Haya Djelloul : «El Hirak est un mouvement inédit»

Haya Djelloul : «El Hirak est un mouvement inédit»

Kader M

Réalisateur-documentariste d’investigation historique, Haya Djelloul est l’auteur des séries documentaires «Ben Boulaïd, le père de la révolution armée» (2005), «Les grands dossiers des accords d’Evian» (1991/93), «Aux sources de Novembre» (1989/90), «Les grands dossiers de la marine algérienne» (2003/04) et de nombreux documentaires, tels «La bataille de Constantine, chronique d’une époque», «Du fond du cœur des Aurès», «Miracle à Arrar» (1987). Natif d’Oum El Bouaghi, Haya Djelloul a bien voulu nous accorder cet entretien en ces moments où l’Algérie vit un mouvement populaire inédit.

Reporters : Quel bilan faites-vous du Hirak après onze semaines ?
Haya Djelloul : Le mouvement populaire se poursuit de manière régulière les vendredis pour toutes les couches de la population, le mardi pour les étudiants, les autres jours pour les corporations de travail, les syndicats autonomes et autres. De ce fait, personne ne peut faire un bilan définitif de cette dynamique populaire inédite. En tant que réalisateur, je participe pleinement à ce mouvement pour la jeunesse, pour mes enfants, voire mes petits-enfants plus tard. Etudiant pour une formation cinématographique dans l’ex-URSS, on avait un module appelé « Mouvement d’ensemble » dans lequel on étudiait tous les ingrédients qui l’engendrent, tels le mécontentement général, l’injustice sociale, politique et syndicale, et autres. Chez nous, ce mouvement populaire vécu depuis le 22 février 2019 est inédit, il n’a jamais fait l’objet d’études parce qu’il est unique et concerne des millions de personnes tous genres et couches confondus, lycéens, politiciens, journalistes, juristes, hommes, femmes, jeunes, travailleurs, syndicalistes… L’inédit de ce mouvement populaire se caractérise par son pacifisme… 

Etant cinéaste, avec particulièrement une production traitant l’histoire de la nation algérienne, l’impact des soubresauts qui l’ont marquée semble toujours de mise ?
Suite au Congrès de Tripoli en mai-juin 1962, les décisions et recommandations de ce dernier n’ont pas été appliquées à l’indépendance. Alors que les martyrs ont libéré le pays du joug colonial par les armes, son indépendance a été spoliée et déviée de son véritable cours. La constituante, normalement prévue en 1962, n’a pas eu lieu à cause du premier coup d’Etat du clan d’Oujda avec l’Armée des frontières, à sa tête Houari Boumediène, contre le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), reconnu au niveau international, et l’Assemblée nationale présidée par Ferhat Abbas. Ce coup d’Etat était préparé par Ben Bella et Boumediène dans la salle de cinéma Majestic. Le second coup d’Etat de Boumediène contre Ben Bella a eu lieu le 19 juin 1965. Cette situation a fait que depuis 62 à ce jour 2019, nous vivons dans l’illégalité constitutionnelle – tous les gouvernements ne sont pas légitimes – parce qu’il n’y a pas eu une vraie Constitution basée sur la plateforme de l’appel du 1er Novembre et celle du Congrès de la Soummam stipulant une Algérie démocratique et sociale dans le cadre des principes de l’Islam avec la primauté de l’intérieur sur l’extérieur et du politique sur le militaire. Les deux plateformes ont subi une déviation totale après 1962. 

Votre avis sur le degré de civisme, de maturité politique et de discipline du peuple algérien dans cette circonstance…
Le degré de maturité politique et de civisme de la population et de la jeunesse algériennes est inégalable, voire unique en son genre. Car le mouvement populaire « Hirak » a étonné le monde extérieur et nous-mêmes – intellectuels, universitaires – qui sommes sur place, de par son organisation, son civisme… c’est une véritable révolution blanche. Cette génération des réseaux sociaux, en l’occurrence nos enfants, est partie très loin et a compris qu’elle a été bernée par ce pouvoir autiste, qui a engendré l’une des plus grandes corruptions au monde et l’injustice sociale la plus abjecte qui soit. 

Les dernières arrestations opérées par la justice sont-elles un bon signe, voire un acquis pour le Hirak ?
Nous sommes pour les arrestations de corrompus civils et militaires, pourvu que ça continue avec une justice indépendante qui ne peut avoir lieu qu’après une transition politique. Cependant, on sent les règlements de compte entre divers clans. D’autre part, cela encourage le mouvement populaire d’aller de l’avant en le stimulant et en le renforçant. Qui aurait pensé un jour que le système bouteflikien tombe ? Maintenant c’est tout le système politico-militaire qui doit suivre. 

La période transitoire réclamée par le peuple et les partis d’opposition constitue-t-elle la meilleure solution ? 
C’est la meilleure et unique solution pour l’avenir socio-économique, politique et culturel du pays. Moi, personnellement, je souhaiterai un haut comité (collégial) d’Etat présidé par un sage économiste et la présidence honorifique confiée à des moudjahidine, particulièrement Djamila Bouhired, dont on m’a toujours refusé la réalisation d’un film sur son parcours historique et sa personnalité. Le Président de l’Etat organisera une élection présidentielle, nommera un gouvernement avec des ministres technocrates et mettra en place une instance indépendante pour les élections, avec notamment la procédure de l’élection en ligne. 

Bedoui et Bensalah, tant décriés par les manifestants chaque semaine, continuent à exercer en affichant une totale indifférence aux revendications en question… 
C’est ce que j’appelle l’opportunisme politique. Le gouvernement est illégitime, Bedoui le sait puisqu’il a été lors de ses fonctions de wali, puis ministre de l’Intérieur, l’architecte de la fraude et l’interdiction de manifester. Il a formé son gouvernement dans une panique généralisée en ramenant n’importe qui, à l’exemple de l’une de mes anciennes étudiantes, la ministre de la Culture, avec un manque d’expérience flagrant. 
Ce système, qui a gangrené l’Etat et spolié les Algériens de la démocratie et de l’état de droit auxquels ils aspirent, semble faire de la résistance farouche…
Bien sûr, lorsqu’on est opportuniste, courant derrière les salaires, les prises en charge, les avantages… on ne lâche pas facilement prise. Il n’y a que l’union du peuple qui peut le chasser. Car ce gouvernement illégitime et opportuniste fait carrément obstacle à la transition politique. Néanmoins, le peuple gagnera en fin de compte à condition qu’il demeure toujours soudé. 

Vous, qui avez côtoyé de nombreuses personnalités historiques dans le cadre de vos réalisations cinématographiques, quelles solutions proposerez-vous pour la sortie de la crise ?
Il faut revenir aux principes fondamentaux de la Révolution, en l’occurrence les plateformes de l’appel du 1er Novembre et du Congrès de la Soummam, avec un gouvernement civil dans une Algérie démocratique et sociale.