂ©nĂ©galaises destinĂ©es Ă montrer que les moyens d’intervention de la France en Afrique, loin de se faire plus discrets, se renforçaient. En janvier 1995, ces mĂŞmes manoeuvres franco-sĂ©nĂ©galaises ne mobilisent » que » 5 100 hommes, et se parent de l’alibi humanitaire.
On ne fait plus du quantitatif, mais du qualitatif. On rehausse l’image de marque du soldat en montrant qu’il peut, le cas Ă©chĂ©ant, se muer en brancardier – comme dans l’opĂ©ration Turquoise, au Rwanda. Ces grandes manoeuvres, si elle miment toujours une attaque ennemie, se veulent aussi le test d’une force aĂ©roterrestre et maritime Ă vocation humanitaire.
Il est paradoxal de constater qu’en 1978, le premier secrĂ©taire du Parti socialiste, alors François Mitterrand, critiquait l’envoi de parachutistes sur Kolwezi par ValĂ©ry Giscard d’Estaing. » L’armĂ©e française y va pour assurer la sĂ©curitĂ© de nos compatriotes, mais aussi pour atteindre d’autres objectifs que nous ne connaissons pas « , disait-il. Mais le mĂŞme homme n’a pas hĂ©sitĂ© Ă envoyer 300 parachutistes Ă Kigali pour repousser les rebelles du FPR, une douzaine d’annĂ©es plus tard. Sur les deux premières chaĂ®nes de tĂ©lĂ©vision française, le 10 mai 1994, il dĂ©clarera : » La France, comme c’est un pays francophone, a constamment Ă©tĂ© appelĂ©e au secours et nous y avons envoyĂ© des soldats, Ă la fois pour aider Ă sauvegarder nos compatriotes qui vivent au Rwanda et sauvegarder en mĂŞme temps – ce que nous avons fait – les Belges et toutes nationalitĂ©s europĂ©ennes qui se trouvaient lĂ -bas et qui faisaient appel Ă nous. Mais nous n’avons pas envoyĂ© une armĂ©e pour combattre, nous n’étions pas lĂ -bas pour faire la guerre. Nous ne sommes pas destinĂ©s Ă faire la guerre partout, mĂŞme si c’est l’horreur qui nous pend au visage. Nous n’avons pas les moyens de le faire et nos soldats ne peuvent pas ĂŞtre les arbitres internationaux des passions qui ,aujourd’hu,bouleversent et dĂ©chirent tant de pays « .
Outre ce camouflage fort peu démocratique d’une véritable intervention militaire, menée avec de gros moyens de 1990 à 1993, on notera que la présence militaire française en Afrique est ravalée à une sorte d’Europe-Assistance un peu étoffée, pour expatriés en difficulté.
Impossible de ne pas remarquer les progrès d’habillage rhĂ©torique autour des dernières interventions françaises en Afrique. On ne reviendra pas sur le brouillard lacrymogène levĂ© autour des vĂ©ritables objectifs de l’opĂ©ration Turquoise (22). Au Gabon, après les Ă©meutes dirigĂ©es contre le PrĂ©sident Bongo, ou au ZaĂŻre, lorsque le ras-le-bol de Mobutu s’est rĂ©pandu dans la rue, on a gelĂ© la situation et couvert le PrĂ©sident en place : les troupes françaises ont gĂ©rĂ© la pĂ©riode de flottement, sous prĂ©texte de protĂ©ger les ressortissants français – tout en rĂ©ussissant Ă esquiver la colère populaire et la volontĂ© de changement d’une opposition dĂ©mocratique divisĂ©e. Lorsque la France doit lâcher le PrĂ©sident zaĂŻrois sous diverses pressions internationales (notamment après les massacres d’étudiants Ă Lubumbashi), elle continue de garder sur place une forte prĂ©sence militaire officieuse (via les Lacaze, Barril, etc.), puis saisit la première occasion pour reprendre la coopĂ©ration militaire officielle : l’opĂ©ration Turquoise a permis de lĂ©gitimer son redĂ©marrage (les dotations, tombĂ©es Ă 1,5 million de francs en 1993, sont revenues Ă 14 millions en 1994).
L’habitude d’intervenir oblige mĂŞme – pour ne pas dĂ©choir – Ă faire semblant de bouger mĂŞme lorsqu’on ne le voudrait aucunement.
La plus ridicule de ces gesticulations est intervenue en 1991 lors du coup de force du gĂ©nĂ©ral EyadĂ©ma – l’inamovible dictateur togolais, au carrefour de tous les rĂ©seaux françafricains – contre le Premier ministre de la » transition » dĂ©mocratique Joseph Koffigoh. Lorsque l’armĂ©e du gĂ©nĂ©ral EyadĂ©ma entreprit de bombarder la Primature togolaise – portant un coup mortel Ă l’Etat de droit et Ă la nouvelle » stabilitĂ© dĂ©mocratique « , proclamĂ©e un an plus tĂ´t Ă La Baule -, les troupes d’intervention françaises se prĂ©cipitèrent… Ă Cotonou, au BĂ©nin voisin – se gardant bien (pour une fois) d’intervenir dans une querelle intĂ©rieure.
