Des feux d’artifice dans tous les sens, des voitures qui klaxonnent… L’ambiance était électrique hier place Tahrir après l’annonce du départ de Morsi. Reportage de notre correspondant.
L’impassible Abdel Fatah Al-Sissi n’a pas encore fini son discours que déjà la pétarade a commencé. Les Égyptiens ont compris, ce 3 juillet, il n’y a plus de doute, Morsi va partir, pour de bon. En quelques minutes, la rue Qasr Al Aini se remplit. Les gens courent, crient, sautent, pleurent, se prennent dans les bras. Des inconnus se félicitent d’un « mabrouk » (félicitations) entendu. Les voitures klaxonnent, certains imitent l’hymne national, les passagers ne tiennent pas en place, et sortent à moitié des véhicules en tapant dans leurs mains. Assis sur le rebord de la fenêtre d’un minibus, un homme tire en l’air avec son revolver et envoie les six balles de son chargeur dans un ciel cairote où, comme depuis trois jours, les hélicoptères de l’armée circulent, avec une multitude de lasers verts braqués sur eux.
La place Tahrir en transe
Toutes les rues du centre-ville sont bondées, la foule y est hétéroclite. Les jeunes intellos chevelus y côtoient les mères de famille et les bawabs aux looks sans pareil avec leur gallabeya et leur turban. Chrétiens, musulmans, avec un voile ou en jean, on ne remarque plus les différences sinon que les hommes barbus sont peu nombreux dans les rues. Dans les cafés de Borsa, point de rencontre de la jeunesse libérale, on commente les événements en suivant les derniers développements à la télévision. L’image du président apparaît à l’écran sous les huées de l’assemblée. Leila, une jeune révolutionnaire, ne sait pas bien si elle doit se laisser aller à l’euphorie collective ou rester vigilante. « Bien sûr, je suis contente mais il faut faire attention, ça reste un coup d’État et je n’ai pas une grande confiance dans l’armée », dit-elle sans parvenir à cacher sa joie.
C’est encore sur la place Tahrir que l’ambiance est la plus électrique. Les feux d’artifice s’envolent dans tous les sens, à une vitesse folle, plus de 50 en une minute sur un tout petit rayon, rendant la plupart des slogans inaudibles. Des portraits du général Al-Sissi sont brandis. Immobile, un vieil homme tient lui entre ses mains une affiche représentant Nasser. Sur le Mogamma, imposant bâtiment administratif de type soviétique, un laser vert projette des messages à la gloire de l’Égypte. En temps normal, traverser la place prend environ 5 minutes. Ce soir, il en faut quarante et accepter de s’accrocher à une des nombreuses chenilles qui tentent de se frayer un passage, en poussant, poussant, poussant, les mains collées aux t-shirt plus qu’humide du voisin, en évitant d’écraser les enfants. L’agglutinement est total. La place Tahrir est en transe. La dernière fois qu’elle avait accueilli pareille liesse, c’était il y a à peine plus d’un an, le 17 juin dernier, jour de l’élection d’un certain Mohammed Morsi.
Ambiance sinistre chez les islamistes
Ahmed qui rit, Ahmed qui pleure. A Medinet Nasr, sur le campement islamiste, l’ambiance est nettement plus sinistre. Pour accéder jusqu’au lieu, il faut traverser une avenue de 500 mètres, gardée par des militaires en uniforme beige, la mitraillette en bandoulière, qui ont pris place en fin d’après-midi. Une trentaine de chars sont stationnés dans la zone. Ironie du sort, pour arriver au camp, il faut passer devant les gradins du stade où, le 6 octobre 1981, le président Sadate a été tué par un membre du mouvement Jihad, dont certains membres participent au sit-in des pro-Morsi. Un homme passe devant. Il grommèle des choses incompréhensibles dans sa très longue barbe, tout en agitant les bras de rage. Il a l’air fou. Arrivé devant ce qui est désormais un monument, il se tourne vers les deux militaires : « Vous êtes une honte, vous êtes une honte, c’est vous qui avec vos guerres à la con avez détruit ce pays. C’est vous qui nous avez mis dans la merde. Et là vous nous volez le pouvoir. Vous êtes la honte de l’Égypte », s’époumone-t-il. Les militaires ne bougent pas.
