Charles-Henri Favrod vient de décéder à Morges (Suisse) à l’âge de 89 ans. Né dans un milieu d’humbles vignerons protestants,
il avait sa vie durant parcouru le monde en qualité de journaliste, d’éditeur (avec Georges Simenon) et d’écrivain prêtant très tôt une attention soutenue et solidaire à l’Afrique, aux pays arabes, à l’Asie, l’Indochine et aux graves problèmes de décolonisation. On trouvera ici de très larges extraits de ses entretiens avec le journaliste suisse Patrick Ferla qui en fit un bel ouvrage intitulé : « La mémoire du regard, Charles-Henri Favrod. Le grand reportage, la, guerre d’Algérie, la photographie » paru aux éditions Favre, de Lausanne en 1997.
Rencontre avec le mystérieux Serge Michel
… Je me suis rendu en Algérie pour la première fois en 1952 et j’avais alors pris conscience du problème qui se posait. J’étais cependant loin d’imaginer que, deux ans plus tard, à la Toussaint, commencerait quelque chose que l’on n’appelait pas guerre, mais dont on finit bientôt par découvrir que c’en était une. Jusque-là, je m’étais engagé résolument en Afrique noire. Mais la fin de 1955, des Français sont venus me dire leur étonnement que je ne sois pas davantage intéressé par des contacts avec des Algériens. Ils tentaient, à Lausanne, de sensibiliser l’opinion publique peu concernée alors par l’Algérie. C’est grâce à eux que je pu, en janvier 1956, visiter les bidonvilles de Nanterre. Le photographe Yvan Dalin m’accompagna. Nous découvrîmes que ces bidonvilles ressemblaient en tous points à ceux de l’Afrique du Nord : les gens, entassés, y vivaient dans des conditions de précarité effroyable et étaient entièrement contrôlés par le FLN. Je compris alors qu’en métropole, la Fédération de France du FLN se trouvait à Nanterre comme un poisson dans l’eau. Après cette première prise de température, les deux Français que j’avais rencontrés à Lausanne me contactèrent régulièrement. L’un se faisait appeler Serge Michel, mais aussi le docteur Xavier. Petit, volubile, mystérieux, jusqu’au début de 1955 secrétaire de rédaction de Ferhat Abbas à Alger, il était toujours flanqué d’un séminariste en rupture d’église, Jacques Berthelet […]
Frantz Fanon et Lakhdar Ben Tobbal
En 1957, tous les politiques algériens, à l’exception des responsables de maquis, durent quitter leur pays pour se réfugier au Maroc ou en Tunisie. Je les ai alors tous rencontrés […] Je me souviens, à Tunis, d’un moment pittoresque : J’avais souhaité voir Lakhdar Ben Tobbal, qu’on m’avait présenté comme un vrai chef de guerre, courageux et important. Ayant obtenu le feu vert, je fus très surpris lorsque, poussant la porte qu’on m’avait indiqué, je vis un… Noir assis derrière un bureau.
Ce dernier me dit : « Traitez-moi tout de suite de sale nègre ! » Je me suis fâché : « Si j’ai l’air étonné, c’est parce que vous n’êtes pas Ben Tobbal avec qui j’ai rendez-vous et non pas parce que vous êtes noir ». C’était Frantz Fanon. Je rencontrais Ben Tobbal immédiatement après, sidéré de découvrir une figure typique des maquis algériens, petit paysan des djebels, mais possédant en livre de poche tous les écrits de De Gaulle. Par la suite, il m’a été donné de voir régulièrement, à Tunis comme au Caire, des personnages lui ressemblant. C’était des gens frustes, rustiques, courageux, rigoureux qui ne laissaient en rien présager ce qu’allait devenir, hélas, le FLN, une fois au pouvoir […]
Je rencontrais régulièrement Farhat Abbas, Belkacem Krim, Lakhdar Ben Tobbal, Omar Ouamrane, Benyoucef Ben Khedda, enfin tous ceux qui ont illustré cette période. A Alger, je me rendais bien compte que Paris ne contrôlait plus rien et que l’éclatement menaçait.
