Dans cet entretien, Pr Mohammed Amine Bekadja du service d’Hématologie et de Thérapie Cellulaire à l’etablissement Hospitalier Universitaire d’Oran, nous explique les types de cancer du sang, les derniers chiffres de l’Hémopathies malignes en Algérie ainsi que les derniers traitements de la maladie.
Expliquez-nous en premier Professeur ces hémopathies malignes de manière générale ?
Bonjour, il est très difficile de parler des hémopathies malignes de façon générale, car une synthèse aussi complète sur le sujet demeurerait toujours insuffisante vu l’importance du sujet et son étendue.
Avant de parler des hémopathies malignes, il va falloir peut être dire un mot sur la spécialité qu’est l’Hématologie pour y situer la place des hémopathies malignes !
En effet, l’hématologie est une spécialité clinico-biologique (peut-être la seule) et c’est pour cela qu’elle a été assimilée à l’étude biologique du sang pendant assez longtemps avant l’éclosion à partir de l’hématologie, d’une spécialité à part entière qu’est l’Hémobiologie et qui elle relève de l’étude biologique du sang, aujourd’hui.
L’hématologie quant à elle actuellement est divisée en deux grandes parties, l’hématologie générale et la partie oncologique de l’Hématologie.
Cette dernière partie (onco-hématologie), s’occupe de la prise en charge des hémopathies malignes qui regroupent les leucémies aigues ou chroniques (cancers du sang circulant), les lymphomes non Hodgkiniens et Hodgkiniens, qui sont des cancers des organes comme le ganglion (système lymphatique), le foie, ou la rate, ou le tube digestif, le poumon, le cœur, les tissus cutanés, les os etc.…
L’ensemble de ces cancers du sang ont un point commun, un envahissement de la moelle osseuse et un déficit immunitaire sévère, ce qui explique leur pronostic péjoratif en dehors de tout traitement.
Il semblerait que les hommes sont plus touchés que les femmes ? Pourquoi ?
C’est vrai, les hommes sont plus touchés que les femmes dans l’ensemble des hémopathies malignes et cette prédominance masculine est retrouvée dans toutes nos enquêtes épidémiologiques réalisées sous l’égide de la Société Algérienne d’Hématologie.
Pourquoi, cette vulnérabilité ? Il est très difficile de vous répondre de façon rationnelle et scientifique avec des données prouvant cette prédominance.
Par contre, il semblerait que cette prédominance masculine soit liée à certains facteurs de prédisposition propres aux hommes, comme l’usage du tabac et/ou de l’alcool, l’exposition dans le cadre professionnel aux produits toxiques comme le benzène et ses dérivés (complexe des raffineries), les professions agricoles (pesticides). Enfin, il peut également exister un facteur génétique de prédisposition, rendant les hommes plus sensibles aux agressions « biologiques » comme le montre la différence d’âge dans les espérances de vie où la femme vit plus longtemps que l’homme.
Combien de type de cancer du sang distingue-t-on aujourd’hui ?
Comme je l’ai déjà avancé, il existe deux grands groupes d’hémopathies malignes :
-ceux ayant trait à une atteinte du sang circulant et au cours desquels les cellules cancéreuses prennent naissance au niveau de la moelle osseuse, puis envahissent le sang circulant avec comme finalité une augmentation très importante des globules blancs. Parmi eux on distingue les leucémies aigues, elles-mêmes subdivisées en plusieurs sous-groupes selon le type de cellules cancéreuses qui prolifèrent. Il existe également les leucémies chroniques qui aussi se subdivisent selon les caractéristiques morphologiques et phénotypiques des cellules cancéreuses.
-ceux ayant trait à une atteinte organique comme les ganglions ou tout autre organe. On distingue les lymphomes non Hodgkinien, qui se subdivisent en plusieurs catégories selon l’aspect histologique de l’organe atteint et des caractéristiques cytogénétiques et moléculaires de la cellule cancéreuse, et les lymphomes hodgkiniens.
Enfin le myélome multiple, qui est une entité particulière, est caractérisé par une atteinte osseuse responsable de douleurs osseuses importante et simulant parfois des métastases d’un cancer solides ostéophiles.
Quels sont les chiffres pour l’Algérie, dispose-t-on finalement de données épidémiologiques récentes ?
Oui, la société Algérienne d’Hématologie a initié de nombreuses enquêtes épidémiologiques dont celles portant sur les hémopathies malignes, comme les leucémies aigues lymphoïdes ou LAL (incidence 0.47/100.000 hbts ; 140-200 nouveaux cas/an), les leucémies aigues myéloïdes ou LAM (incidence 0.91/100.000 hbts ; 300-400 nouveaux cas/an), les lymphomes non hodgkiniens (incidence 2.55/100.000 hbts ; 750 nouveaux cas/an), les lymphomes de hodgkin (incidence 1.8/100.000 hbts ; 600 nouveaux cas/an), le myélome multiple (incidence 1.7/100.000 hbts ; 500 nouveaux cas/an), la leucémie myéloïde chronique (incidence 0.53/100.000 hbts ; 210 nouveaux cas/an) et la leucémie lymphoïde chronique (incidence 0.66 /100.000 hbts ; 240 nouveaux cas/an).
