Extraits du Journal de Jacques Vergès

Extraits du Journal de Jacques Vergès

Dans son livre Journal 2005 paru aux éditions du Rocher, Jacques Vergès nous entraîne dans son carnet de voyage et nous fait vivre les moments de son parcours engagés pour la justice et le droit.

Mardi 10 janvier: la fête

C’était hier la fête de l’Aïd el-Kebir que j’ai célébrée avec Djamila dans un restaurant marocain. Soupe harira, poulet fermier. aux figues farcies d’amandes, lait fermenté. Un repas est une plongée dans le temps. J’ai goûté à la cuisine marocaine pour la première fois chez Abd el-Krim, le héros de la guerre du Rif dans les années vingt contre les Espagnols d’abord, les Français ensuite, exilé à la Réunion dont mon père était le médecin et l’ami. Plus tard, j’ai retrouvé au Maroc ses enfants et neveux quand le roi m’avait offert l’asile après ma suspension du barreau de Paris en 1961.

Le temps, loin de nous dépouiller, nous enrichit. Nos souvenirs nous font escorte. Ils protègent et peuplent notre solitude. Je me méfie de Freud et de sa bande depuis que j’ai lu sous sa plume que l’art culinaire était à ranger à côté de l’hystérie et que les rites alimentaires relevaient d’une névrose obsessionnelle. Combien je préfère Carême disant: «Lorsqu’il n’y a plus de cuisine dans le monde, il n’y a plus de lettres, d’intelligence élevée, d’inspiration, de vie sociale.» Ou Brillat-Savarin: «Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé n’est pas digne d’avoir des amis.» Ce soir au restaurant, notre hôtesse a été parfaite. Elle est ethnologue de formation et a su veiller avec discrétion à notre bonheur.

Vendredi 13 janvier: avenir et souvenir

Ce soir, l’ambassadeur d’Algérie m’a décoré au nom du président Bouteflika dans le cadre sympathique des salons Vianney, quai de la Râpée, face à l’Institut médico-légal où j’ai dû reconnaître à quelques années d’intervalle les cadavres de deux amis: mon confrère Amokrane Ould Aoudia abattu par les services français et Noureddine Bouhired, mort dans l’avion d’UTA abattu par des agents libyens, selon la justice française, au-dessus du désert du Ténéré. En même temps que moi, d’autres amis de l’Algérie étaient honorés, tels Roland Dumas, ou Fenaux et Rein du collectif du FLN. Chaque récipiendaire avait droit à une table où dîner avec ses amis; à la mienne, mon frère Paul, mes enfants Meriem et Lies, mon neveu Pierre et sa femme, ma nièce Françoise, Meriem Bouhired, la cousine de Meriem et de Lies, Françoise Bloch-Capéran du cabinet, et, lest but not least, Fatema ma petite fille. L’ambiance était joyeuse. Les discours des récipiendaires étaient nostalgiques, le mien, tourné vers l’avenir, était joyeux et combatif. Je suis ainsi fait, d’être marié au bonheur pour la vie. Beaucoup d’amis proches sont venus me saluer, dont Djohar condamnée à mort pour l’attentat au stade d’Alger ou Roland et Anne-Marie Dumas.

Mardi 14 février: la marche victorieuse

Dans la marche de l’Algérie vers l’indépendance, de la fin de l’année 1954 au début de l’année 1962, les avocats ont toujours été présents. Sept ans! Sept avocats tombés au combat. C’est cette marche que nous avons évoquée cet après-midi sous l’oeil des caméras, Amar Bentoumi, Ali Haroun et moi-même. Amar est le survivant du premier collectif de défense mis en place par le FLN au début de l’année 1955 et qui fut dispersé en 1957, pendant la bataille d’Alger, quand, désireuse de torturer et tuer sans témoins, l’armée française jetait les avocats algériens dans des camps. Ali fut le créateur du deuxième collectif qui assura la défense de 1958 à 1962, à partir de la France, sous la responsabilité de la Fédération de France. Parti en Algérie pendant la bataille d’Alger, j’ai assuré l’intérim à Alger jusqu’à la création du deuxième collectif auquel j’ai immédiatement adhéré. La défense fut une oeuvre collective à laquelle chacun de nous a apporté sa pierre. La défense de rupture fut une bataille politique que nous avons tous menée et qui connut son épanouissement dans le deuxième collectif, composé en immense majorité de jeunes avocats français, mais tous indépendants des partis de la gauche française et donc libres de prendre des positions indépendantes du débat franco-français dans lequel elle enfermait la défense. Alors que concevant le problème algérien comme un conflit entre une nation opprimée et un État oppresseur, nous ouvrions les portes du procès sur l’opinion internationale. De ce conflit, la blessure n’est pas encore cicatrisée.