Révolution ou Rébellion ?…
En tant que journaliste, j’étais dépositaire de secrets que je ne pouvais pas révéler. A mes yeux, la possibilité d’un dialogue était plus importante qu’un scoop. Je me mis à écrire un livre, La Révolution Algérienne, qui m’avait été demandé par Charles Orengo, Directeur aux éditions Plon et, à ce titre, éditeur du Général de Gaulle. Il venait de lancer une collection appelée Tribune libre, qu’il avait notamment ouverte à la véhémence de Michel Debré. Orengo ne voulait pas tirer mon livre La Révolution Algérienne l’estimant inimaginable. Le seul titre possible, me disait-il est La Rébellion Algérienne. Je m’y opposais fermement arguant du fait que la seule façon de faire prendre conscience de l’enjeu de cette guerre était de parler, dans le titre, de Révolution. Je pensais aussi qu’en cas de gros problèmes avec Plon, Le Seuil – qui avait déjà publié un de mes livres, Le poids de l’Afrique – sortirait l’ouvrage. Mais je savais que le retentissement serait plus grand chez Plon, car le ton de mon livre tranchait radicalement avec Le Courrier de la Colère écrit par Debré. Orengo interrogea le général De Gaulle. Celui-ci leva les épaules et dit : « Pourquoi pas la révolution algérienne» ? Le livre paru enfin en 1959 et déchaîna les passions. Dont celle de Maurice Clavel qui s’indigna qu’un Suisse osa intervenir dans un problème franco-français […]
«L’ami Dahleb»
Tout de suite après la parution du livre, un homme dont j’estimais la loyauté, Pierre Racine – Chef de cabinet de Michel Debré alors Premier ministre – me sollicita à mon grand étonnement. Il est faux, me dit-il, de penser que personne ne veut discuter au Cabinet du Premier ministre. Après avoir parlé longuement parlé avec lui, j’acceptais de rencontrer des Algériens, mais exigeais un engagement écrit de sa part. Il me le donna. C’était d’autant plus surprenant qu’à cette époque personne ne voulait prendre le risque d’une accréditation. Je pris aussitôt contact avec Saâd Dahlab, responsable des Affaires extérieures du Gouvernement Provisoire Algérien (GPRA), qui soignait alors un début de tuberculose à Montana (station touristique à 1500 mètres d’altitude dans les Alpes suisses). En 1957, il était l’un des cinq responsables du Comité de Coordination et d’Exécution, le CEE, qui avait mené la Bataille d’Alger. Caché dans le faux plafond d’une blanchisserie, il subissait l’humidité chaude du jour et celle, froide, de la nuit. Lorsque les généraux Massu et Bigeard eurent l’avantage, Dahleb réussit à gagner le Maroc. Son état physique était tel qu’on le mit dans le premier avion pour la Suisse. Il s’y était vite requinqué et nous étions devenus amis. C’était un vrai combattant de l’intérieur, doté d’un robuste bon sens et dont le prestige était resté intact.
Manipulations du SDCE à Melun
Parallèlement à nos discussions, Raymond Nicolet, à Genève, avait donc organisé la rencontre avec René Lalive. Celui-ci avait été séduit par Tayeb Belahrouf. Olivier Long, Haut fonctionnaire du Département politique suisse l’avait été encore davantage. Long trouvait à Belahrouf un air de diplomate qui lui conférait un aspect convenable « tout le contraire d’un fellaga », en résumé, un interlocuteur. Durant cette période de tâtonnement, je n’ai jamais rencontré Olivier Long qui manifestait la plus grand méfiance à l’égard du journaliste que j’étais […] Le Département politique n’a jamais cherché à converser avec moi et je n’ai jamais tenté d’imaginer ce que pouvait être la réalité du terrain. Il n’a jamais cherché à savoir ce que je n’écrivais pas. […] En 1960, j’itinérais entre l’Afrique du nord et l’Afrique noire. Je faisais passer certains messages. On me demanda, en particulier, d’indiquer les grandes lignes de ce qu’allais dire De Gaulle, manière d’avaliser mon rôle. Puisque j’étais informé, j’avais le contact avec Matignon et l’Elysée. Je dus même commenter un propos, expliquer un texte à double sens. L’énigme était en effet encore de règle. Mais j’ai très vite été échaudé, parce qu’en juin 1960 il y a eu Melun (premières pseudo négociations avant Evian) dans