Houari Boumediene en son temps: L’impossible équation du patriotisme et de l’illégitimité (Blog)

Houari Boumediene en son temps: L’impossible équation du patriotisme et de l’illégitimité (Blog)

Le 27 décembre 1978 décédait Houari Boumediene à l’âge de 46 ans. Amin Khan esquisse dans cet article tout en nuances un portrait politique des années Boumediene et de l’après Boumédiene.

 Je pense que les succès de Boumediene trouvent leur source dans son patriotisme et que ses échecs sont les fruits tenaces de l’illégitimité de son pouvoir*.

A l’Indépendance, il n’existe pas, il n’existe plus, au niveau national, d’institution capable de donner un prolongement à l’identité patriotique brute de la société, colonne vertébrale du mouvement national, alors que, pourtant, à peine libérée de la domination coloniale, la société est en grande effervescence historique, l’avenir est ouvert, le pays est à construire, les Algériens sont au seuil d’un monde nouveau.

Alors qu’en 1962 l’administration, héritée de la France coloniale, se reconstitue assez rapidement, le pouvoir politique s’instaure par la force et en extériorité par rapport à la société – ce qui lui permet d’ignorer la société et de prolonger durant de nombreuses années l’ambiguïté finalement stérile de son rapport à la société, car un pouvoir plus illégitime que légitime ne peut être efficace, sauf dans la défense, pour un temps limité, de ses intérêts les plus étroits au détriment de l’intérêt général de la nation.

L’émergence de la police, dans ses différentes déclinaisons (services de police, milices, sécurité militaire…), comme institution centrale de gouvernement, accélère la transformation du pouvoir, de pouvoir politique qui, dans les conditions de la guerre de libération, était dépendant de la population de mille et une façons, en un pouvoir qui, s’étant constitué hors-sol et établi par la force, est avant tout soucieux de sa propre fragilité et de sa contestation, et s’efforce donc de réduire les oppositions, les oppositions potentielles, et de contrôler la population avec les moyens de l’administration, de l’intimidation et de la corruption.

Cette transformation de la nature du pouvoir politique, amorcée pendant la guerre même, mais radicalisée dès 1962, constitue une véritable rupture, qui segmente, une fois de plus, le mouvement national, entraînant de nouvelles déperditions d’énergie patriotique et de savoirs constitués dans différents domaines de l’expérience historique de la société algérienne.

La coquille vidée des institutions de la révolution

 

Moments importants de cette rupture : En 62, la suspension du CNRA (1) , l’éclatement du GPRA (2) , l’élimination physique ou politique des principaux dirigeants de la révolution et la mise en place des nouvelles structures du pouvoir destinées au contrôle de la population. Ainsi le FLN (3) post-1962, l’UGTA (4), les associations de différentes natures et vocations, sont progressivement transformées en structures d’administration et de contrôle politique policier.

Le pouvoir garde la coquille des institutions de la révolution, mais la substance en est vidée. Le FLN, d’organisation politique dirigeante de la guerre de libération, se transforme, sous le même label, en appendice de l’administration. « Parti » unique en apparence, il n’est en fait qu’une courroie de transmission du discours politique qui s’élabore ailleurs, et un agglomérat de clientèles qui dilapident la rente foncière et immobilière avant de s’attaquer à la rente pétrolière.

Les « organisations de masse », de la même manière, deviennent progressivement des structures d’encadrement administratif des travailleurs, des paysans, des femmes, de la jeunesse.

Etant donné le rôle essentiel de la légitimité en tant que facteur décisif dans la vie et la durée, dans les succès et les échecs fondamentaux des mouvements historiques, y compris des régimes politiques, il paraît nécessaire d’introduire ici quelques précisions en ce qui concerne la question de la légitimité telle qu’on peut la poser en 1962.

La légitimité historique du FLN entre 1954 et 1962 résulte de la nature de la décision prise par un très petit groupe de militants révolutionnaires, suite à la somme, et dans la continuité des luttes des Algériens pour leur existence nationale pendant plus d’un siècle. Ces luttes avec leurs effets, souvent contradictoires, aboutissent à la décision de déclencher une guerre de libération qui se donne des institutions adaptées aux circonstances. Il en va ainsi de l’organisation du FLN en 1954, du Congrès de La Soummam en 1956, de la création du CNRA, du CCE (5) , du GPRA, du Congrès de Tripoli (6)…

Le choix des formes d’organisation, des modalités de fonctionnement, les processus de décision, le choix des dirigeants, leur acceptation ou leur rejet, tout cela résulte dans les contraintes du moment – avec un élément de discrétion ou de hasard -, du jeu de forces historiques plus ou moins obscures aux yeux des acteurs eux-mêmes.