On perçoit aussi depuis le discours de La Baule les effets pervers du passage de Bernard Kouchner au gouvernement. Il s’est fait l’apĂ´tre efficace, Ă l’ONU, de la reconnaissance d’un principe d’abord incontestable : la confraternitĂ© interĂ©tatique ne doit pas laisser massacrer des populations entières par des tyrans sadiques ou illuminĂ©s. Mais le mot mĂŞme d’ » ingĂ©rence » qu’il a tentĂ© d’imposer montre bien toute la difficultĂ© d’application d’un tel principe, en dehors d’un renforcement considĂ©rable de l’Etat de droit international. Surtout, il Ă©tait impossible de prĂ´ner de manière crĂ©dible le droit ou le devoir d’ingĂ©rence sans dĂ©noncer l’extrĂŞme hypocrisie de la politique franco-africaine.
Résultat : Bernard Kouchner a accepté de servir d’alibi, se rendant auprès des sud-Soudanais affamés et massacrés tandis que Jean-Christophe Mitterrand faisait affaire avec Omar el-Béchir, le chef des massacreurs, et ne pipant mot contre les prodromes du génocide rwandais.
Du coup, depuis 1992, la forte intuition kouchnerienne (un droit d’intervention humanitaire légitimé par l’ONU) a été intégrée par la Françafrique politico-militaire comme une formidable source de relégitimation. L’opération Turquoise aura montré toutes les potentialités du militaro-humanitaire sous pavillon onusien.
Non qu’il faille exclure dĂ©finitivement le secours Ă populations en danger. Mais la France n’acquerra son brevet de secouriste qu’en cessant d’être un pompier pyromane, en psychanalysant sa volontĂ© de puissance et la contradiction oedipienne des fils Ă papa de Gaulle : se vouloir le pays des Droits de l’Homme tout en soutenant depuis trente ans des dictatures africaines, ou la dĂ©rive dictatoriale de ses » amis de trente ans « .
Politiques : Une continuité historique
L’extraordinaire continuitĂ© de la politique africaine de la France se manifeste dans les discours des chefs d’Etat et hommes politiques français depuis le gĂ©nĂ©ral de Gaulle ( » Pour ĂŞtre grande, la France a besoin des pieds du colosse africain « ). La coopĂ©ration militaire est au coeur de cette continuitĂ©. Quand, dès 1982, le prĂ©sident Mitterrand dĂ©clarait : » L’avenir de l’Afrique intĂ©resse au premier chef la sĂ©curitĂ© militaire de la France (10) », il ne faisait que reprendre le rapport sur la programmation militaire des annĂ©es 1977-1982, publiĂ© en 1976 durant le septennat de ValĂ©ry Giscard d’Estaing.
Cette option, qui fait de la coopération militaire le coeur des liens complexes unissant la France et ses anciennes colonies et à l’ensemble francophone, conforte la plupart des chefs d’Etat africains, très attachés à l’aspect militaire de leur sécurité et leur souveraineté (sans qu’on puisse aisément distinguer s’il s’agit de celles de leurs pays, leurs Etats, leurs régimes, ou leurs propres personnes). Les accords de Défense ou d’assistance militaire leur ont permis d’édifier à peu de frais une institution militaire nationale, symbole de souveraineté, gardienne des frontières et garante de la sécurité intérieure ; ils peuvent, le cas échéant, utiliser l’alliance française comme arme de dissuasion face à leurs voisins. Surtout, la signature de tels accords est longtemps apparue comme une assurance tous risques en (ir)responsabilité politique.
La priorité donnée à la stabilité en Afrique par l’intervention militaire traverse à la fois les courants politiques et les décennies. Le président Georges Pompidou disait en 1973 :
» La France se doit de tenir une place de choix en Afrique par une certaine influence, une certaine prĂ©sence politique, militaire, morale et culturelle (11) ».
Vingt ans plus tard, Edouard Balladur Ă©crit :
» Nous ne pouvons accepter qu’une crise sociale, morale et militaire se gĂ©nĂ©ralise dans une rĂ©gion si proche de nous. La faillite de l’Afrique serait aussi la nĂ´tre […]. Les conflits menacent de mettre en cause l’équilibre du continent tout entier […]. Dans le domaine de la sĂ©curitĂ©, notre pays est impliquĂ© dans un nombre important de pays, qu’il s’agisse du Tchad, de la Somalie ou du Rwanda : notre action, pour essentielle qu’elle soit au maintien de la paix, atteint ses limites (12) ».