des conditions très singulières. J’étais sur quant à moi, que les Algériens allaient accepter l’invitation. Il y avait à Paris beaucoup de gens pour penser le contraire. De Gaulle avait fait son offre de « la paix des braves » et Boumendjel et Benyahya étaient arrivés alors qu’on ne les attendait pas. Et pour cause ! Au même moment, le SDECE, en particulier le colonel Mathon avait organisé la venue à Paris de représentants de la wilaya 4 (Alger). Tandis qu’on enfermait les représentants du GPRA à la Préfecture de Melun, De Gaulle recevait, en grand uniforme, dans son bureau de l’Elysée, Si Salah et ses compagnons. Pour empêcher toute négociation avec les délégués du GPRA, Mathon leur signifia que la dépêche de l’AFP (Agence France Presse) avait été mal orthographiée à Tunis : ce n’est pas « la fin des combats, la destination des armes, le sort des combattants » dont on devait parler mais, selon le texte officiel : « la fin des combats : la destination des armes, le sort des combattants. » Non pas une virgule qui ouvre le champ de discussion, mais deux points. Le génie de langue française a des ressources infinies. Toujours est-il qu’une grande occasion était perdue, d’autant plus que Si Salah n’était pas rentré à Alger, qu’il fut désavoué et exécuté. Quand j’ai dit plus tard à Bernard Tricot, proche collaborateur du Général à l’ Elysée, qu’un des compagnons taciturnes de la délégation des combattants avait tout révélé, il n’a pas voulu me croire. Aussitôt après, le FLN riposta violemment, s’attaquant à des baigneurs du Chenoua. Le Premier Ministre français, Michel Debré, qui avait fait confiance au colonel Mathon, réagit violemment : il retira son passeport à la femme de Boumendjel qui, dès lors, ne put plus le rejoindre en Suisse. Une méfiance énorme s’installa. Les Algériens s’enfermèrent dans le silence. Boumendjel me tourna le dos, d’autant plus que j’obtins assez vite des Français la restitution du passeport. Je m’obstinais, en même temps que je me sentais en porte-à-faux.
Information ou secret des négociations ?…
Evidemment, à Berne, on ne souhaitait pas du tout, au Département politique que j’entretienne avec les Algériens des contacts qui pourraient aboutir une négociation directe entre eux et les Français. Je persistais à penser que ce face à face devait avoir lieu en Suisse. Bien que je fusse l’ami de Raymond Nicolet, je me méfiais un peu de son optimisme et de la vision folklorique de l’Algérie. A l’entendre, il suffisait d’un tapis vert et d’une rencontre entre les négociateurs sous l’égide de la Confédération helvétique pour que tout fut réglé.[…]
Aux yeux de Dahleb, la négociation devait être secrète et les pourparlers révélés que lorsque seraient constitués des dossiers communs, établis sur la base d’une exploration méticuleuse des divergences et un rapprochement des points de vue. Dahlab estimait nécessaire de décanter tout le contentieux afin d’éviter l’intervention de l’OAS. Or, tandis qu’il me faisait part de ses inquiétudes, je voyais, de mon côté, s’accélérer la stratégie de Berne. Elle tenait en un seul point : « annoncer des pourparlers pour que l’affaire se règle ». […]
Je ne me laissais pas démonter, je n’avais qu’un seul but : organiser une rencontre préliminaire entre un représentant dûment mandaté par le gouvernement français et Dahlab. Cette rencontre eut finalement lieu, à Genève, le 8 février 1961, à l’Hôtel d’Angleterre. La France y avait mandaté le responsable des affaires juridiques du Quai d’Orsay, Claude Chayet. Ce personnage n’était pas inconnu pour les Algériens qui le croisaient, dans les couloirs des Nations Unies, à New York. De surcroît, Chayet pouvait, à cette époque, venir à Genève sans pour autant attirer l’attention. A Paris, en effet, les journalistes épiaient les faits et gestes de tout éventuel plénipotentiaire. [… ]
