Hommage: Boudjemaa El Ankis, le parcours exceptionnel d’un chanteur chaabi de fond

Hommage: Boudjemaa El Ankis, le parcours exceptionnel d’un chanteur chaabi de fond

Couche-tôt quand il n’est pas en soirée festive quelque part, Amar Ezzahi a dû rater la mauvaise nouvelle à l’heure de sa diffusion par le bouche-à-oreille peu après le diner. A partir de ce jeudi 3 septembre 2015, le mélodieux voisin du mausolée de Sidi Abderrahmane se mettra à évoquer Boudjemaa El Ankis au mode posthume.

Lui qui avait coutume de sacrifier à une pensée pour ‘’Boudj’’ chaque fois qu’il interprétait ‘’Fettouma’’ ne dira plus « Allah yadakrak bel kheir ya Boudjemaâ El Ankis et Rabi ychafik inchallah ». Désormais c’est un message ému aux accents de « Allah yarhmak, paix à ton âme », que le plus illustre des locataires du café l’Étoile délivrera à l’endroit de son pote.

Aujourd’hui, à l’image de Amimer Ezzahi, la famille des artistes, l’Algérie des mélomanes et l’Algérie de la rue sont en deuil. ‘’Rah El Ghali Rah’’, le Cher avec un grand ‘’C’’ est parti.

Depuis le début des années 1970, Boudjemaâ El Ankis n’en finissait pas de chanter – en en pleurant — le départ sans retour de tous les ‘’ghali’’, tous les valeureux dans la chanson la plus emblématique de son répertoire. Le voici qui tire sa révérence à son tour et s’en va rejoindre les maîtres et son parolier de prédilection, cheikh Mahboub Bati.

Un des derniers doyens

‘’Boudj’’ comme l’appellent les amis intimes et ses fans s’est éteint, dans la soirée de mercredi 2 septembre à l’hôpital Ain-Naadja (Alger). Il avait 88 ans. Fatigué ces derniers temps, l’artiste gardait son sourire légendaire, histoire de rassurer les visiteurs qui se relayaient en nombre chez lui en quête de nouvelles. Son état s’est brusquement détérioré ces dernières semaines, selon Rachid Amrani, un mélomane qui a été à son chevet.

Avec la disparition de Boudjemaa El Ankis, l’Algérie de la culture perd un de ses derniers doyens, un artiste octogénaire qui a traversé le siècle en surfant, avec beaucoup de mérite, sur le paysage artistique algérien.

Cadet d’El Anka, de Hadj Mrizek, de Khelifa Belkacem, de Cheikh Mnaouer, le défunt était le sénior de nombre de vedettes comme Amar El Achab, El Hachemi Guerouabi, Ahcène Said, Chaou Abdelkader, Abdelkader Chercham. Sa position chronologique dans l’arbre généalogique de la musique algérienne en faisait un artiste respecté et écouté par ses pairs.

‘’Nous sommes, El Hadj Fergani, Blaoui Houari et moi, les derniers doyens de la scène artistique nationale’’, disait-il, en 2002, au chanteur Sid Ali Dris en marge d’un concert de Maazouz Bouadjadj. C’était dans les coulisses de la salle Ibn Zeydoun (Alger) à la faveur d’un échange à l’allure de ‘’voyage’’ dans la mémoire de la musique algérienne.

Producteur de l’émission ‘’Kahwa wa Latay’’ (Café et thé) sur les ondes de la ‘’Chaîne 3’’, Sid Ali Dris – neveu du regretté El Hachemi Guerouabi – l’avait ‘’accroché’’ le temps de l’entracte au grand bonheur des témoins. Il n’en fallait pas plus pour que ‘’Boudj’’ se mette à relire le manuel mémoriel de sa carrière avec des accents de ‘’je me souviens comme si cela datait d’hier de mon irruption dans le monde des mélomanes’’.

Entre Boudjemaâ El Ankis et l’Algérie de la musique, c’est une longue histoire, un mariage conclu à l’heure de l’adolescence ‘’ankiste’’ et prolongé jusqu’au bout. ‘’Boudj’’ est né mélomane, grandi dans la tenue de ‘’fenan’’ et sacrifié à un dernier soupir avec une âme de Cheikh.

