«Est-ce que cela voulait dire que, n’étant entièrement que langue, nous ne sommes finalement que souffrances ? Et pourquoi pas que musique ? Que souffles ?»Assia Djebar, Ces voix qui m’assiègent
Qu’écrire deux ans après la perte ? Qu’ajouter après les larmes, la peine et la douleur toujours présentes ? Qu’apporter d’autre qu’une même et toujours béante affliction à ne pas savoir nommer ce que représente la disparition d’Assia Djebar ?
Nous avons voulu, en ce jour de commémoration de sa perte, partager ce moment unique et inoubliable qu’a été son enterrement, auquel nous avons assisté.
La veille, nous nous étions rendues au Palais de la Culture, juste après l’arrivée de sa dépouille à l’aéroport Houari-Boumédiène. L’intensité de l’émotion de ce moment est ineffable. Portée par les éléments de la Protection Civile, sa dépouille a été déposée au centre d’une salle emplie de chaises, l’entourant. Et le tumulte, le brouhaha qui se maintenaient, quelques instants avant, prirent fin. Elle était là, face à nous, dans son cercueil et par son regard, avec son magnifique portrait où elle toisait l’assistance. Cependant, le recueillement n’a que peu duré, les caméras, les photos, la file d’attente au moment de passer devant les caméras pour rendre hommage, faisaient apparaître une scène étrange et qui nous a étonnées. Le cercueil était là, mais on lui tournait le dos.
Il y a eu de magnifiques discours, de belles prises de parole, mais nous étions assises, à regarder cette foule tourner le dos au cercueil. Nous avons préféré quitter les lieux, avec une pointe d’amertume quant à ce spectacle.
Le jour de l’enterrement, nous nous sommes rendues à Cherchell, avec une amie accompagnée de sa mère et d’une de ses connaissances. Nous n’avons été qu’émue, à notre arrivée, de découvrir que la veillée funèbre avait été faite à la bibliothèque municipale. Nous nous retrouvions, une fois encore, face à elle, mais entourée de livres. Et son cercueil toujours si imposant et son portrait, son regard…
La décision de cette veillée au cœur d’une bibliothèque, au-delà d’un symbole fort, nous a bouleversées, Assia Djebar : dans un lieu dédié aux livres, voué à elle…
Cependant, un débat s’en est suivi, les femmes allaient-elles être autorisées à assister à l’enterrement ? Nous étions plusieurs à dire : « Nous viendrons, nous irons, quoi qu’il en coûte ». La discussion se poursuivait sans savoir que, déjà, le maire de Cherchell avait préparé des bus pour nous amener au cimetière et qu’une bâche avait été prévue à notre arrivée – nous les femmes – pour nous protéger de la pluie diluvienne de ce jour. C’est ainsi, que plusieurs dizaines de femmes étaient présentes au cimetière, pour accompagner Assia Djebar jusqu’à son ultime demeure.
Nous étions réunies sous la bâche, et face à nous, une foule, si nombreuse, si dense, de personnalités, mais surtout, et le plus important à nos yeux, d’anonymes, des jeunes, des vieux, des moins jeunes, des moins vieux, mais une foule d’algériens, là, présents pour Assia Djebar. Nous nous souvenons, précisément, de ce vieil homme habillé de sa kachabia ému aux larmes, juste en face de nous.
Nous étions arrivés avant la dépouille ; et son arrivée entama l’un des moments les plus forts, des plus grands auxquels nous ayons pu assister. Dès que la dépouille fut sortie du véhicule de la Protection Civile, des Tzarl-rit se sont mis à retentir.
Sous la pluie, et face à la foule immense, l’imam – qui ce jour-là portait une tenue magnifique – a entamé la prière aux morts accompagnée de versets coraniques.
Vous décrire la polyphonie des Amine est, encore une fois, impossible. Des Amine, qui aujourd’hui résonnent en nous. Des Amine chantés d’une seule voix, d’une même peine, d’une seule tristesse, malgré le nombre.
Par la suite, une cohue forte s’est formée et la présence d’officiels, de personnalités et surtout des proches, de la famille ont suivi la dépouille. Nous n’avons pu assister à la mise en terre.
Durant tous ces moments, de jeunes enfants passaient entre nous avec des petits bouquets de narcisses qu’ils vendaient, nous ne savons plus, 20 ou 30 dinars ; chacun, un a un nous leur en achetions plusieurs. Arrivés face à la tombe, à la terre fraichement retournée, sur laquelle avaient été déposées les couronnes de fleurs officielles, nous venions, chacune et chacun, déposer les bouquets de narcisses sur la tombe, jusqu’à en recouvrir celle-ci et les autres couronnes.
Polyphonie…
Nous avançant face à elle. Et, encore une fois, nous n’avons pu retenir et nos larmes et notre tristesse. Le temps de notre recueillement, nous avons pensé à notre première rencontre avec elle, alors adolescente et lisant Femmes d’Alger dans leur appartement. Durant ce moment, court en soi, mais intense pour nous, nous avons relu, revu les moments où Assia Djebar nous était devenue figure tutélaire, en tant qu’étudiante, en tant qu’universitaire… en tant que femme. Nous sommes restées face à elle en compagnie d’autres personnes. Et tout d’un coup, de nouveaux Tzarl-rit. Et d’une seule voix, polyphonique encore, le cimetière s’est mis à chanter Min Djibalina. Ce cimetière au pied du Mont Chenoua.
Assia Djebar n’a pas été mise en terre qu’avec honneur et fierté rendue à son talent et sa gloire, elle a été célébrée et reconnue sienne parmi les siens.
Alors que nous quittions le cimetière en bus, le groupe réuni, de femmes du monde universitaire, politique, d’anonymes et d’hommes, se met à parler, rire et soudain, à chanter presque par instinct, le chant traditionnel des mariages de Cherchell selon le rite de Sidi Maâmar. En effet, selon la tradition, un chant est entonné. Alors que nous laissions le cimetière empli de narcisses dont l’exhalaison nous poursuivait encore, nous laissions, en définitive, une mariée à sa nouvelle demeure, en lui chantant et en faisant des Tzarl-rit.
La mariée, à la tête ceinte d’un foulard auquel sont allumées deux bougies, était ce jour-là enveloppée du drapeau de son Pays qui lui a rendu l’ultime hommage. Le cheval a pris forme d’un cercueil, mais cela n’a pas empêché Fatima-Zohra Imalayène de devenir cavalière pour une ultime fantasia. La tunique de Nessus, le drapeau algérien, devenant son burnous. Elle, qui signait son dernier ouvrage en ayant nulle part dans la maison de son père, a été enterrée à Cherchell pour mieux épouser sa terre, pour l’éternité et en rappelant notre cher et disparu Hamid Nacer Khodja : « Je pleure une morte, je salue une immortelle ». Il nous reste, alors, comme elle, à nous enivrer de ce parfum de narcisses non plus arrosés de larmes, mais de la joie de la retrouver page à page, de la lire encore et encore, et de chanter avec elle : La lecture sera mon ivresse ! La seule… Assia Djebar
* Doctorante en lettres à l’Université de Lorraine, chercheur en Lettres, membre associé au CRASC, UCCLLA.