France – Deschamps, la « compo » et le casse-tête des journalistes

France – Deschamps, la « compo » et le casse-tête des journalistes

Composer une équipe de onze joueurs est parfois un casse-tête pour un sélectionneur. Voire un crève-cœur, pour les plus sentimentaux – on espère qu’ils ne sont pas trop nombreux à l’être car alors leur métier doit être un calvaire. Quand on dispose d’un groupe de 23 internationaux, choisir revient à titulariser moins de la moitié du groupe. Logique implacable des chiffres. « A chaque fois, je sais que je vais faire des déçus », aime à répéter Didier Deschamps quand il est interrogé sur ses choix.

Mais, au-delà du sélectionneur, dont le nom même indique qu’il doit savoir trancher, la composition du onze titulaire est aussi un casse-tête pour une autre profession. Vous ne voyez pas de qui l’on veut parler ? Tenez, Bleu Brésil va vous aider. Nous pouvons par exemple vous l’avouer : nous sommes incapables de miser nos économies sur le onze de départ que Didier Deschamps alignera, mercredi 25 juin au stade Maracana, face à l’Equateur.

« Là c’est le flou complet »

A quel point le patrons des Bleus poussera-t-il la logique de la rotation alors que la qualification est quasi assurée ? Après sa gastro-entérite, Raphaël Varane sera-t-il mis au repos pour reposer le genou qui l’a perturbé une partie de la saison ? Blaise Matuidi, qui doit avoir couru trois marathons depuis le début de la compétition, sera-t-il mis au repos forcé ?

Autant de questions auxquelles le sélectionneur n’a pas répondu vraiment pour l’instant, distillant seulement quelques indices comme : « Je ne vais pas mettre onze mecs qui n’ont jamais joué ensemble. Il y en aura qui seront là pour le socle, après je ne sais pas, je n’ai pas décidé. Maintenant je vais en discuter avec les joueurs, il y a le souci des cartons jaunes qui va rentrer dans la réflexion. » Ou encore : « Il y aura certainement au moins deux changements par rapport à Yohan Cabaye (deux cartons jaunes et donc suspendu) et Mamadou Sakho (touché à une cuisse). »Maigre, comme information pour un journaliste. Un confrère résume la situation : « Là, c’est le flou complet ! »

Reconnaissons-le, la situation est souvent floue, mais Bleu Brésil a le beau rôle : Le Monde ne demande pas à ses envoyés spéciaux les « compos » de l’équipe de France. D’autres journaux, au contraire, se sont fait une spécialité de tenter de connaître les titulaires. La tendance s’est même accélérée ces dernières années avec la multiplication des émissions de « talk show », à la télé où à la radio. Au quotidien sportif L’Equipe, c’est une vieille tradition. Lors du dernier match face à la Suisse, la composition publiée dans ses pages annonçait Antoine Griezmann sur le front de l’attaque et Paul Pogba au milieu. Quelques heures plus tard, on apprenait que Didier Deschamps avait décidé de titulariser Olivier Giroud et Moussa Sissoko à leur place.

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Didier Deschamps et du flou sombre, en conférence de presse. Franck Fife/AFP

Il en faudrait plus pour faire trembler la moustache de notre confrère Guillaume Dufy. Il en a vu d’autres et assure que ce genre d’erreurs est rare : « Là on n’avait pas Giroud ni Sissoko, donc c’était 80 %, mais sinon c’est quasiment du 100 %. Parce que Deschamps ne fait pas trop de cachotteries. » Contrairement à un Roger Lemerre (1998-2002) par exemple, connu pour ses coups de Trafalgar.

Journaliste à L’Equipe depuis 2001, Guillaume Dufy raconte la suprise Giroud-Sissoko : « Sur les dernières séances à huis clos que l’on a vues (avant la rencontre contre la Suisse), on s’est aperçus que, contrairement à son habitude – je crois même que c’était l’une des premières fois qu’il faisait ça –, Deschamps a brouillé les pistes… Enfin, c’est pas vraiment brouiller les pistes, il s’est expliqué en conférence de presse : il voulait maintenir tout le monde un peu sous pression. Est-ce que c’était pas non plus pour nous empêcher de savoir trop de choses ? Certainement. En tout cas, il a mélangé les titulaires avec les remplaçants. De telle sorte qu’on était incapables d’avoir la bonne équipe deux jours avant, et même le jour du match. »

« Se cacher dans l’herbe, ou se tapir dans un champ de maïs »

Non, vous n’avez pas mal lu, Guillaume Dufy explique bien qu’il a vu des entraînements « à huis clos ». Huis clos ? Oui, on vous le confirme, le huis clos, en théorie, ça fonctionne aussi pour les médias. Mais dans la pratique, c’est vieux comme le ballon rond, certains journalistes qui veulent observer les séances censées rester secrètes ont leurs techniques pour parvenir à leurs fins.

