Harga Entre rêve risqué : de meilleur et désenchantement

Harga Entre rêve risqué : de meilleur et désenchantement

Les tentatives de rallier l’Europe depuis les côtes algériennes ne semblent pas connaître de fin. Tous les jours apportent leur lot d’informations sur des tentatives d’immigration clandestine, El harga, que ce soit depuis l’est ou l’ouest du pays.

Hier encore, depuis l’ouest, à Mostaganem, neuf migrants clandestins, dont l’embarcation avait coulé au large, ont été secourus par les gardes-côtes. Sauvés d’une mort certaine, ils avaient pris le départ mardi soir à bord d’un bateau de pêche. En décembre 2016, en une nuit, 158 migrants algériens ont été accostés par les garde-côtes italiens au port de Teulada, pour une partie, et d’autres sur les plages de Porto Pino et Sant Antioco. Beaucoup parviennent à atteindre les côtes européennes, d’autres à être secourus in extremis. Mais beaucoup d’autre n’ont pas ce « privilège ».

Destin funeste

Mais pourquoi finit-on par devenir harrag et comment ? Nous en avons rencontrés beaucoup parmi ceux qui sont revenus d’une odyssée risquée. Ils sont jeunes pour la plupart. Ils se disent brisés, exclus et rejetés par la société, alors ils tournent leurs regards vers l’autre côté de la Méditerranée, déterminés à tout pour fuir « el hogra » et la misère, malgré les scènes bouleversantes, retransmises sur les chaînes de télévision du monde entier, de naufrages, de cadavres flottants dans la mer ou rejetés sur les bords qui sont encore vivaces dans les mémoires. Malgré le danger, la majorité de ces jeunes continue à river le regard vers une Europe mystifiée et s’accroche à ce rêve. Ils demeurent convaincus que c’est leur dernier espoir. C’est l’histoire de Bilel, âgé d’à peine 24 ans, qui a tenté l’aventure au péril de sa vie, jusqu’à ce qu’il la perde. Ce jeune issu du quartier les Caroubiers d’Annaba a été enterré le vendredi 6 janvier, laissant derrière lui une famille inconsolable et une ville en deuil. Ce n’est pas la mer qui l’a emporté. Retour sur les faits avec son jeune frère. Un an après avoir traversé avec succès la Méditerranée, en décembre 2016, après plusieurs tentatives qui se sont soldées par des échecs, la guigne s’est abattue sur lui, dit-il. En franchissant la frontière italo-française, Bilel meurt sur les rails fauché par le TGV alors qu’il marchait le long de la voie ferrée près de la ville frontalière italienne de Vintimille. C’était le vendredi 23 décembre 2016. Le défunt a été enregistré autour de 17H30 au centre de réception de la Roja, parc Vintimille, rapportaient les médias italiens. Accompagné d’une trentaine de migrants de différentes nationalités, ce dernier s’est dirigé vers les frontières françaises. Au lendemain de la disparition de sa mère, en 2012, Bilel a suivi plusieurs formations et obtenu plusieurs diplômes sans jamais réussir à trouver un emploi. Par nécessité et afin d’aider son père, ce dernier a installé un étal de chaussures au marché. Un commerce qui ne rapportait pas suffisamment pour subvenir aux besoins de sa famille. Aucune chance non plus d’envisager des projets d’avenir avec de maigres gains. Ébloui par les récits de harraga, il se mit à rêver d’ailleurs. Il décide de quitter le pays. A chaque tentative, il est intercepté et arrêté. Au début de 2016, Bilel a reçu sa convocation pour le service militaire. Le désir de partir s’est transformé en obsession. Il l’a fait. Au bout de quelques jours, sa dépouille est rapatriée dans un cercueil.