Chayet a immédiatement établi un rapport très favorable au Premier Ministre. Debré marquait effectivement un point : pour la première fois, il avait un contact sérieux. Je persiste donc à croire que cette rencontre de Genève a accéléré le processus. C’est à ce moment-là que Louis Joxe a dit : « Il faut absolument que tout passe par moi et par l’Elysée ». De Gaulle a alors décidé : « Bon, allons, puisque les Suisses le veulent. On ne va rien rédiger, mais envoyer Pompidou, parce que c’est ma signature ». C’est ainsi qu’eurent lieu les rencontres de Neuchâtel et de Lucerne. Je me suis alors retiré tout à fait. Des Algériens s’empressèrent en effet de révéler la rencontre de Genève afin de torpiller des contacts secrets. Ils y parvinrent tant et si bien qu’il fallut les renouer après l’échec du premier Evian, bien trop mal préparé pour réussir (20 mai – 13 juin 1961). Précisons que ces Algériens étaient de ceux qui n’attendaient qu’une chose de la Suisse : que notre pays fasse une annonce officielle, internationalisant du même coup le conflit et ce sans que, de part et d’autre, on ait pris le temps de la moindre réflexion politique. A peine faite, cette annonce publique entraina l’assassinat, par l’OAS, de Camille Blanc le maire d’Evian. Des mesures furent alors prises pour protéger Georges-André Chevallaz syndic de Lausanne, qu’on estimait menacé. Et comme pour rajouter à la confusion, la France exigea soudain que le Mouvement National Algérien (MNA) de Messali Hadj participa aux pourparlers, en sachant pertinemment que le FLN refuserait. Bref, on tergiversa et quand s’ouvrit enfin la première conférence d’Evian, l’Algérie était à feu et à sang. L’OAS se déchainait frappant partout impunément. On n’a aucune idée de ce que furent l’année 1961 et les premiers mois de 1962, en Algérie. La loi française d’amnistie a tout oblitéré…. Pas un mot sur les assassinats en chaine : un jour, on liquidait les petits cireurs ; le lendemain, les femmes de ménage qui allaient à leur travail et ainsi de suite avec les vendeurs aveugles de billets de loterie nationale, les préparateurs en pharmacie, les instituteurs, les universitaires. C’est ainsi que fut tué mon ami écrivain Mouloud Feraoun et tant d’autres avec lui. La rue livrée à l’OAS et tous ceux qui avaient prévu ce massacre, en particulier au Cabinet du Premier Ministre, étaient plus que jamais partisans d’une négociation secrète ne devant être révélée qu’une fois menée à bien.
Le communiqué annonçant les bons offices de la Suisse avait servi de détonateur : la première conférence d’Evian fut donc aussitôt un échec. Dahleb resta en arrière garde pour ménager une nouvelle négociation secrète qu’il conduisit avec succès. Sa méthode triomphait. Mais, en même temps, le paradoxe veut que les contacts n’eurent plus lieu en Suisse mais en France ! Tout fut finalement parachevé aux Rousses, dans un chalet appartenant aux travaux publics. Et puisqu’il fallait bien prendre en compte les bons offices de la confédération, la seconde conférence d’Evian eut lieu pour la forme, les Algériens logeant au Signal-de-Bougy […]
En 1962, sitôt les accords d’Evian signés, De Gaulle voulait que Ben Bella et les autres leaders détenus prissent aussitôt un avion pour Rabat. Mais Ben Bella entendait rejoindre aussitôt les négociateurs au Signal-de-Bougy où il manifesta sa première colère : à l’entendre, il y eut fallu mener les choses autrement. Mais je n’ai jamais pu lui faire reconnaitre qu’il était partisan de la politique du pire, rallié à ceux qui, au sommet de Tripoli, se félicitaient que l’annonce publique des négociations provoqua la réaction en chaine de l’OAS et rendit désormais impossible la négociation.
C’était tout de suite après l’échec du premier Evian. La Libye avait fermé ses frontières et aucun journaliste ne pouvait arriver de Tunis. J’avais un visa pour l’Egypte et, à Rome, je pris un avion pour Tripoli. Personne ne s’opposa à mon arrivée et je parvins à l’hôtel Méhari où siégeait le Conseil National de la Révolution Algérienne. Stupeur dans la salle, stupeur et embarras puisque je n’aurais pas dû être là. Il n’était pas difficile de sentir que la tension était extrême et que les militaires des frontières imposaient déjà leur loi. Toutes les conditions du prochain affrontement étaient réunies. Boumedienne avait déjà toutes les cartes en main. […]