Ces hémopathies font peu parler d’elles, quelles en sont les raisons à votre avis ?
C’est exact, et cela relève aussi de notre responsabilité, puisqu’on n’en parle pas beaucoup dans la presse écrite ou les médias audio-visuels.
Dans le dernier plan cancer 2015-2019 et selon les registres des cancers régionaux, les hémopathies malignes représentent environ 10% de l’ensemble des cancers. Vu sous cet angle, il est évident que les hémopathies malignes représentent une quantité négligeable par rapport aux données épidémiologiques des cancers solides qui posent un véritable problème de santé publique comme celui du sein, du poumon, du colon, etc….
Cependant, il faut savoir, qu’en terme de guérison des cancers, l’hématologie oncologique a permis de guérir un nombre très important des hémopathies malignes comme les lymphomes de Hodgkin, les lymphomes non Hodgkiniens, les leucémies aigues et chroniques ainsi que certains myélomes multiples. Par ailleurs, ces pathologies malignes ont fait l’objet pendant longtemps de transferts pour soins à l’étranger. Par la suite le développement des médicaments dans le traitement des hémopathies malignes a permis de restreindre ces transferts.
D’un autre point de vue, l’hématologie oncologique en Algérie, a été la première discipline médicale à avoir introduit la cytométrie en flux pour déterminer le phénotype des cellules cancéreuses et donc de permettre l’application des thérapies ciblées à base des anticorps monoclonaux comme l’anti-CD20. Elle a également été la première spécialité médicale à avoir utilisé les inhibiteurs des tyrosines kinases dans la leucémie myéloïde chronique et transformé de façon radicale son évolution.
Par ailleurs, vers la fin des années 90 (CPMC Alger), l’hématologie oncologique a été la première à utiliser les techniques de greffe de cellules (autogreffe et allogreffe) dans le traitement des leucémies aigues, chroniques et les lymphomes, puis par la suite son extension dans les anémies congénitales chez l’enfant et les aplasies médullaires dans les affections hématologiques non malignes.
Vous voyez comment l’hématologie oncologique a permis de développer la médecine moderne et les soins de type tertiaire en Algérie ! C’est une discipline qui est entièrement tributaire de la biologie (cytogénétique, FISH, NGS, biologie moléculaire : PCR) aussi bien pour les diagnostics de précision pour appliquer les traitements spécifiques, que pour leurs évaluations, leurs suivis et surveillance.
Dans les structures hospitalo-universitaires (CHU, EHU), les services d’Hématologie sont devenus une charge budgétaire, dont l’administration hospitalière ne peut honorer leurs activités oncologiques. En principe, au même titre que les services d’oncologie médicale, les services d’hématologie devraient être domiciliés au niveau des centres anti-cancers et bénéficier de ressources financières adéquates.
Parlez-nous de l’expérience de votre service Professeur dans le traitement et la prise en charge des patients atteints de cancers du sang ?
Le service d’Hématologie et de Thérapie Cellulaire a débuté ses activités en 2006 au niveau de l’hôpital de jour puis en janvier 2009 a été réceptionné le service avec les hospitalisations des cas de leucémies aigues et des lymphomes.
En mai 2009, a été introduite la greffe de cellules souches, dans un premier temps les autogreffes (c’est dire que les cellules injectées sont celles du patient lui-même) puis en février 2013 a débuté le programme des allogreffes (c’est-à-dire que les cellules perfusées sont celles d’un donneur familial).
Le diagnostic des hémopathies malignes sur le plan de la variété est réalisé au niveau du laboratoire du service par une technique appelée cytométrie en flux et qui permet de détecter les protéines des cellules cancéreuses à leurs surfaces.
Les traitements réalisés au niveau du service portent sur l’utilisation des chimiothérapie de 3ème génération, l’utilisation des anticorps monoclonaux comme l’anti-CD20 dans les lymphomes de type B et les leucémies lymphoïdes chroniques B, les inhibiteurs des tyrosines kinases dans les leucémies myéloïdes chroniques, Les autogreffes de cellules dans les myélomes multiples, les lymphomes et les lymphomes hodgkiniens, et à ce titre, j’ouvre une parenthèse pour signaler le caractère national du service, vu qu’il a drainé tous les patients du territoire national en dehors de ceux du CPMC d’Alger.
Depuis février 2013, les patients présentant des hémopathies malignes, et orientés pour une allogreffe, l’ont été dans l’unité d’allogreffe.