Cette phrase, Ă©crite quelques mois avant le dĂ©but du gĂ©nocide des Tutsis au Rwanda, marque l’ambiguĂŻtĂ© de la coopĂ©ration française : Ă quoi sert une prĂ©sence militaire forte dans un pays si elle ne peut prĂ©venir les crises les plus extrĂŞmes ? Cela souligne a contrario son caractère politique – bien que l’ex-ministre de la CoopĂ©ration Michel Roussin s’en dĂ©fende : » L’armĂ©e française est tout Ă fait en dehors des dĂ©bats politiques. Elle n’est lĂ que parce qu’il y a des accords particuliers qui lient la France [Ă plusieurs pays africains]. Il n’est pas question de dĂ©bat dĂ©mocratique. Cette prĂ©sence est très discrète. Il n’y a aucune participation au dĂ©bat politique. La politique française, elle, est une (13) ».
Ce discours Ă la neutralitĂ© aseptisĂ©e, dissociant le militaire du politique (pour l’Afrique, mais pas pour la France, car » la politique française est une » (14)) est typique de l’après-guerre froide : on ne peut plus conserver les traditions de stabilitĂ© hĂ©ritĂ©es de trente ans de post-colonialisme sans donner de gages aux exigences dĂ©mocratiques. On gomme par consĂ©quent le caractère trop politique des accords de DĂ©fense pour en faire un versant technique de la coopĂ©ration. L’on renouerait presque (horresco referens en Françafrique !) avec l’ambition de Jean-Pierre Cot (15) : rĂ©duire la coopĂ©ration militaire Ă une sorte d’accompagnement, favorisant l’objectif officiellement prioritaire du dĂ©veloppement Ă©conomique.
Avant leur accession au pouvoir, les socialistes ne s’étaient pas privés de critiquer la coopération militaire : ils y voyaient le signe le plus visible d’une ingérence nocive dans des pays qui devaient relever le défi de l’Indépendance et du développement autocentré ; ils se juraient de retirer les troupes françaises d’Afrique et de renégocier les accords de Défense dès leur arrivée au pouvoir.
Le nouvel E, xĂ©cutif de 1981 eut tĂ´t fait d’oublier cette proposition – tout comme les chefs d’Etat africains, qui firent mine de ne jamais avoir entendu une idĂ©e si saugrenue. Les promesses prĂ©-Ă©lectorales et les premiers discours de Jean-Pierre Cot ayant Ă©veillĂ© la mĂ©fiance des PrĂ©sidents » amis « , François Mitterrand se multiplia en promesses et propos traditionnels dès le dĂ©but de son mandat : » Tous les traitĂ©s de dĂ©fense seront respectĂ©s « , dĂ©clara-t-il Ă Niamey en mai 1982. Quelques mois plus tard, au Sommet franco-africain de Kinshasa, les opposants Ă Mobutu constataient : » Les socialistes nous ont laissĂ© tomber « . Le prĂ©sident de la RĂ©publique s’était fait accompagner Ă ce Sommet par l’ancien ministre de la CoopĂ©ration et ancien ministre de la DĂ©fense Robert Galley, gendre du marĂ©chal Leclerc… : la tradition serait maintenue.
De trop rares dĂ©clarations africaines allaient dans la direction prĂ´nĂ©e par le nouveau ministre de la CoopĂ©ration (16). Les choses devinrent vite intenables pour Jean-Pierre Cot : les dĂ©cisions Ă©lysĂ©ennes prenaient Ă revers toutes les tentatives de changement que les militants du PS trouvaient Ă©videntes. En mars 1981, le PS soutenait Abel Goumba, recteur de l’universitĂ© de Bangui, aux Ă©lections prĂ©sidentielles centrafricaines ; quelques mois plus tard, ce candidat malchanceux Ă©tait mis en prison par un rĂ©gime soutenu par François Mitterrand. A N’DjamĂ©na, Claude Cheysson et Jean-Pierre Cot avaient misĂ© sur Goukouni Weddeye : c’est son rival Hissène HabrĂ© qui prit le pouvoir en juin 1982, et obtint de Paris un accord de coopĂ©ration militaire de 13,7 millions de francs. C’en Ă©tait fini des illusions de changement. Lorsque Jean-Pierre Cot confiait Ă quelques journaux : » la prĂ©sence de troupes françaises en Afrique est anormale (17) », il Ă©tait dĂ©jĂ complètement court-circuitĂ©.