El Anka comme modèle

Né le 17 juin 1927 à la Casbah d’Alger, Boudjemaa Mohammed — son nom d’état-civil — était promis, dès son jeune âge, à un ‘’mektoub’’ (sort) d’artiste au parcours fécond. Et pour cause ! Issu d’une famille originaire d’Azeffoun, il était tout indiqué pour capitaliser son ‘’ADN’’ de rejeton d’aïeux de ‘’Zeffoun’’, la plus ‘’chaâbi’’ des contrées de Kabylie.

Célèbre pour son imaginaire maritime et pour le doigté de ses faïenciers qui, longtemps, ont fait de leur mieux pour préserver la céramique de la Casbah, ‘’Zeffoun’’ a contribué à façonner l’arbre généalogique de la musique chaâbi. Pour ne citer que ce trio, El Anka, El Ankis et Omar Mekraza, alias ‘’Tikhbizine’’ en revendiquent le sang !

Fort de son ‘’ADN’’ d’Azeffoun, Boudjemaâ El Ankis a su également cultiver et fructifier son vécu artistique à l’épreuve d’une ville peuplée de maîtres et de mélomanes.

En dépit de la densité artistique de la Casbah, ‘’Boudj’’ n’a pas eu à faire face à un embarras du choix. D’emblée et sans hésitation aucune, il s’est donné pour modèle El Hadji M’hamed El Anka et s’est décidé à marcher dans son sillage en lui collant aux basques. Vivement recherchée, sa proximité avec le Cardinal et l’admiration qu’il lui vouait lui ont valu le surnom d’El Ankis (diminutif d’El Anka) !

Comme tous les cadets de Cheikh Nador et d’El Anka, Boudjemaâ El Ankis prend goût au chaâbi très jeune. Bambin, il tend l’oreille vers les ‘’stouhs’’ (terrasses) de la Casbah avant d’y prendre place à l’occasion des fêtes familiales.

Désormais mélodieux et fier de l’être, ‘’Boudj’’ fera son baptême de feu artistique à l’aube des années quarante. Facette singulière qui n’échappera pas aux milieux artistiques de l’époque, il évolue dans un seul registre thématique. Il chante du ‘’nabaoui’’ et du ‘’medh’’, qcid religieux très en vogue à l’heure de la transformation du mouvement national.

Djana El Intissar

Vers la fin de la guerre d’indépendance algérienne, il compose ‘’Djana El Intissar’’ (L’indépendance est en route). Inédit jusqu’à aujourd’hui, ce texte a été composé et mis en musique par ‘’Boudj’’ sur fond de manifestations du 11 décembre 1960, une contestation populaire qui a fait voler en éclats la profession de foi gaulliste (‘’La France de Dunkerque à Tamanrasset’’) et poussé le Général à aller à la rencontre du FLN de l’autre côté des Alpes et négocier à Evian.

Quand l’heure de l’’’Intissar’’ (victoire) sonnera à l’aube de l’été 1962, Boudjemaâ El Ankis entre dans l’Algérie indépendante par la porte d’un studio aménagé au pied levé par la Télévision algérienne.

En compagnie d’El Hachemi Guerouabi, de Hacène Saîd, de Rachid Souki et Tahar Ben Ahmed, il fera partie d’une chorale ‘’ad-hoc’’, une chorale qui imprimera une trace dans l’histoire de l’Algérie : ça sera l’’’hymne’’ de la délivrance, ‘’Al Hamdoulilah mabkach istiîmar fi bladna’’ majestueusement interprété par El Anka.

Malheureusement, ce texte mélodieux ne tardera pas à être étouffé par des cris venus des terrasses de la Casbah. Ça sera le fameux ‘’Sabaâ s’nine barakat’’, sept ans ça suffit, le cri de colère populaire contre les ‘’frères d’armes’’ qui s’escriment à coup de mortiers et de mitraillettes pour le pouvoir.

