Fatiha Benabbou, juriste et experte en droit constitutionnel : “On risque de se retrouver dans la même situation qu’en 1992”

Fatiha Benabbou, juriste et experte en droit constitutionnel : “On risque de se retrouver dans la même situation qu’en 1992”

Liberté : Au terme de l’expiration du délai légal pour le dépôt des candidatures pour l’élection présidentielle, il n’y a eu que deux postulants qui ont déposé officiellement leur dossier au niveau du Conseil constitutionnel. Que se passera-t-il s’ils ne réunissent pas les conditions fixées par la loi électorale ?

Fatiha Benabbou : Le Conseil constitutionnel sera dans l’obligation de déclarer une situation de fait, en l’occurrence l’absence de candidats. Car cette institution n’a pas le droit d’arrêter l’élection présidentielle, de l’annuler, de la reporter ou de la suspendre. Le Conseil constitutionnel ne peut annuler qu’un scrutin partiel dans le cas d’une fraude dans une commune ou un bureau de vote. Il ne peut donc annuler qu’une petite élection et non pas un scrutin législatif ou présidentiel.

Qui peut donc annoncer officiellement l’impossibilité de la tenue de l’élection présidentielle dans les délais arrêtés initialement ?
Personne ne peut annoncer l’annulation ou le report du scrutin présidentiel. Il n’existe aucune disposition juridique dans la Constitution, la loi électorale ou dans le règlement du Conseil constitutionnel qui évoque le cas d’absence de candidats à un scrutin. Les élections sont automatiques. Elles se font par détermination de la loi électorale au terme du mandat du président de la République. Cette dernière fixe les délais pour convoquer le corps électoral et organiser des élections. On n’a le droit d’annuler ou de reporter les élections que dans un cas de situations exceptionnelles, tel l’état de guerre.

Peut-on recourir à une jurisprudence pour sortir de cette impasse ?
Il n’existe pas de jurisprudence dans le cas qui se présente actuellement. En revanche, au terme de l’intérim du chef de l’État actuel, on va se retrouver dans la situation d’un pouvoir de fait. Et là, oui, il y a des jurisprudences, par exemple françaises, qui préconisent dans des situations exceptionnelles (guerre civile, crise intense), en l’absence d’un pouvoir légitime, ce qu’on appelle des gouvernants de fait. Par exemple, un maire qui marie des couples alors qu’il n’est pas légitime. Le Conseil d’État français a souvent reconnu que des actes pouvaient être pris même si cette personne n’avait pas une compétence légale. Même s’il n’y a pas d’élection pendant la guerre, il y a toujours quelqu’un qui va se déclarer légitime à gouverner pendant un certain temps.
Parfois il y a des gouvernements qui n’ont pas la légalité mais disposent de la légitimité. Dans les années 1940, les Français ne reconnaissaient plus le gouvernement de Vichy qui était légal, en revanche ils ont préféré reconnaître le gouvernement de fait de De Gaulle qui était plus légitime parce que reconnu par le peuple.

En Algérie, on risque d’être exactement dans la même situation qu’en 1992. Cette année-là, lorsqu’on a mis entre parenthèses la Constitution, on s’est retrouvé devant l’effondrement de l’État algérien. On a sombré dans le chaos car il n’y avait plus d’État, plus de légitimité. J’ai personnellement toujours milité pour que le droit continue à gérer. Parce que soit vous êtes géré par le droit et la Constitution, soit vous basculez dans les rapports de forces politiques, dans la loi de la jungle et la violence. Tout à l’heure j’écoutais Mme Zoubida Assoul qui disait qu’il faudrait rester pendant deux ans dans une période de transition, sans gouvernement. On ne peut pas avoir une justice indépendante, si on n’est pas dans une situation politique régie par les lois. Soyons logiques. Si on est dans une situation transitoire, le droit ne marche plus. Tout peut dériver.

La Constitution algérienne ne prévoit pas le cas d’absence de candidats et certains autres aléas. Que faire alors ?
Oui il y a beaucoup de choses que la loi fondamentale ne prévoit pas, à l’exemple d’un tremblement de terre le jour du scrutin. C’est ce qu’on appelle en droit des cas de force majeure. Lorsqu’il n’y a pas de candidats, il n’y a pas d’élection. Au risque de me répéter, c’est une situation de fait accompli.

Pourtant, une décision politique doit être quand même annoncée…
Il ne faut pas que les gens se trompent, Bensalah a la prérogative par exemple de nommer de hauts cadres et de convoquer, une nouvelle fois, le corps électoral. Il peut donc encore débloquer la situation. 
Je souhaite seulement qu’il patiente jusqu’à la fin juin pour le faire, car cela permettra de rallonger l’échéance de trois à quatre mois ou plus, le temps de mettre en place une haute instance indépendante d’organisation et de contrôle des élections dont les membres seront désignés par la société civile sur la base d’un consensus politique entre tous les acteurs politiques, y compris les représentants du hirak. Ainsi, le Premier ministre, Noureddine Bedoui, et le ministère de l’Intérieur se retrouveront sans attribution.

Il y a aussi les articles 7 et 8 de la loi fondamentale qui peuvent offrir une solution…
Je crois toutefois que les gens n’ont pas compris certaines choses. Le peuple, en tant que foule, ne peut pas gérer directement, on n’est pas dans des démocraties directes. La démocratie athénienne est une démocratie ancienne qui n’est plus de mise à l’heure actuelle. La démocratie moderne est représentative ou semi-représentative et l’article 8 de la Constitution est l’exemple type qui nous dira comment le peuple va l’exercer. En l’occurrence de deux manières : la  manière directe, par le biais du référendum pour dire oui ou non à une Constitution ou par des élections pour nommer les représentants du peuple.

20 millions d’Algériens représentant le corps électoral — là je ne parle pas du hirak — ne peuvent pas se réunir sur une place publique pour lever la main et voter pour l’une ou l’autre personne. La démocratie représentative passe forcément par les urnes. Mais au moment de prendre des décisions, ce hirak, qui constitue un corps social, va se transformer en corps électoral. Et c’est à partir de là, quand il répond à des conditions telles que la résidence, l’âge, la nationalité algérienne, etc., qu’il prend sa décision et qu’il participe à la démocratie. 

Nissa H.