On assiste aussi à des scènes surréalistes, avec des militants islamistes blaguant avec les conscrits. « Bah c’est pas eux, eux ce sont nos frères, ils n’y peuvent rien. C’est Sissi le responsable, et encore, il n’a fait qu’exécuter le plan des Américains et d’Israël », dit un jeune type, avec beaucoup de conviction dans la voix. Cette certitude que les Etats-Unis sont contre eux est peut-être l’unique chose qui unit encore les deux camps. Assis sur un trottoir, les épaules rentrées et la tête basse, s’appuyant sur un large bâton, Ahmed semble dépité. Voilà 6 jours que ce jeune Frère âgé de 21 ans, est là pour défendre Mohammed Morsi, il n’a presque pas dormi, les poches noires sous ses yeux sont là pour confirmer. Cet étudiant en ingénierie n’arrive pas à y croire, il cherche ses mots pour qualifier son état : « choqué », « déçu », « fâché », « haineux ». « Ils n’avaient pas le droit de nous faire ça, on a respecté les règles, on a élu Morsi démocratiquement », se lamente-t-il. « Et maintenant, on va se retrouver avec un chrétien à la tête de l’État [Adly Mansour, NDLR]« , grogne Ahmed. Un autre islamiste intervient et lui dit en arabe qu’il ne faut pas dire ça à un journaliste étranger tout en lui demandant : « C’est vrai ? Il est chrétien ? ». « J’en sais rien, j’ai entendu ça », répond l’autre.
Venus « défendre la démocratie menacée »
Pour pénétrer à l’intérieur du camp, il faut franchir deux barrages de sécurité tenus par des hommes casqués, aux mines tristes. Ils sont encore plusieurs milliers, retranchés dans ce qui ressemble de plus en plus à un Fort Alamo islamiste. Au milieu des hommes aux longues barbes, on croise quantité de simples citoyens en chemisette qui se présentent comme indépendants, certains assurant même ne pas avoir voté pour Morsi mais être venus ici dans le seul but de « défendre la démocratie menacée ». Mohammed, un professeur d’anglais en lycée aux cheveux grisonnants qui se dit sympathisant Frère, partage cette analyse : « Les militaires n’ont aucune légitimité, l’opposition non plus. Nous aussi on va montrer qu’on sait occuper la rue. Dès demain, on va lancer des grèves, ce n’est pas ça la démocratie mais ils ne comprennent que ce langage ». L’homme insiste sur le caractère pacifique de la mobilisation à venir. Mais quand on lui demande s’il craint une répression des islamistes par l’armée ou la police, il s’emporte : « Tous les gens que vous voyez là sont des martyrs. Aucun d’eux n’ira en prison, nous préférons mourir. Nous serons des martyrs de la légitimité. »
Il est 2 heures du matin, des milliers de personnes prient en rang. Un cri venu de loin vient perturber le rituel religieux. Un homme se met à courir, bâton en l’air, en hurlant « Allah o akbar » (« Dieu est grand »), il est vite imité par deux autres, puis des dizaines, se dirigeant à tout allure vers l’entrée du campement dans une ambiance apocalyptique. Les fidèles interrompent leur prière, se lèvent, se saisissent de tout ce qu’ils trouvent et se précipitent à leur tour vers l’endroit d’où est venu le cri, interprété comme un assaut de l’armée. Fausse alerte. Il ne s’agit en fait que d’une engueulade entre un vigile et un résident de Medinet Nasr, furieux de ne pas pas pouvoir rentrer chez lui. Les hommes s’en retournent à leur bout de carton ou leur feuille de journal, tapis de prière de fortune. Tous savent que l’armée peut à tout moment tenter de les déloger. Mohammed s’en moque. Redevenu calme, il dit : « Ils ont peut-être l’armée de leur côté mais ça ne fait rien, nous on a Dieu avec nous. »