Très rapidement, Boudjemaâ El Ankis s’installe dans sa nouvelle vie d’artiste dans l’Algérie indépendante. Une Algérie qui se grippe politiquement et se verrouille hermétiquement mais qui, paradoxalement, connait une vie artistique et culturelle très féconde.

Mahieddine Bachtarzi, cheikh Mahboub Stambouli, Mustapha Kateb et Mohamed Boudiaf – pour ne citer qu’eux – s’activent à n’en plus finir et font de l’Algérie une planche théâtrale heureuse et à ciel ouvert. A côté, El Anka et une compagnie de jeunes loups au rang desquels El Ankis font de la galaxie du chaâbi une immense scène musicale au rideau toujours levé !

La rencontre avec Mahboub Bati

Précurseur en la matière, Boudjemaâ El Ankis privilégie la chansonnette. Plus qu’El Hachemi, Amar El Achab et Amar Ezzahi, il en chantera beaucoup et en fera l’ADN de son répertoire. A l’origine de ce cheminement sa rencontre précoce avec cheikh Mahboub Bati.

Les deux hommes se mettent à collaborer à l’aube des années soixante, ce qui fera dire à certains – et à raison – que Boudjemaâ a anticipé ‘’les années Mahboub’’.

C’est le temps heureux et fécond des ‘’mahboubiates’’, cette période faste qui, entre les années 1960 et la fin des années 1970, a crédité le chaâbi de chansonnettes à succès. Le résultat a été à la mesures des attentes de Mahboub, de Boudj, d’El Achab, de Guerouabi, de Amimer, de Hacène Saïd, de Chaou Abdelkader : la base sociologique du chaâbi s’élargit et le ‘’melhoun’’ gagne en nouveaux adeptes : des jeunes et, cerise sur la gâteau, des femmes, beaucoup de femmes.

Au grand bonheur du ‘’Nizar Qabbani’’ local, cheikh Mahboub Bati dont un pan entier de son ‘’diwan’’ célèbre la femme, qu’il s’agisse de ‘’Oh ya n’tiya’’ tutoyée par Boudjemaâ, ou ‘’Djohra’’ célébrée par Guerouabi ou celle qui, séduisante, a ‘’brulé’’ le cœur de Amar El Achab dans ‘’Nesthal el kiya an li bghit’’ !!!

Comparé aux artistes de sa génération et celle qui l’a suivi à quelques années de distances, ‘’Boudj’’ peut se targuer d’avoir été le plus ‘’kheloui’’ de la bande. Son répertoire en atteste disques à l’appui et en témoigne pour l’histoire.

S’il a continué à donner la part belle au ‘’medh’’ religieux (Ya El wahdani et El wafat, entre autres), ‘’Boudj’’ a été – surtout – un artiste chroniqueur aux chansons galantes, mais aussi – un peu comme Dahmane El Harrachi — un narrateur émotif de la ‘’mchakka’’ et des vicissitudes de la vie.

Un artiste généreux

Il a été aussi un artiste au cœur généreux, toujours prompts à ‘’pleurer’’ les chers, à leur rendre hommage et à les préserver contre les mémoires oublieuses. Une preuve, en voici deux : ‘’Boudj’’ s’émeut plus que ses pairs de l’ami ‘’h’bibi’’ emporté par ‘’Bahr Ettofane. Et ‘’Boudj’’ se refuse à oublier ‘’El Ghali’’ parti sans donner de nouvelles. Et n’en finit pas d’interroger ‘’El Ghachi’’ sur le sort de ‘’li rah et mawalachi’’ !!!

Fin de parcours ! Hier soir, Boudjemaâ El Ankis est allé rejoindre tous les ‘’Ghali’’ de l’Algérie artistique qui ont tiré leur révérence. Il laisse une multitude d’orphelins au premier rang desquels son meilleur pote Amimer Ezzahi.

A six heures d’avion d’Alger, je le vois déjà s’installer à l’ombre de son arbre préféré de Jeninat Marengo, verser une larme triste et composer un vers sorti des tripes. En hommage à El Ankis…Intitulé : ‘’Rah El Ghali Rah khalani nabki m’hayar et n’fkar win nalkah’’ !!!!!!