Lundi 6 mars, devant l’entrée de la nouvelle unité de Général Emballage (GE), un groupe de femmes descend des bus. En ce début de semaine, elles travaillent de 5h à 13h. Elles seront relayées par d’autres jusqu’à 21h. Beaucoup ont les cheveux au vent et sont habillées de manteaux – quelques-unes portent le hidjab. Les nuits demeurent fraîches.
Les visages de certaines étaient marqués par le manque de sommeil. On apprendra qu’elles ont laissé à la maison, pour certaines d’entre elles, des enfants en bas âge ; d’autres n’ont pas pris le petit-déjeuner pour gagner quelques minutes de sommeil. Dans moins d’un quart d’heure, elles vont commencer une journée de travail… sur machine.
Les ouvrières de GE, qui sont plutôt jeunes, certaines mères, viennent de toutes les localités avoisinantes d’Akbou. Même si elles avouent qu’elles sont épuisées, notamment lorsqu’elles se réveillent à 3h30 ou 3h45, pour rien au monde elles ne renonceraient à ce travail où règne une “ambiance bon enfant et où les salaires sont plutôt corrects”. Dans un moment, elles rejoindront leurs machines, qui ne tombent que très rarement en panne. Nous avons profité d’un moment pour les interroger séparément car la machine ne doit pas s’arrêter. Elles ont répondu à nos questions. Écoutons-les.
Karima (*), la trentaine, a été recrutée en 2008, elle habite Ighzer Amokrane. Elle ne se sent pas seule puisqu’elles sont un certain nombre à venir de la même commune, voire du même village ou quartier. Après avoir travaillé à ses débuts en surface, soit de 8h à 16h30, depuis 2010, elle travaille en équipe. “Quand je suis de l’équipe du matin, je me réveille avant 4h. En un quart d’heure, je suis déjà à l’extérieur pour prendre le bus, qui passe devant chez elle à 4h. Et cela dure depuis sept ans”, raconte-t-elle.
Les journées sont interminables
Et vous ne prenez pas votre petit-déjeuner ? “Pour cela, je dois me réveiller une demi-heure, voire trois quarts d’heure avant. Je préfère dormir, d’autant que le matin, j’ai du mal à avaler quoi que ce soit. Il nous arrive de dormir durant le trajet ; on souhaite d’ailleurs que le trajet dure plus longtemps tellement on est fatiguée et que l’on a des réveils difficiles”, reconnaît-elle. Sa collègue, Nouara, un peu plus jeune, du même patelin qu’elle, ajoutera : “Le problème, comme on est des femmes, la journée se poursuit. Dès que l’on rentre à la maison, on doit faire le ménage, la lessive et préparer à manger. Et quand on est de l’équipe de l’après-midi, on essaie de faire tout cela avant de sortir, car on rentre généralement vers 22h.”
Nouara a rejoint, quant à elle, GE en 2011, elle est mise d’office en équipe. Elle a avoué qu’elle a failli abandonner. Les débuts étaient difficiles, mais l’ambiance et le cadre de travail surtout sont tels que l’on se sent bien. “C’est d’ailleurs pour cela que l’on arrive à tenir car, ne l’oublions pas, c’est un travail physique.”
La routine s’installe. La société algérienne a changé. Les femmes ne peuvent plus compter sur les frères à la disparition des parents. “On est obligé de travailler si on veut avoir une retraite. On ne peut pas dépendre indéfiniment des parents ou des frères.” Et dans les couples modernes, un deuxième salaire n’est pas de refus, bien au contraire.
D’autant que la société n’est pas tout à fait hostile au travail féminin, y compris à des heures jugées pas possible. “C’est vrai que l’on nous regardait bizarrement au début, mais au bout de quelques mois le regard des gens a changé”, témoignera Nassima, une femme mariée avec deux enfants dont un diabétique insulino-dépendant. Et ce qui frappe dans le discours de ces ouvrières des temps modernes, c’est la solidarité dont témoignent les plus anciennes à l’égard des plus jeunes, notamment les nouvelles recrues.
Elles sont de bonnes conseillères aux nouvelles recrues notamment, car il n’est pas évident de s’adapter dans un milieu d’hommes, l’usine, et pour des horaires inhabituels pour la gent féminine. Nouara confirmera : “J’ai résisté car avec l’habitude aidant et l’entraide et la solidarité qui caractérisent le milieu des ouvrières, l’environnement, qui n’est pas hostile du tout. On ne se rend pas compte du temps passé.”
“Pas question de partir d’ici”
Farida rejoint GE en 2010. Elle n’avait pas bouclé ses vingt ans. Elle a été d’abord recrutée comme saisonnière avec quatre autres filles, à peu près de son âge. Après un CDD de trois mois, elle sera la seule à être rappelée. “En vérité, on était en période d’essai. Comme j’étais la plus appliquée, j’ai été embauchée.” Elle aussi a eu à supporter le regard des gens de son quartier, qui la voyaient partir à 4h ou rentrer à 22h. “Mais au bout de quelque temps, les choses sont devenues normales, surtout que l’on a un transport assuré et à domicile”, dit-elle.