Harga : mode d’emploi

De Paris, Yacine, âgé de 25 ans, a eu plus de chance. Il raconte son périple. Il a réussi à traverser la Méditerranée et franchir les frontières franco-italiennes avec succès. C’était en juillet 2016. Yacine et ses deux camarades ont choisi le mois de ramadhan pour partir. L’idée est que durant ce mois, la marine « adoucit » les contrôles. Les candidats à l’émigration peuvent donc passer sans être inquiétés ni même interceptés. Les préparatifs débutent alors la dernière semaine de ramadhan. Ils ont d’abord recours à des passeurs. C’est ainsi qu’ils en ont rencontré un, à la place d’Armes. Il fut lui-même un harrag mais, à l’époque, il avait perdu tout son argent et son embarcation lors d’une traversée ratée. Il faut un bateau, un moteur, du carburant… Cela coûte très cher. Avec 30 millions de centimes (10 millions chacun), aucune chance d’aller jusqu’au bout, leur explique-t-il. Il leur a donc fallu trouver quatre autres candidats pour compléter le groupe dans le but d’atteindre la somme de 70 millions de centimes. Ce qu’il faut pour s’équiper convenablement, une barque, un moteur, un GPS et du carburant. Tous trois se sont ensuite dirigés vers Sidi Amar, la troisième commune la plus peuplée de la ville d’Annaba. Ici, c’est l’embarras du choix ! Tout le monde veut partir, mais encore faut-il ne prendre que ceux qui disposent de fonds. « Nous en avons trouvé quatre, sérieux et issus de familles aisées », relate Yacine. Confiance et secret sont primordiaux dans ce genre d’entreprise. Tout autant que l’est le choix du moteur, car il y va de la réussite de la traversée. Le groupe constitué s’est rendu à la commune côtière de Sidi Salem, où il réussit à trouver ce qu’il faut, un moteur pour bateau de marque Yamaha 40 Cv, tout neuf, pour le prix de 42 millions de centimes. L’achat d’un bateau est l’étape suivante. Direction plage Chapi. Là, une barque neuve coûte plus de 20 millions, alors qu’une ancienne reviendrait à 10 millions de centimes. Une barque de 7 mètres peut embarquer jusqu’à 17 personnes, celle de 5 mètres en supporte 12 mais, très souvent, le nombre réel que transportent ces chaloupes dépasse ce qui est requis. A Chapi, le choix s’est porté sur une barque d’occasion mais robuste qui leur a coûté 110 000 DA. Déjà 53 millions de centimes de dépensés. Ce qui reste servira à l’achat du carburant et à l’acquisition de GPS et d’une boussole, dont les prix varient entre 40 000 et 90 000 DA. Pour le carburant, c’est un autre souci à gérer car, souvent le poids du gasoil nécessaire pour traverser d’une rive à l’autre n’est pas supportable pour une petite barque. Pour parcourir une distance de 230 km, soit 19 miles marin, 400 litres sont nécessaires, soit 6 000 DA de dépenses supplémentaires. La quantité de carburant est répartie dans plusieurs jerricanes de 30 ou 50 litres, outre un bidon d’huile de moteur. La distance est parcourue habituellement en 24 heures mais il arrive que la traversée prenne plus de temps. Mais à défaut d’argent et d’esprit d’initiative, d’autres harraga choisissent une autre alternative : trouver une embarcation prête au départ et payer sa place. Les tarifs sont fixés «à la tête» et suivant la ville d’origine. Les harraga issus de milieux défavorisés d’Annaba et de ses quartiers réputés en tant que tels payent entre 35 000 et 50 000 DA la place. Les autres, issus des autres wilayas ou d’autres pays, le prix varie entre 60 000 et 200 000 DA. Devant la réduction progressive des possibilités d’émigrer légalement au départ de l’Algérie, ce fléau est devenu une importante ressource financière pour les passeurs qui constituent des réseaux mafieux et très organisés.

Des dattes et de l’eau !