Il est important également de souligner, que l’introduction de ces deux techniques de traitement des hémopathies malignes, a permis d’arrêter le programme des transferts des patients à l’étranger, pour soins pour hémopathies malignes, et de réduire de façon très significative les budgets alloués pour ces transferts par la CNAS.
D’une façon générale, les résultats obtenus au niveau de l’EHU Oran en matière de prise en charge des hémopathies malignes sont très satisfaisants et se situent dans la fourchette de ceux obtenus dans les autres pays à l’échelon régional ou international.
Malheureusement, malgré tous ces efforts, et les gains engrangés pour les caisses de sécurité sociale du pays grâce aux efforts de l’équipe soignante et le staff administratif de l’EHU Oran, ces activités risquent aujourd’hui de s’arrêter en raison de l’insuffisance des budgets alloués aux activités du service.
Dernière question relative aux évolutions thérapeutiques, que pouvez-vous nous apprendre là-dessus ?
Cette dernière question, est peut-être à mon avis la plus importante aux regards des progrès réalisés dans le domaine de la prise en charge thérapeutique des hémopathies malignes au cours de ces trois ou quatre dernières décennies.
D’une manière générale, on peut énumérer trois grandes classes thérapeutiques qui ont révolutionné et changé le cours des hémopathies malignes, bien entendu en dehors des techniques de greffes de cellules qui ont démarré vers les années 1970 :
En premier lieu, il s’agit des thérapies ciblées utilisant des molécules spécifiques à des cibles antigéniques situées sur la cellule cancéreuse et entrainant des modifications sur le plan de la signalisation et induire la destruction de la cellule malade. Il s’agit de molécules comme les inhibiteurs des tyrosines kinase qui ont totalement transformé l’évolution par exemple des leucémies myéloïdes chroniques, dont la survie moyenne était de 4 ans et qui est aujourd’hui caractérisée par des survies qui se rapprochent de celles de la population générale pour le même âge.
La deuxième catégorie ou deuxième classe thérapeutique est représentée par les anti-corps monoclonaux, qui sont de protéines dirigées contre des cibles antigéniques situées à la surface des cellules cancéreuses. La fixation de ces protéines sur leurs cibles entraine la destruction de la cellule cancéreuse par un effet cytotoxique directe ou bien par l’intermédiaire de cellules spécialisées du système immunitaire, venues en renfort. On en distingue plusieurs variétés dont les dernières générations comme les anticorps bispécifiques ciblant deux gènes à la fois.
La troisième catégorie de classe thérapeutique est représentée par la thérapie cellulaire, « cousine germaine » de la greffe de cellules souches hématopoïétiques, ce sont les CART-cells. Le principe est le suivant :
Les globules blancs du patient sont prélevés, puis sont reprogrammés, en les dirigeant contre des cibles antigéniques, donc modifiés génétiquement en laboratoire pour repérer et détruire les cellules cancéreuses une fois réintroduites dans leur corps en une seule injection. Les Car T-celles sont de véritables médicaments vivants capables de se multiplier et de persister à l’intérieur du patient pendant plusieurs mois.
Les résultats sont remarquables au regard du pronostic très péjoratif des leucémies aigues réfractaires par exemple. Cette nouvelle approche thérapeutique s’avère très prometteuse.
Il ne faut pas également occulter les progrès réalisés dans le domaine du diagnostic, par le développement de la biologie moléculaire et de la cytogénétique, pour « décortiquer » le génome de la cellule cancéreuse, les progrès de l’imagerie, permettant aussi bien un diagnostic plus précis, mais également un bilan d’extension plus exhaustif de la maladie et enfin une évaluation plus précise de la réponse thérapeutique.
Par ailleurs, l’amélioration de la réanimation hématologique a permis de réduire de façon drastique la mortalité pendant les phases d’induction des hémopathies malignes lors de l’utilisation de ces différentes classes thérapeutiques, par la mise en place de facteurs prédictifs permettant un transfert plus précoce vers l’unité de soins intensifs.
Les perspectives aujourd’hui dans la prise en charge des hémopathies malignes résident dans l’amélioration de la qualité de vie des patients en essayant de minimiser au maximum les effets secondaires des traitements.
A ce sujet, on parle même de désescalade thérapeutique, pour réduire les séquences de chimiothérapie, les traitements de type « chemo free », basé uniquement sur des thérapies ciblées et des anticorps monoclonaux.
Enfin, un dernier mot, pour dire que tous ces progrès réalisés dans le domaine de la prise en charge diagnostique et thérapeutique des hémopathies malignes a un coup sur le plan médico-économique très élevé, impactant de façon négative le budget des structures hospitalières, mais comme dit l’adage « la vie n’a pas de prix, mais la santé a un prix ! ».
Pr Mohammed Amine BEKADJA
mabekadja@yahoo.fr