Une organisation révolutionnaire (comme le FLN) est au départ, par définition, extrêmement minoritaire. Elle s’efforce de forger un mouvement d’opinion et d’action croissant autour d’elle, jusqu’à parvenir à gagner la majorité effective à sa cause. Son succès éventuel est indicatif de son efficacité, mais compte tenu du caractère révolutionnaire de son objectif et de son infériorité en moyens, un tel succès est, fondamentalement, indicatif de sa légitimité, ou bien, autrement dit, de sa puissance morale et politique. Car sans le soutien moral et politique, d’abord minoritaire puis majoritaire, de la population, l’atteinte d’un tel objectif eût été impossible. Or si la victoire du FLN et de son armée l’ALN (7) n’a pas été une victoire militaire, elle a été une victoire politique totale, puisque l’objectif politique, l’Indépendance, a été atteint, la guerre n’en ayant été, en dernière instance, que le moyen.

L’Etat-Major Général de l’ALN, créé en janvier 1960, était évidemment une institution légitime de la révolution. En 1962, son chef, Houari Boumediene, bénéficie, en plus de la légitimité de sa fonction de chef de l’EMG, de celle que lui avait donné l’exercice de ses responsabilités en Wilaya V, y compris en tant que chef de la Wilaya (d’août 1957 à avril 1958), après le départ de Boussouf (8) .

De mon point de vue, il perd une très grande partie de la légitimité inhérente à sa fonction, d’abord en s’insurgeant contre l’autorité du GPRA avant la fin de la guerre et puis du fait de son coup de force qui place Ben Bella à la tête du gouvernement et de l’Etat indépendant. Et puis, entre 1965 et 1978, il trouve, partiellement, une nouvelle légitimité par son action (jugée, en attendant le jugement de l’histoire, comme positive par une partie (9) des Algériens tels qu’ils ont pu s’exprimer, par exemple, à l’occasion des débats sur la Charte Nationale de 1976, ou à sa mort) à la tête du gouvernement et de l’Etat.

Ce propos quelque peu schématique vise à illustrer mon point de vue sur la nature de la légitimité politique : elle est de nature complexe, contradictoire et aléatoire. Elle ne produit pas ses effets de manière instantanée, car il faut atteindre un seuil critique dans la convergence et la coalescence des différents facteurs pour que s’exprime pleinement le sens de tel ou tel événement ou situation historiques. Ces facteurs vont de la perception des acteurs et mandants, à la réalité profonde des intérêts en jeu.

Une illustration, parmi d’autres, de la contradiction entre patriotisme brut et légitimité déficiente du pouvoir de Boumediene, se trouve dans l’expérience vécue par notre génération du « volontariat estudiantin pour la révolution agraire ».

Un des réels mérites du volontariat pour la révolution agraire a été de sortir les étudiants qui y participaient de leur milieu étroit, citadin en général, et donc relativement privilégié, et de les mettre en relation avec d’autres catégories de la population, d’autres réalités de la vie du pays, d’autres lieux, d’autres mentalités, d’autres traditions.

Les brigades d’étudiants volontaires étaient elles-mêmes composées d’étudiants venant d’horizons divers, de régions différentes du territoire national, et aussi de l’émigration. Elles étaient naturellement mixtes, et filles et garçons s’y côtoyaient, comme sur les bancs de l’université, et partageaient de façon plus ou moins égalitaire tâches et responsabilités, de la tambouille quotidienne pour la dizaine de membres de la brigade au dialogue avec les autorités locales.

Les étudiants volontaires avaient l’ambition d’expliquer à tous les intervenants dans cette grande affaire de l’heure, la lettre et l’esprit des textes de la réforme et d’inciter, de façon très largement improvisée, à leur bonne application par les attributaires de la réforme agraire (paysans sans terre, ouvriers agricoles, paysans pauvres), les autorités locales, les services techniques et administratifs de l’Etat, le FLN et ses organisations de masse…

Je ne sais pas si l’on peut créditer ces campagnes de volontariat, qui se sont succédées sur plus de cinq années, de grands accomplissements ou de résultats décisifs pour ce qui concerne la création et le fonctionnement des coopératives, l’irrigation des terres, la distribution des produits agricoles, les litiges de tous genres qui surgissaient dans l’application des textes, etc. Par contre, il est certain qu’elles ont permis un progrès tangible de la conscience politique des différents groupes et individus concernés. Car il y avait là, à travers tout le pays, un débat politique ouvert, inédit à cette échelle depuis les tout premiers moments de l’Indépendance ; un débat qui troublait la routine des rapports autoritaires et bureaucratiques qu’entretenaient ceux qui disposaient de la moindre parcelle d’autorité avec ceux qui dépendaient d’eux, un débat qui perturbait (même si sans conséquences durables comme le montrera la suite des évènements) la mécanique des rapports de force entre les véritables bénéficiaires du système autoritaire et bureaucratique et les partisans du changement de la condition des paysans, et plus fondamentalement, pour certains du moins, le changement du système de pouvoir.