Des dattes, de l’eau et des gâteaux, c’est tout ce que peuvent transporter les migrants avec eux pendant toute la traversée. Ils choisissent ce qui est léger. De l’eau et des sucreries en général pour éviter les cas d’hypoglycémie. Nonobstant les risques qu’encourent les migrants dans la mer, ou à cause de la surcharge et de la vétusté des embarcations, les équipements de sécurité obligatoire en mer sont le dernier souci des passeurs. A part quelques gilets gonflables pour les enfants, rien d’autre. La plupart pensent atteindre la Sardaigne rapidement et sans problème. Il existe des réseaux de passeurs spécialisés, capables d’acheter la complicité de ceux qui peuvent leur faciliter le travail. Beaucoup ont fait fortune en aidant des migrants à atteindre l’Italie ou l’Espagne par bateau en les cachant dans les cales. Oubliés, beaucoup de migrants finissent par mourir asphyxiés. Sans état d’âme, ils sont jetés à la mer. Mais la plus grande crainte des harraga algériens est bien de se faire capturer par la marine nationale. D’ailleurs, s’il fallait être arrêtés, autant qu’ils le soient des mains de la marine italienne, disent-ils, car ils seront mieux traités. Après avoir réuni toute la logistique, les sept harraga et le passeur se retrouvent à un point de rendez-vous pour le départ. Ils refusent de nous révéler le nom de l’endroit. Les barques se dirigent généralement vers l’autre rive de trois points essentiels, à savoir Sidi Salem, Aïn Achir et Caroubier. Mais ces zones sont de plus en plus surveillées. Les harraga sont obligés de trouver un autre lieu sécurisé pour l’embarquement et le départ. La plage Seraïdi (Oued Bakarat) est actuellement le nouveau point de partance. Arrivé à Chtaibi, plage Sidi Akacha, on aperçoit déjà l’Italie de loin. « La marine passe à des heures précises, la première tournée vers 6h, c’est alors le moment propice de démarrer avant que la deuxième brigade de surveillance du littoral ne commence sa tournée », nous raconte-t-on. Si une brigade les repère au large, le passeur éteint le moteur et les jeunes se font passer pour des pêcheurs. On est le deuxième jour de l’Aïd el Fitr 2016, à 8h30, c’est l’heure ! La barque transportant Yacine et ses six camarades sont déjà en pleine mer. Après 12 heures passées dans la peur, ils atteignent les rives italiennes. Arrivés sur les plages de la Sardaigne (Italie), les haraga sont interceptés par les gardes-côtes. Ils les emmènent voir le médecin avant de les conduire auprès du procureur. Ils sont placés ensuite dans un centre de transit, où ils resteront de un à trois jours et obtiendront le QTI (quitter le territoire italien) valable sept jours. Ils sont relâchés aussitôt pour quitter le territoire ; repartir vers l’Algérie ou continuer vers la France. Les haraga se dirigent vers la ville de Vintimille à la frontière franco-italienne, souvent par TGV en passant par Rome, Gênes, puis ils traversent les frontières vers la France. Première destination Nice, après avoir marché environ 39 km. Une fois sur le sol français, les jeunes partent chacun vers une ville différente. La plupart d’entre eux finissent dans les quartiers malfamés à la quête de petits boulots. Trahis et dévalisés par des proches ou amis algériens, censés leur apporter de l’aide et du soutien. A défaut, ils vendent des cigarettes pour le compte de barons arabes et gagnent de 1 à 1,50 euro par paquet.

En France, la plupart des harraga n’ont pas où aller ni où dormir. Ils attendent la nuit pour s’installer sous les ponts. En hiver, la souffrance est immense. Les jeunes, malgré toute leur souffrance et la vie vagabonde qu’ils mènent, préfèrent mille fois vivre dans ces conditions que de retourner au pays et subir la « hogra » et la « faim », nous avouent-ils. Pour les plus chanceux qui arrivent à décrocher un travail, une grande partie de l’argent qu’ils gagnent est envoyée à leur famille au pays.

Risques inconsidérés

Mais les dangers sont immenses. L’été dernier, une barque est restée plus de 5 jours en mer après avoir épuisé tout le carburant. Un navire en partance pour Almeria (Espagne) a secourus les passagers. Chanceux, les harraga se sont retrouvés en Espagne. Certains se perdent dans l’immensité de la mer et se retrouvent dans les eaux territoriales tunisiennes. Selon les harraga, des centaines d’Algériens, capturés dans la zone maritime tunisienne alors qu’ils tentaient de se rendre en Italie, sont enfermés dans les prisons en Tunisie. En l’absence de déclarations et de chiffres officiels, les familles des migrants égarés s’activent seules pour joindre leurs enfants dont certains ont pu contacter leurs parents en Algérie par le biais des gardiens. A ce jour, aucune enquête ni procédure officielle n’a été enclenchée par les autorités algériennes. Il n’en demeure pas moins que ce fléau ne concerne pas seulement les jeunes issus des classes défavorisées. Chômeurs, cadres, étudiants… tous veulent tenter leur chance. Parfois, il arrive que les candidats soient des familles entières, prêts à tout pour rejoindre cet ailleurs fantasmé. « Pour avoir un logement, il faut que tu sois marié, et pour se marier, il faut avoir un salaire ! », dit Salim, un étudiant d’Annaba. Les conditions difficiles poussent les jeunes à partir. Avant, les harraga étaient uniquement des jeunes issus de la classe pauvre, sans diplôme et sans qualification. Actuellement, les jeunes qui partent sont la plupart des cadres sortant des universités. Chômage et discrimination les ont poussés à tenter le diable en Europe à la recherche d’un travail leur permettant d’assurer leur avenir. Même les filles s’y mettent ! Elles ne sont pas nombreuses mais beaucoup ont déjà réussi à quitter le pays. La plupart se retrouvent seules, sans ressources et sans appui. Il y a même des migrants qui tentent la traversée en quête de soins. Ils ne sont pas nombreux mais ils existent. Ce sont surtout des cancéreux. En situation irrégulière, ils doivent trouver quelqu’un qui accepte de donner son nom et son adresse à l’assurance maladie afin de leur permettre de bénéficier de l’aide médicale de l’Etat (AME).