« On se débrouille, résume, sibyllin, Guillaume Dufy, avant de donner plus de détails.Là on s’est fait choper à Ribeirao Preto parce que, pour voir l’entraînement, on a loué une chambre pour chaque huis clos important, deux jours avant le match. On loue à quatre ou cinq journalistes une chambre d’hôtel, au Mont Blanc, un grand bâtiment derrière le stade, qui fait 25 étages, on se partage le prix de la chambre entre journalistes. » Et le journaliste d’égrener les scènes cocasses : « En Géorgie, on était allés chez les habitants parce qu’ils avaient un immeuble qui donnait sur le terrain d’entraînement. Après on offre des fleurs, des choses comme ça… »

L’exercice peut parfois comporter sa part de risque. « En Suisse, se rappelle Guillaume Dufy, mes collègues qui faisaient l’Euro (2008) se sont fait arrêter par les flics. Ils ont dû décliner leur identité, se cacher dans l’herbe, ou se tapir dans un champ de maïs… T’essaies. Après quand t’es sur une compétition, est-ce que tu ne risques pas de te faire griller ton accréditation parce que tu grilles le huis clos ? Ça fait partie du truc. »

De toute façon, même si la traque du moindre indice peut s’avérer risquée, pour lui, avoir la compo fait partie intégrante du métier. « Je suis journaliste sportif parce que j’adore le football, le jeu, explique-t-il. Pour moi, avoir la bonne info, le matin du match, quel que soit le club que tu suis, c’est important. Quand je vois parfois dans le journal une ‘compo’ d’équipe et que le soir j’allume ma télé et qu’il y a 5 changements, je trouve ça nul. »

La « compo », source de débats inépuisable

Le sujet des joueurs qui seront alignés d’entrée est une source de débats inépuisable au centre de presse de Ribeirao Preto, la ville du camp de base des Bleus. Entre journalistes, on se perd en conjectures, on avance des indices. Bref, ça discute beaucoup. Même pour les confrères qui n’ont pas de compte à rendre à leur rédaction en chef sur le sujet. « Les compositions, ce n’est pas une demande de mon journal, explique Jean-François Fournel, journaliste à La Croix et aux sports depuis 2010. Mais, comme les confrères, on lit L’Equipe. Nous, on n’en a pas besoin (de connaître les onze titulaires), mais on est quand même bien contents de les avoir. Et quand on est sur un événement comme ça, on est dans une sorte d’ambiance générale qui fait que ces questions alimentent les conversations entre les collègues. Forcément, et même si à titre personnel ça n’a pas beaucoup d’intérêt pour mon travail, ça finit pas m’intéresser. »

Lui n’a jamais essayé d’assister à un entraînement à huis clos. Mais il vient parfois observer les séances des Bleus. Pas pour connaître les éventuels titulaires : « Les séances d’entraînement sont plus intéressantes en termes de comportements, juge-t-il. Cela permet de voir plus loin que le discours officiel des sélectionneurs ou des cadres qui expliquent que l’esprit est merveilleux, qu’un tel est généreux avec ses camarades… A travers une passe qui arrive ou qui n’arrive pas lors d’un entraînement, un geste un peu plus accentué ou pas, on peut voir les joueurs sous un autre jour. L’intérêt des entraînements c’est aussi que l’on perçoit vraiment la valeur technique des joueurs, comme il n’y a pas vraiment d’opposition réelle sur le terrain. On se rend compte que ce sont tous des techniciens incomparables. »

« On guettait la couleur des chasubles. On l’a bien eu dans l’os le lendemain ! »

Guillaume Dufy confirme la nécessité de suivre certaines séances : « L’intérêt des entraînements, c’est d’ajuster les complémentarités. Si constamment tu changes et que tu fais jouer le défenseur centrale axe gauche avec l’axe droit qui est sur le banc, je vois pas l’intérêt. » On y revient donc : suivre l’entraînement régulièrement apparaît comme un bon moyen pour ne pas se tromper sur la « compo », parce que c’est à l’entraînement que se travaillent les automatismes entre ceux qui vont jouer. Sauf que c’est souvent plus compliqué que ça.

Journaliste pour le quotidien gratuit Metro, Hamza Hizzir le reconnaît volontiers, il n’est « pas un spécialiste de la planque ». Ce n’est pourtant pas l’envie qui lui manque. Mais fournir des articles pour la version papier et le site Internet de son journal lui prend trop de temps pour espionner les séances à huis clos.