Jeudi 16 février: la marche au supplice

Journée bien éprouvante,Les autorités algériennes ont bien voulu, exceptionnellement, nous ouvrir les portes de la prison Serkadji, autrefois Barberousse.

C’est là que les autorités d’occupation exécutaient les condamnés à mort, parfois cinq dans la même journée, dans le petite «cour d’honneur», entre les pots de fleur et la prise d’eau. Accompagné de trois anciennes prisonnières, Zohra Drif, Fadila Mesli et Djoher Akrour, j’ai visité les cellules et les dortoirs où elles étaient parquées: Zohra, déjà nommée, alors étudiante en droit et proche de la direction du FLN; Fadila, étudiante, faite prisonnière dans le maquis où elle s’était rendue comme infirmière; et Djoher, condamnée à mort à dix-sept ans pour un attentat.

Visitant ces lieux hantés, une émotion complexe nous étreint, faite de souffrance à l’évocation du passé et de bonheur d’avoir su y rester debout et d’avoir triomphé; l’impression que les morts revivent en nous par leur mort mais aussi leur victoire.

Quand le sang coulait, la prison accompagnait la marche du supplicié de ses chants, non de douleur mais de combat, chants que les habitants de la Casbah toute proche reprenaient dans la nuit.

Nous ne l’avions pas prévu, mais, à la fin, malgré nos efforts, nous n’avons pas pu retenir nos larmes qui nous rapprochaient plus encore que nos mains enlacées.

Vendredi 17 février: la plainte des prisons, la perle des plongeurs

Je pense à ce vers d’Aragon ce soir, de ma chambre d’où je contemple la beauté lumineuse d’Alger dans la nuit éclairée. Ce matin nous sommes allés dans l’ancienne rue Cavaignac, nommée du nom obscène de ce républicain farouche massacreur d’Algériens et massacreur de Français pauvres aussi. C’est là que se trouvait le tribunal militaire qui condamnait à mort les patriotes algériens, c’est dans cette rue étroite que nervis de l’Algérie française et paras nous huaient quand nous passions, notre robe d’avocat sur le bras, protégés par des policiers qui rêvaient de nous tuer.

À midi j’ai déjeuné chez Amar Ben Toumi dans sa villa construite sur les hauteurs d’Hydra: un brochet qu’un ami lui avait apporté pour moi et que sa femme avait accommodé en mon honneur. L’enfant pauvre arrêté dès 1943 pour avoir manifesté pour l’indépendance de l’Algérie et qui avait entrepris des études de droit par la suite, à la demande de la direction du mouvement nationaliste, afin de défendre plus tard les militants mieux que ne le faisaient les avocats français de gauche, connaît aujourd’hui une aisance méritée et la paix du coeur. Nous évoquons tous les deux tous nos amis disparus. En deux ans, la mort a emporté Bendi Merad, Ben Abdallah et Oussedik qui furent en France mes compagnons les plus proches. Mais la vie continue que nous tenons «entre nos dents, intacte comme la perle des plongeurs.»

Dimanche 19 février: la statue du commandeur

En rentrant ce matin d’Oran, je trouve un message de Bachir Boumaza m’annonçant qu’il est rentré de voyage. Le temps de prendre mon petit déjeuner, je l’appelle. Comme je rentre à Paris ce soir, je ne pourrai lui rendre visite et lui demande de passer me voir, ce qu’il fait.

Bachir est pour moi la statue du commandeur. Mon cadet de deux ans, il a vécu jeune homme les massacres de Sétif et de Guelma et ce souvenir le poursuivra toute la vie. Militant du mouvement de libération dès son adolescence, il a été pendant la guerre le responsable à Paris de la défense du FLN et du Comité d’aide aux prisonniers. Arrêté, il a été torturé dans les locaux mêmes du ministère de l’Intérieur, rue des Saussaies. Interrogé sur moi, il m’a protégé. Transféré à la prison de Fresnes, il s’est évadé déguisé en gardien de prison. Bachir a l’audace de son humour. À la Libération, il a tour à tour été ministre du Travail, de l’Information, président du Sénat. Aujourd’hui retiré des affaires, il cultive son jardin tout en suivant attentivement l’actualité.

J’étais en compagnie de ma fille Meriem quand il est arrivé. Discrète, elle s’est retirée après l’avoir salué.

– C’est ta fille, me dit-il?

– Oui.

– Elle aurait dû rester.

Rentré à Paris, j’apprendrai par Meriem qu’il est revenu la voir et a longuement discuté avec elle. Voilà qui est Bachir, mon ami.