Tout cela était certes truffé de malentendus, dans la tête des étudiants partisans de la réforme agraire, autant que dans l’esprit des autres acteurs. Les étudiants étaient généralement perçus comme des « envoyés » du gouvernement (ou plus justement du Président), des jeunes gens qui venaient là, passaient un temps avec eux, un mois en été, deux semaines en hiver, se mêlaient de tout, puis repartaient. Dans ces conditions, les attributaires n’étaient pas pressés de leur accorder leur confiance. Quant aux adversaires de la réforme, ils savaient que le temps jouait en leur faveur. Contrairement à eux, les hôtes des étudiants volontaires savaient qu’on ne fait pas de révolution par décret, qu’on ne change pas soudainement les rapports sociaux, ou la culture politique, dans le monde rural en particulier, par des discours.

Le lien politique du pouvoir avec la population, tel que noué dans la lutte de libération, avait été, à divers degrés, rompu depuis plus d’une décennie. Il aurait fallu beaucoup plus que les ordonnances et les décrets de 1971, et les visites épisodiques de nuées d’étudiants volontaires, sincères et ardents pour la plupart, mais aussi pour la plupart peu politisés, pour assurer le succès de la réforme.

Sous Boumediene, même s’il ne fonctionnait pas comme parti politique mais comme une administration, le FLN occupait symboliquement l’ensemble de l’espace politique, et dans ces conditions, le mouvement du volontariat à constitué pour des milliers d’étudiants un espace de liberté (liberté relative, liberté surveillée…) qui permettait leur politisation. Et cela était extrêmement précieux du point de vue de la formation des éléments de ce qu’on n’appelait pas encore (aussi largement qu’aujourd’hui, et aussi abusivement parfois) la « société civile ».

Quant à Boumediene, tout à fait sincère dans sa volonté d’améliorer la condition paysanne et de moderniser l’agriculture, il était enfermé dans un inextricable faisceau de contradictions paralysantes, celles-là mêmes qui définissaient la nature de son régime. Tout système de pouvoir a sa cohérence. Et ses choix de 1962, confirmés en 1965, de soumettre par la force, ou la menace de la force, le politique à l’administratif, ne pouvaient être renversés par le levier de certaines de ses initiatives (10) politiques, pourtant fortes, des années 1970.

Dans ces circonstances, a-t-il eu l’intuition un jour, ou la conscience, que le succès de sa politique devrait passer par l’échec de son système ? Sa démarche politique, au cours des trois dernières années de son pouvoir, et de sa vie, ouvre la question, mais la laisse sans réponse.

Est demeurée irrésolue cette contradiction (partie de l’équation complexe du développement d’un pays comme le nôtre) où l’Algérie avait à la tête de l’Etat un homme intègre, animé de patriotisme et d’une volonté de justice sociale, mais tout autant, d’une conception archaïque du pouvoir ; pouvoir autoritaire, charismatique, pragmatique et prudent, secrétant les modalités clientélistes de l’accès au pouvoir économique, poreux à la corruption, et finalement inefficace par rapport à ce qui semble avoir été son ambition véritable (au-delà des professions de foi idéologiques circonstancielles) de construire l’Etat moderne en Algérie.

Une conception administrative de l’Etat

Mais ce qui, en fin de compte, a prévalu, c’est sa conception administrative de l’Etat sur la nécessité, pourtant proclamée solennellement (11) le 19 juin 1965, de bâtir des « institutions destinées à survivre aux évènements et aux hommes »…

Aujourd’hui, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, et près de 40 ans après la mort de Boumediene, la société en est toujours là, confrontée à la nécessité de le faire, mais encore incapable de bâtir des institutions.

La nature même du régime faisait qu’une démarche où la critique et l’autocritique jouent un rôle significatif était exclue. Ici, la critique ne sert qu’à affaiblir l’adversaire, le concurrent, le collègue, le voisin de table. Elle est subjective et oblique. Quant à l’autocritique, elle n’existe simplement pas dans notre culture politique. Tout ce qui s’en approcherait serait considéré comme aveu de faiblesse, ou pire encore, comme aveu de trahison, car le chef, le responsable, le dirigeant (à quelque niveau qu’il se trouve) est infaillible, et s’il se trompe, c’est forcément parce qu’il a été trompé, par d’autres, par son entourage, par ses proches.