Pourtant, le 19 juin à Salvador de Bahia, à la veille du match contre la Suisse, il a assisté à l’insu de son plein gré à un entraînement censé ne pas être ouvert à la presse : « A mon arrivée à l’Arena Fonte Nova (le stade de Salvador), je voulais aller au centre de presse, mais je me suis gouré d’entrée et j’ai vu un accès à la pelouse,explique-t-il. Je me suis retrouvé avec des confrères… Il y avait Le Parisien, RMC, l’AFP… »

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Voilà la bonne « compo » de l’équipe de France face à la Suisse, le 20 juin. Avec Olivier Giroud et Moussa Sissoko, donc. Franck Fife/AFP

L’occasion était trop belle pour ne pas glaner des indices : « On était tous à regarder, à guetter la couleur des chasubles et je notais sur mon carnet. C’était mélangé (entre titulaires et remplaçants potentiels). On a essayé de voir les paires, les associations. On a constaté que les deux latéraux titulaires étaient dans un onze et les deux centraux dans l’autre. Que, sur les trois milieux supposés être titulaires, il y avait la sentinelle Cabaye dans un onze et les relayeurs dans l’autre. Et idem pour les deux ailiers. Ce qu’on en a déduit, c’est que l’équipe type allait être reconduite puisque les associations étaient dispatchées de façon un peu symétrique. On a aussi constaté que Benzema et Giroud n’étaient pas ensemble. Ça voulait bien dire que Griezmann allait continuer à jouer… On l’a bien eu dans l’os le lendemain ! »

« Une fois, Deschamps m’a chopé avec mon escabeau à Clairefontaine »

Entre le sélectionneur et les journalistes, le mystère de la « compo » semble parfois virer au jeu de piste. « Deschamps dit qu’il a mélangé les chasubles avant France-Suisse pour maintenir tout le monde en alerte, je veux bien le croire. Mais je pense aussi qu’il y a un côté où il s’amuse, estime Hamza Hizzir. C’est le premier à chambrer les journalistes de L’Equipe sur les planques. Il y a un petit jeu du chat et de la souris. » Guillaume Dufy renchérit : « Deschamps, c’est devenu un jeu entre nous. Il n’aime pas trop ça, mais bon voilà… Moi, il m’a chopé une fois alors que j’étais avec mon escabeau dans les bois, à Clairefontaine, parce que je savais qu’ils allaient s’entraîner ailleurs. »

Pour le sélectionneur, protéger son groupe peut parfois entrer en conflit avec les demandes de la presse, avide d’informations pour ses lecteurs. « Je pense que l’intérêt pour un sélectionneur de cacher la ‘compo’ d’équipe, c’est que l’information soit diffusée le plus tard possible, afin que ceux qui jouent ou qui ne jouent pas ne soient pas mis sous pression par la presse, analyse Jean-François Fournel, de La CroixJe ne crois pas une seule seconde que ce soit pour préserver le secret vis-à-vis de l’adversaire. C’est une stratégie interne pour protéger le groupe plutôt que pour déjouer une forme d’espionnage industriel de la part des sélections adverses. »

« Faire les entraînements à huis clos, je respecte totalement, assure Guillaume Dufy.Il y a l’adversaire et puis l’envie aussi de s’entraîner au calme, de pouvoir dire des choses vraiment fortes aux joueurs. » D’ailleurs, malgré tous ces petits secrets, à écouter notre confrère de L’Equipe, la volonté de Deschamps d’ouvrir le groupe France sur l’extérieur ne relève pas que de la pure communication. « En Ukraine, on a eu le droit à une séance ouverte pendant l’Euro, je crois, compare-t-il. Ici, c’est portes ouvertes, Deschamps a vraiment cette volonté de nous montrer des choses sur le terrain, des séances. »

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Didier Deschamps travaille dans l’ombre, le 22 juin, à Ribeirao Preto. Franck Fife/AFP

Pas de quoi pour autant dissiper tous les doutes sur la composition de ce France-Equateur, vous l’aurez compris. Comme d’habitude au centre de presse de Ribeirao Preto, les projections vont donc bon train. « On en a discuté avec un collègue et on pense que Deschamps ne touchera pas aux indéboulonnables pour maintenir la dynamique, faire une sorte de grand chelem du premier tour, pronostique Hamza Hizzir. On s’est dit qu’un Blaise Matuidi, un Raphaël Varane ou un Mathieu Valbuena allaient rester titulairesMême Karim Benzema. C’est de la déduction… »

Bleu Brésil n’étant pas d’accord sur le cas de Raphaël Varane, perturbé pendant la saison par une blessure au genou, nous avons décidé de parier une bière avec notre confrère sur le fait que le défenseur du Real Madrid ne serait pas aligné d’entrée face à l’Equateur, histoire de se préserver pour les huitièmes de finale. Didier, si tu nous lis, tu sais ce qu’il te reste à faire…

La composition de France-Equateur :

Après avoir pensé vous livrer en exclusivité la « compo » de Deschamps – on a retrouvé, dans une poubelle près de l’hôtel Jotapé, une feuille chiffonnée avec onze noms griffonnés –, Bleu Brésil, adepte de la démocratie corinthienne, comme Socrates, préfère laisser s’exprimer ses lecteurs dans les commentaires sur les onze noms amenés à être titulaires contre l’Equateur. On ramassera les copies deux ou trois heures avant le match de mercredi.