Gagner ne donne pas raison. Perdre ne donne pas tort. Vicente Del Bosque en sait beaucoup trop sur les hommes pour se laisser aller à l’imprudence. L’Espagne s’en va. Et Del Bosque ?
Il aurait pu disparaître et laisser ses joueurs recevoir leurs derniers vivas avant de rentrer chez eux. Il avait bien mérité qu’on le laisse à sa retraite, à son jardin, à ses petits-enfants. Il n’avait plus l’âge d’être le paratonnerre sous lequel les autres courent s’abriter quand le ciel s’obscurcit tout à coup et qu’au loin résonnent quelques détonations. Depuis le match contre la Hollande, il avait répondu à d’innombrables questions sur eux, sur cette élimination, cet incompréhensible fiasco deux ans à peine après avoir été sacré Champion d’Europe. Amortissant le choc de l’élimination, il répétait calmement et sans colère toujours les mêmes mots. «On ne peut pas toujours gagner», assénait-il. À chaque fois qu’il s’expliquait, s’excusait, promettait qu’il était bien conscient de la désillusion, son visage devenait de plus en plus long et sa moustache de plus en plus grise. Conservant dans ses mailles fines la plus minuscule des particules de courroux, elle lui servait de filtre à colère et transformait la moindre des incompréhensions en réflexions flegmatiques sur le métier de footballeur. Cet homme n’avait «plus rien à prouver», comme diraient les imbéciles, et avait bien gagné le droit à un peu d’égoïsme et d’inconséquence. Mais Del Bosque n’est pas un cambrioleur. Il n’a aucune raison de partir en courant.
L’heure de la retraite
D’ailleurs, il ne court plus depuis longtemps. À la fin de ce match contre l’Australie, ses pas semblaient encore plus lents qu’à l’habitude. Ses allures de vieil éléphant claudicant autour de son troupeau, s’accentuaient à mesure qu’il saluait un par un ses joueurs. Il ne leur disait rien mais s’assurait sans doute qu’aucun ne manquât à l’appel avant d’entamer leur retour au foyer. Comme un berger qui compte une à une ses brebis, il observait Reina, Mata, Ramos saluant leurs adversaires du jour et disant au revoir à un public qui n’en revenait pas de tant de dignité. Comme ils avaient été des vainqueurs merveilleux, ils étaient des vaincus admirables. Comme la Franceen 2002 ou l’Italie en 2010, le tenant du titre quittait la compétition dès le premier tour. Mais cette fois-ci, il le faisait sans s’auto-détruire et en donnant la leçon. Quand on perd comme cela, on ne perd pas vraiment. Il y a des grandes retraites qui valent mieux que des petites victoires.
Pour ce dernier match, il avait administré le temps en bon père de famille. Reina et Albiol joueraient enfin, Koke et Cazorla pourraient prendre le relais, Villa et Mata ne seraient pas venus pour rien. Quand à la 58ème minute il sortit David Villapour donner un peu temps à Juan Mata, l’attaquant asturien et meilleur buteur de la sélection espagnole vit son monde s’effondrer. Tête basse et dos courbé, il traversa tout le terrain sous les tapes amicales de ses coéquipiers qui semblaient comprendre son désarroi. Arrivé au bord du banc de touche, il s’effondra sous les yeux du monde sans une seule pensée pour Xavi, pour Puyol, pour Aragonés, pour Raúl, pour Hierro, pour Guardiola, pour tous ces gens qui avaient marqué moins de buts que lui mais avaient quitté cette équipe sans un seul gramme d’ingratitude. Vicente regarda ailleurs, l’impudeur de Villa dût le troubler pour son manque d’à propos et son irrespect à l’égard de tous ceux qui avaient su quitté la scène dignement. Il pensa à Marcos Senna, meilleur joueur de l’Euro 2008 mais qu’il avait fallu écarter pour méforme juste avant le Mondial sud-africain. Villa n’avait pas beaucoup joué cette saison à l’Atletico et partait pour la MLS. Il aurait pu s’estimer heureux de partir au Brésil avec les autres. «Je ne savais pas ce que c’était son dernier match avec la Roja» fit Del Bosque à la fin. Non, il ne le savait pas. Parce que Villa ne lui avait pas dit. Quand on est un homme, on parle haut et on pleure en silence.
Ce qu’embrasser veut dire
Au bord du terrain, l’éléphant s’approcha alors de son plus cher héritier, celui qui ne disait jamais rien mais qui était toujours là. Dans cette manière d’être déjà un peu chauve, de ne jamais trop en dire et de se tenir droit quand on lui parle, il y a quelque chose de la moustache de Del Bosque sur le visage d’Andrés Iniesta. Pour une fois, oui, Del Bosque fut injuste et donna un tout petit plus d’amour que les autres à l’un de sa meute. De ceux qui ne parlent pas beaucoup et dont la qualité la plus admirable consiste en l’aptitude à la retenue plutôt qu’en l’expansion, il faut savoir interpréter le moindre des gestes. Iniesta s’approcha de son chef pour lui tendre la main, Del Bosque l’attrapa et lui colla sa tête contre son poitrail de géant. Vicente pencha légèrement la joue contre le gamin de Fuentealvilla et le serra contre lui quelques secondes en posant la main sur son crâne. Dans cet abrazo sur une pelouse brésilienne, on ne sait pas qui tient l’autre, on se demande même si tous les deux ne vont pas tomber. Iniesta lâcha Del Bosque. Pudiquement le sélectionneur tourna les yeux hors-champ pour que ne devine pas l’émotion qu’il peinait à dissimuler. Adieux ou à bientôt ? En Espagne, on se demande comment interpréter ce geste inhabituel chez le timide Del Bosque. Le petit Andrés au visage pâle donna la réponse: «C’était un abrazo de respect». Oui, c’est ça, de respect.