Charles Hernu, ministre de la DĂ©fense, pouvait donc dĂ©clarer sa flamme Ă l’Afrique : » Je tiens Ă rappeler les positions de la RĂ©publique Française avec l’ensemble de l’Afrique et je les rĂ©sumerai par trois mots : Tradition, Conviction, CoopĂ©ration […]. Nous avons mis sur pied une Force d’Assistance Rapide pour honorer nos accords de DĂ©fense et elle a su dĂ©montrer en des circonstances difficiles, dans le passĂ©, son efficacitĂ© et sa valeur […]. Vos besoins sont nombreux et notre pays possède dans le domaine militaire une tradition et une expĂ©rience qui lui permettent d’apporter une contribution qu’en gĂ©nĂ©ral vous jugez positive : elle peut aller de l’accord de DĂ©fense Ă l’octroi de crĂ©dits, en passant par l’équipement des forces ou par la formation des personnels. Et Ă chaque fois que vous nous demanderez des exercices communs inter-armĂ©es, la France y participera (18) ». Les chefs d’Etat africains ne se privèrent pas d’applaudir un tel programme… OĂą donc Ă©tait enterrĂ©e la dĂ©claration de l’OUA condamnant quatre ans plus tĂ´t (juillet 1978) l’existence de bases militaires Ă©trangères sur le continent ?
Les ministres de la CoopĂ©ration ou de la DĂ©fense qui se succĂ©dèrent dans les diffĂ©rents gouvernements socialistes ou de cohabitation ne varièrent plus. Depuis trente ans, le parcours de la coopĂ©ration militaire franco-africaine apparait particulièrement lisse : l’aspĂ©ritĂ© marquĂ©e par le passage de Jean-Pierre Cot fait sourire, mais ne fait plus peur. Cet Ă©pisode illustre bien, cependant, une rĂ©alitĂ© de la CoopĂ©ration : nonobstant les critiques de nĂ©o-colonialisme ou d’impĂ©rialisme, il faut ĂŞtre deux pour » co-opĂ©rer « , et il serait faux de croire que les Etats africains sont entièrement soumis au bon vouloir de Paris. Jean-Pierre Cot est très vite devenu un ennemi personnel du prĂ©sident Bongo, par exemple. Celui-ci ne s’est pas privĂ© de s’en plaindre Ă l’ElysĂ©e, brandissant un certain nombre de menaces qui – bluff ou non – ont portĂ©. En matière militaire plus qu’en toute autre, une certaine France et une certaine Afrique se tiennent par la barbichette : le premier qui lâche l’autre provoque la chute des deux. Chacun pratique l’optimisation sous contrainte.
Dans ce cadre, les discours ont pour rĂ´le d’édulcorer les pratiques et de rendre la rĂ©alitĂ© acceptable aux yeux des opinions publiques respectives. Avec son lot de secrets et de dessous politiques et stratĂ©giques, la coopĂ©ration militaire suscite donc nombre de justifications, escamotant par exemple le soutien Ă des gouvernements africains sous la solidaritĂ© face aux pĂ©rils extĂ©rieurs. QuestionnĂ© lĂ -dessus, le prĂ©sident Mitterrand a une rĂ©ponse invariable : » La France n’a pas pour mission et ne s’est pas donnĂ© pour mission de rĂ©gler les problèmes intĂ©rieurs, c’est-Ă -dire les luttes entre factions, entre partis, entre ethnies. Ce n’est pas notre affaire. Mais de temps en temps, nous devons remplir nos obligations internationales. La France a signĂ© des accords de coopĂ©ration militaire avec des pays d’Afrique noire. Si ces pays font appel Ă la France parce qu’une menace extĂ©rieure pèse sur eux, il est normal que la France soit prĂ©sente (19) ». Tout est question d’apprĂ©ciation : le FPR Ă©tait » extĂ©rieur » au Rwanda, les oppositions dĂ©mocratiques gabonaise ou togolaise sont aussi » extĂ©rieures » Ă leur pays…
Quant au comportement des unitĂ©s formĂ©es par la coopĂ©ration militaire française, le dĂ©gagement en touche est parfaitement rodĂ©. Ainsi Guy Penne, ex-Monsieur Afrique Ă l’ElysĂ©e, interrogĂ© sur le problème de la rĂ©pression meurtrière des Ă©meutes dĂ©mocratiques par l’armĂ©e togolaise : » Le problème de la formation des unitĂ©s militaires dĂ©pend d’accords qui ont Ă©tĂ© passĂ©s il y a fort longtemps entre la France et un certain nombre de ses anciennes colonies […] L’armĂ©e togolaise n’est pas placĂ©e sous l’autoritĂ© d’un officier français, elle est placĂ©e sous l’autoritĂ© du gĂ©nĂ©ral EyadĂ©ma. Il la fait manoeuvrer comme il veut (20) ».
On le voit, les accords de Défense ont bon dos. Signés pour la plupart au lendemain des indépendances, ils font partie de l’héritage de tous les gouvernements et constituent donc une justification facile à toute politique actuelle.