Plus d’un an et demi après le coup d’Etat contre Mohamed Morsi, les Frères Musulmans égyptiens continuent, malgré une violente répression et une absence de perspective politique, à organiser des manifestations pour le « rétablissement de la légitimité ».
La mise hors circuit des premiers et deuxièmes cercles dirigeants favorise une radicalisation à la base, explique un article très instructif publié par le site indépendant Mada-Masr.
L’article fait un état des lieux d’une organisation des Frères Musulmans (FM) déstabilisée par la répression et où la tendance de la violence des bases du mouvement est le reflet d’une perte de « centralité » de la décision.
L’auteur de l’article, Omar Said constate que la période qui a suivi la destitution de Mohamed Morsi a été marquée par beaucoup de « confusion » alors que le discours officiel, soutenu par les médias privés, œuvrait à « diaboliser » les Frères Musulmans. Au point, note-t-il, qu’un responsable au sein du métro en est arrivé à accuser un passager resquilleur d’être un « frère ».
Mais pensant que le pouvoir parlait sans preuves de « complot » et de « plan » de la confrérie pour l’ensemble de la région, des choses plus « sérieuses » se déroulaient dans les arcanes de la plus vieille organisation politique égyptienne.
Le discours des Frères a pris une tournure « confessionnelle » avec un communiqué publié après le gel de ses avoirs et des organisations qui lui sont proches. Il y affirmait que la « fermeture des associations islamiques ouvrait la porte aux organisations évangéliques pour agir en direction des musulmans pauvres et leur faire renoncer à leur religion ».
L’organisation est sans direction, la base a pris le contrôle
L’auteur de l’article cite un autre communiqué accusant les politiciens égyptiens laïcs ou de gauche de mener la « guerre à l’islam ». Qui prend aujourd’hui les décisions politiques au sein des Frères Musulmans ? A cette question, un des dirigeants du « deuxième cercle » a fait état, dans une déclaration à Mada Masr, d’une perte de contrôle de la direction au profit de la masse.
« Subitement, l’organisation est devenu nue. Les deux premiers niveaux de la direction ont disparu et c’est le public qui a pris le contrôle des actions » note-t-il. Cette perte de contrôle des cercles dirigeants qui ont une vision politique très rigoureuse contrairement aux bases du mouvement « sans vision politiques » et « atteintes des maladies du confessionnalisme et de l’extrémisme » a une incidence lourde.
« Le niveau dirigeant constitué d’éléments de la classe moyenne, de professionnels, de syndicalistes et de professeurs d’université s’est retrouvé en prison, contraint à la fuite ou bien a été tué. Les bases ont pris de manière effective le contrôle des activités de l’organisation ». Il cite à cet effet les manifestations qui se sont attaquées aux églises ou l’émission de slogans politiques inappropriés comme clamer le nom de Daech.
L’écart entre les bases et les dirigeants traditionnels s’est creusé alors que la répression violente contre les marches des Frères Musulmans et de l’Alliance de soutien à la légitimité. Ces bases se sont retrouvées, dans un contexte d’isolement politique, en contact exclusif avec les résidus salafistes radicaux renforçant ainsi une tendance à la radicalisation.
Une tendance radicale a pris une « dimension organique au sein de l’organisation même si elle s’oppose aux communiqués officiels qui ont continué à dénoncer les actes terroristes qui ont eu lieu en Egypte » note l’auteur de l’article.
Un message au régime
Abdelhamid Hussaïn, chercheur sur les mouvements sociaux donne une description de ce qui est arrivé au plan organisationnel: « Avec l’intensité des arrestations subies, l’Organisation a perdu ce qui la caractérisait le plus : une centralisation stricte.
A cela, s’ajoute l’empêchement de tout contact entre les dirigeants emprisonnés et les groupes à l’extérieur, la grande diversité des tendances au sein des Frères de l’intérieur et de l’extérieur… Autant de facteurs qui ont fait que l’Organisation passe une période de faiblesse sensible ».
Selon lui, ce qui transparaît de la littérature des Frères ces derniers temps est « l’existence d’une tendance au sein des cadres de l’organisation qui penche vers la violence dans un contexte d’affaiblissement de la direction actuelle ». Le second élément est que cette littérature comporte « un message clair au régime que les Frères sont capables d’aller dans cette direction (violente) jusqu’au bout ».
L’auteur de l’article fait état d’un appel adressé via les canaux médiatiques des FM aux étrangers à quitter le pays et d’un communiqué, vite retiré du site des Frères Musulmans, évoquant une détermination à lutter contre le régime même avec le recours à la violence.
Abdelhamid Hussaïn évoque l’hypothèse que derrière cette tendance à la violence il existe une infiltration et une manipulation policière. Les services de sécurité, note-t-il, ont tout intérêt à montrer les Frères Musulmans comme une organisation terroriste violente, à fermer toute possibilité de réconciliation et frapper son vivier populaire.
Manipulations policières ?
Mais, selon lui, les hypothèses de manipulations policières ne peuvent exclure d’autres évolutions. « Dans une situation normale, l’infiltration policière est difficile car l’organisation des Frères Musulmans est centralisée et cohérente. Mais aujourd’hui, la situation d’anarchie organique et la course des Frères à chercher des alliés potentiels, donne aux tendances Qotbistes (en référence à Sayyed Qotb, théoricien radical, exécuté par pendaison en 1966) des opportunités nouvelles de parvenir au centre de l’organisation ».
La situation ne semble pas encore tranchée même si un membre de l’organisation estudiantine – dont le nom n’est pas cité – évoque une prédominance de la tendance radicale sur la tendance réformiste.
« Les bases ont en marre du discours officiel de l’organisation et ne voient pas dans celui des dirigeants internationaux des Frères Musulmans une issue à la crise actuelle surtout que ce sont elles qui mènent les actions sans en référer aux mécanismes organiques habituels ». La répression, dit-il, ne laisse pas de place à l’action politique normale.
« Les exécutions par groupe, l’assassinat quotidien d’opposants, notre diabolisation dans les médias, tout cela a poussé les jeunes à adopter des choix radicaux. Quand le pouvoir répète depuis un an et demi que les Frères commettent des violences alors qu’on se contente d’organiser des marches pacifiques, on en arrive à la fin avec toute cette propagande à dire : ok, vous voulez la violence… Qu’il en soit ainsi ! ».