À l’occasion du 68e anniversaire du déclenchement de la Révolution du 1er novembre 1954, le journal français Le monde a publié un reportage photographique inédit sur la Guerre d’Algérie. Intitulé « Guerre d’Algérie : les ombres de la peur et de la violence », celui-ci donne la parole à des historiens spécialistes de la Guerre d’Algérie pour décrypter six photographies d’archives du conflit.
Il s’agit d’un dossier qu’a initialement publié l’Encyclopédie d’histoire numérique de l’Europe (EHNE, Sorbonne Université). C’est une initiative qui veut documenter la Guerre d’Algérie d’une autre manière : à travers « un cliché, son hors-champ, ses non-dits, le message au creux de l’image ». Dans cette approche donc, la photo représente, non pas une illustration muette, mais un matériau à disséquer pour en faire ressortir le sens caché.
Parmi les six photos qui figurent dans cet article, on ne retrouve pas les classiques scènes de guerre (au sens strict). Ce sont plutôt des clichés qui racontent les à-côtés de la guerre, « les instants de respiration où, derrière, la sérénité apparente se devinent la peur et la violence ». À travers leurs analyses, les historiens essayent de « percer les ombres de la guerre », de « libérer ces vérités dormantes que la pellicule n’expose pas ».
La famille d’Abdelmalek Kitouni dans le maquis (1956)
Cette première photo a été prise au printemps 1956 dans la région d’aïn Kerma (El Taref). Abdelmalek Kitouni pose au maquis avec sa femme Djouhra et ses quatre enfants (de gauche à droite : Hosni, Nadjib, Naïma et Malika).
« Dans une mise en scène scrupuleusement orchestrée, le membre de l’Armée de libération nationale, Abdelmalek Kitouni réunit sa famille au complet dans un maquis du Constantinois pour une pose à la fois intime et solennelle. » Marie Chominot, historienne et spécialiste de l’image.
Un an et demi après la prise de ce cliché, Abdelmalek Kitouni va mourir en martyr dans une embuscade de l’armée française.
La jeune fille et le soldat invisible « 1956 »
Ce second cliché a été pris en 1956 dans la localité d’El-Ancer, commune de la wilaya de l’Est algérien, Jijel.
Pour Claire Mauss-Copeaux, historienne et auteur de la thèse Appelés en Algérie : la parole confisquée (Hachette, 1998), « sous son apparente banalité, la photographie de cette jeune femme surprise par des soldats français du 4e bataillon de chasseurs à pied laisse transparaître la violence de l’armée coloniale. » Elle ajoute : « Le rapport de force écrasant que le soldat impose à l’adolescente apparaît en pleine lumière. »
Rencontre avec le chef de l’ANPA, le général Bellounis (hiver 1957-58)
La troisième photo du reportage met en scène la rencontre entre Mohammed Bellounis, chef de l’Armée nationale du peuple algérien (ANPA), et deux gradés français. Celle-ci a été prise pendant l’hiver 1957-1958 à Diar El-Chioukh, une localité située à 48 kilomètres au nord de Djelfa.
Sylvie Thénault, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la colonisation française en Algérie, analyse : « Selon le témoignage d’un Français d’Algérie du 11e choc, cet énigmatique cliché met en scène le chef de maquis nationaliste rallié à l’armée française, Mohammed Bellounis, avec deux gradés français, discutant dans une trompeuse tranquillité. »
Mohammed Bellounis, cet ancien messaliste du MNA qui était passé avec ses 2000 hommes du côté français suite au massacre de Melouza, sera au bout du compte exécuté par l’armée française…
Scène de crime à Saint-Claude (Jura, 1958)
Dans la quatrième photographie du dossier, on voit la participation d’un membre du FLN (Mokrane saïdani) à la reconstitution d’un meurtre qu’il a lui-même commis à Saint-Claude (Jura) dans la nuit du 14 au 15 avril 1958.
Marc André, historien et maître de conférences à l’université de Rouen-Normandie, explique : « Reconnaissant avoir tué son compagnon de foyer, le membre du Front de libération nationale (FLN), Mokrane Saïdani, participe à la reconstitution du meurtre avec son complice. Il sera condamné à mort et guillotiné à Dijon, le 5 juillet 1959. »
L’historien poursuit : « Cette photographie donne à voir plusieurs particularités de la Guerre d’Algérie : la violence surgissant dans le quotidien de l’immigration, le meurtre fratricide répondant au projet de l’indépendance. »
Au campe de regroupement de Bessombourg (actuelle Zitouna, Skikda, juillet 1959)
Le dernier cliché que nous avons retenu est celui pris lors de l’été 1959 au camp de regroupement de Bessombourg (Skikda), localité nommée ainsi en l’honneur du fondateur de la Compagnie Besson (société d’exploitation du liège).
Pour Fabien Sacriste, docteur en histoire qui a consacré sa thèse aux camps de regroupement en Algérie (2022), ce cliché publié le 24 juillet 1959 « expose de manière crue les conditions précaires des populations algériennes forcées de rejoindre les “centres de regroupement” de l’armée française. Il prend à rebours la propagande militaire. »
L’auteur de « Les camps de regroupement en Algérie : une histoire de déplacements forcés (1954-1962) » ajoute : « L’affaire Bessombourg est indissociable de cette guerre de représentation opposant le plus haut fonctionnaire d’Algérie aux acteurs militaires qui dominent l’appareil d’État (français, NDLR) depuis mai 1958. »
Le nom actuel de Bessombourg est Zitouna. C’est une commune de la wilaya de Skikda. Elle est aussi le chef-lieu de la Daïra éponyme.