France 5 déprogramme un documentaire sur les crimes chimiques de la guerre d’Algérie

France 5 déprogramme un documentaire sur les crimes chimiques de la guerre d’Algérie

Dans un contexte diplomatique tendu entre la France et l’Algérie, et alors que les débats sur les crimes coloniaux continuent de diviser l’opinion publique, un documentaire inédit intitulé « Algérie, sections armes spéciales » a été retiré de l’antenne de France 5, cinq jours avant sa diffusion initialement prévue le 16 mars. 

Réalisé par Claire Billet et basé sur les recherches de l’historien Christophe Lafaye, ce film révèle l’utilisation systématique d’armes chimiques par l’armée française pendant la guerre d’Algérie (1954-1962). Bien que déprogrammé à la télévision française, le documentaire sera disponible en ligne dès ce mercredi 12 mars.

Une histoire longtemps occultée

Le documentaire s’appuie sur des archives récemment déclassifiées et des témoignages inédits pour mettre en lumière une pratique méconnue : l’utilisation de gaz toxiques contre les combattants du FLN (Front de Libération Nationale) et les populations civiles algériennes. Ces armes chimiques, principalement déployées dans les montagnes de Haute-Kabylie et des Aurès entre 1957 et 1959, ont causé la mort de milliers de personnes, dont de nombreux civils.

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Christophe Lafaye, historien spécialiste en histoire militaire et chercheur associé à l’université de Bourgogne, a exhumé des documents attestant d’une politique délibérée d’utilisation d’armes chimiques, orchestrée au plus haut niveau de l’État français. 

Parmi ces documents figurent des télégrammes datant de 1956, dans lesquels le ministre de la Défense de l’époque, Maurice Bourges-Maunoury, autorise explicitement l’emploi de « moyens chimiques » en Algérie.

Une stratégie militaire organisée

Les recherches de Lafaye révèlent que ces opérations ne relevaient pas d’initiatives isolées, mais d’une véritable doctrine militaire. Dès 1956, des unités spécialisées, baptisées « sections armes spéciales », ont été créées pour mener des attaques chimiques. 

Ces unités, formées à Bourges, étaient équipées de matériel spécifique pour épandre des agents toxiques dans les grottes et zones montagneuses où se réfugiaient les combattants du FLN.

Le documentaire met en avant l’utilisation d’un mélange chimique particulièrement létal, le CN2D, composé de cyanure, d’un dérivé de l’arsenic et d’une terre siliceuse ultrafine. 

Ces substances, déjà utilisées pour le maintien de l’ordre dans les colonies, étaient déployées à des concentrations mortelles dans des espaces confinés comme les grottes, provoquant des œdèmes pulmonaires et des asphyxies rapides.

Un massacre oublié : Ghar Ben Chattouh

Parmi les événements les plus tragiques documentés figure le massacre de Ghar Ben Chattouh, dans les Aurès, le 22 mars 1959. Ce jour-là, environ 150 personnes, dont de nombreux civils, ont péri sous l’effet des gaz toxiques déversés dans un complexe de grottes. Ce drame illustre la brutalité d’une guerre où la distinction entre combattants et non-combattants s’est souvent effacée.

L’utilisation d’armes chimiques par la France pendant la guerre d’Algérie soulève une question fondamentale : comment cette pratique a-t-elle pu être justifiée malgré la ratification du Protocole de Genève de 1925, qui interdit l’usage de telles armes en temps de guerre ? 

Selon Christophe Lafaye, les autorités françaises ont exploité un artifice juridique en qualifiant la guerre d’Algérie d’ “opération de maintien de l’ordre” plutôt que de conflit armé international. Cette qualification permettait de contourner les obligations internationales de la France.

Malgré l’importance de ces révélations, une partie des archives reste classifiée, empêchant d’établir un bilan précis des victimes. Le silence des institutions françaises sur cette question reflète la difficulté persistante à affronter certains aspects controversés de l’histoire coloniale. « Les Algériens ne demandent pas de repentance ni de réparations. Ils veulent juste que la France reconnaisse ce qui s’est passé », affirme Christophe Lafaye.

Une déprogrammation controversée

La décision de France 5 de déprogrammer le documentaire a suscité de vives réactions. La chaîne a justifié ce choix par des « impératifs d’actualité », en référence au conflit en cours entre l’Europe et la Russie. 

Cependant, nombreux sont ceux qui y voient une forme de censure, notamment dans un contexte de tensions diplomatiques entre la France et l’Algérie.

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Le documentaire a déjà été diffusé en Suisse le 9 mars sur la chaîne RTS (Radio-Télévision Suisse) et reste accessible sur sa plateforme en ligne, bien que géobloqué hors de Suisse. 

Claire Billet, la réalisatrice, a exprimé son impatience quant à une nouvelle date de diffusion en France, espérant que ce film contribuera à une mémoire apaisée entre les deux pays.

Un pas vers la vérité historique

« Algérie, sections armes spéciales » s’inscrit dans un mouvement plus large de réexamen critique de l’histoire coloniale française. En donnant la parole aux anciens combattants français et aux victimes algériennes, le documentaire offre une contribution essentielle à la compréhension d’une guerre dont les blessures peinent encore à cicatriser, soixante ans après les accords d’Évian.

Alors que le débat sur les crimes coloniaux continue de faire rage, ce film rappelle l’importance de la transparence et de la reconnaissance des faits historiques pour construire une mémoire collective apaisée.