Bien que toujours aussi jeune, Nawel fait partie pourtant des plus anciennes ; elle entre en 2006 à GE. Elle vient aussi d’Ighzer Amokrane. Elle a d’abord travaillé dans l’administration avant d’obtenir un CDI pour travailler en atelier et en surface. Avec l’acquisition des nouvelles machines, elle est passée en équipe. Elle a commencé en tant qu’agent de production ; elle est maintenant aide-conductrice.
Elle a assuré qu’elle a trouvé du travail ailleurs. Mais elle dit qu’il n’est “pas question de partir”. Elle ne pense pas trouver de meilleures conditions de travail qu’au sein de son unité. Hasard de calendrier, les salaires venaient d’être augmentés, la veille de notre passage ; et avec les rappels, les ouvrières de GE étaient plutôt contentes.
Nassima, qui a un enfant diabétique et insulino-dépendant, vient, elle, de Guendouza (Akbou). Elle a été embauchée en 2012 pour travailler en équipe. Mais depuis le 24 janvier dernier, elle travaille en surface. Sa requête, adressée à la direction, a été acceptée. Désormais, elle travaille en surface, soit de 8h à 16h30. Ainsi, elle peut suivre son fils, qui est sous insuline depuis 8 ans. “Quand je travaillais en équipe, j’ai vu que mon enfant n’était pas stable.”
“Dans le bus, nos places sont réservées”
Elle explique en outre que même s’il y a des hauts et des bas, elle estime que les femmes sont “globalement bien au sein de GE. On s’entend plutôt bien même s’il y a parfois de petits accrocs sans gravité, c’est normal. L’essentiel, c’est que l’on est bien respectées et par nos collègues et par nos responsables. Et on est bien considérées».
Et cette marque de respect s’exprime depuis le bus qu’elles prennent pour rejoindre leur unité : “Dans le bus, nos collègues cèdent volontiers leurs places aux femmes ; nos places sont mêmes réservées. Au début, me concernant, on est allé jusqu’à changer l’itinéraire du bus pour monter et descendre devant chez moi. Ce n’est pas évident de se faire conduire tous les jours à 4h du matin par son mari jusqu’à l’arrêt.”
D’autant que son mari travaille en 3×8 à GE. Et bien que ses collègues aient réglé une partie de son problème, celui de changer l’itinéraire du bus pour lui éviter de s’éloigner trop de son immeuble, “ce n’est pas évident pour une femme d’être seule à 4h du matin ou rentrer le soir à 22h. Mais Dieu merci, je n’ai pas eu de problèmes jusqu’à présent. Il faut dire que les mentalités ont évolué”. Cependant, avec le travail en équipe, on est confronté à d’autres contraintes : “On ne peut pas assister aux fêtes familiales surtout lorsqu’elles ont lieu un jour de semaine. Forcément, pour voir la famille, il faut attendre le week-end.”
Et les week-ends, on les consacre à préparer à manger, à faire le ménage, la lessive et se retrouver en famille. “J’avoue que ce n’est pas facile de garder les liens familiaux.” Quand elle travaillait en équipe, il lui est arrivé de venir travailler sans y avoir fermé l’œil. “Je veille les enfants, notamment le diabétique, quand ils sont malades.” Forcément, cela influe sur le moral et le physique d’où l’importance d’être dans un environnement où règne la solidarité et l’entraide. “Ce qui est le cas heureusement ici.»
Et leur rendement est meilleur
Khadidja, qui a rejoint GE en 2006, travaille en surface. Son rêve est paradoxalement de travailler en équipe pour disposer, selon elle, des demi-journées pour faire des emplettes, rendre visite à la famille, etc. Le problème, elle vient d’Ighram. Seulement son village n’est pas desservi par les bus. Saliha, qui a travaillé pendant quatre ou cinq ans en surface, est depuis quelques années en équipe. Elle supportait plutôt bien le travail en équipe. Mais depuis qu’elle est mariée, il y a six mois, les choses se compliquent un peu pour elle.
“Les réveils à 3h30 du matin ; attendre le bus à des heures inappropriées pour une femme d’autant qu’elle doit marcher un peu… Heureusement qu’il y a une bonne ambiance dans le travail et que l’on est surtout respectées.” Il faut dire qu’elles accomplissent leur travail avec conscience et application. C’est les statistiques, qu’exhibent avec fierté le chef département production à GE Akbou, Serghine Ramdane en l’occurrence, qui le prouve.
Elles sont en charge d’une machine délicate, la plieuse marqueuse Vision Ford (Bobst-Suisse). Il avoue que c’est la seule machine où il n’y a pas d’intervention côté maintenance. “Elle est bien prise en charge par le personnel féminin. La raison : c’est que la femme fait très attention. Quand il y a une panne, elles n’essaient pas d’intervenir, elles font appel aux techniciens en maintenance. La panne est réparée rapidement.” Forcément, le rendement de leur machine est meilleur. Et elles ne quittent quasiment jamais leurs postes… pour “griller une” surtout.