Porté ici à l’extrême, il s’agit en fait d’un trait de l’archaïsme consubstantiel de l’exercice de l’autorité en tous temps et en tous lieux. Le pouvoir, dans une de ses dimensions essentielles, est magique. Celui qui l’exerce doit faire illusion. Ceux qui l’exercent sont des magiciens, plus ou moins talentueux. D’emblée ils sont conduits à se comporter, au début de leur carrière, et c’en est une condition sine qua non, en rouages fiables de l’appareil de l’autorité, jusqu’à en devenir éventuellement des dirigeants infaillibles, après avoir gravi les échelons, passé les tests et les épreuves dont l’essentiel consiste à se départir progressivement de tous les obstacles intellectuels, psychologiques et moraux à cette qualification.

La pratique de la critique et de l’autocritique est soumise à ces considérations primordiales. Et cette dialectique de la « légitimation » par la soumission, de la soumission de soi à la soumission des autres (12) , de la contribution anonyme à la critique systémique opportuniste au refus systématique de la critique, cette dialectique participe du passage « naturel » de l’autorité à l’autoritarisme, de l’exercice de la responsabilité à l’abus du pouvoir (13) .

C’est en ce sens que l’évolution du régime, pour décevante qu’elle ait pu être pour les partisans sincères du développement du pays, un développement en faveur des couches sociales les plus défavorisées, un développement réel, effet d’un effort sérieux et soutenu, n’en n’a pas moins été « normale », car obéissant à la logique du jeu des rapports de forces sociales, politiques et culturelles guidées par le ressort spontané de la poursuite de leurs intérêts particuliers, immédiats, et, bien entendu, divergents, tels qu’elles les percevaient dans les conditions historiques de l’époque.

Le nouvel avatar du régime 

La succession de Boumediene par Chadli Bendjedid (14) a immédiatement et très nettement, pesé en faveur des forces les plus « conservatrices » aux plans politique, social et culturel, et les plus « libérales » au plan économique.

Le nouvel avatar du régime, à la recherche de popularité, à défaut de légitimité, s’est empressé de satisfaire ce qu’il a identifié et présenté à l’opinion publique comme étant le besoin prioritaire de la population, à savoir le besoin de consommation. La porte a été ouverte aux importations les plus massives, les plus inutiles, les plus pittoresques, par toutes sortes d’intermédiaires qui ont vite fait de s’emparer du contrôle des circuits commerciaux et de développer en parfaite liaison avec les bureaucraties pertinentes, un des mécanismes essentiels de « l’économie parallèle ». Et en même temps que la consommation était stimulée par les autorités, les investissements productifs étaient gelés, les entreprises économiques publiques démantelées, le développement industriel arrêté.

Le nouveau pouvoir pris dans l’ivresse de l’ingestion boulimique de ressources financières sans précédent, n’avait apparemment pas de politique économique alternative à celle de Boumediene, de politique positive, puisque les investissements n’ont pas été réorientés, mais gelés, et le développement industriel purement et simplement arrêté, sans l’offre d’une quelconque stratégie de développement alternative, tant est qu’il puisse y avoir développement économique sans industrialisation…

Mais, une des tares majeures des régimes non-démocratiques ou anti-démocratiques, des régimes autoritaires ou dictatoriaux (15), est que les politiques les plus aberrantes, les discours les plus farfelus, les mensonges les plus éhontés, peuvent être imposés aux populations, sans réaction apparente de la société, pendant un temps plus ou moins long.

Au cours des années 1980, la réaction de la société a été fragmentaire, saccadée et, en réponse à l’attitude aveugle et sourde du pouvoir, où l’incompétence le disputait à l’arrogance et au mépris, de plus en plus violente. Du « printemps berbère » de 1980 aux « évènements d’octobre 1988 », les Algériens ont eu recours à diverses formes d’expression de leur malaise, de leurs revendications, et de leur désarroi.

Le malaise était celui d’une société brutalement soumise à la prédation et à la corruption sous couvert de libéralisation. Les revendications étaient des revendications corporatistes et locales. Le désarroi, croissant, celui d’une société privée des repères constitués dans l’avatar précédent du régime où l’absence de liberté était compensée par une prise en charge par l’Etat des besoins de protection sociale, de santé, d’éducation et de sécurité de la population.

La « libéralisation » des années 1980 permettait aux groupes sociaux représentés au sein de la bureaucratie dominante (dans l’administration, l’armée, la police, les collectivités locales, les entreprises publiques) de tirer profit de l’affaiblissement de l’Etat, du relâchement des contraintes (dans le contrôle principalement), de l’émergence d’un discours « libéral » dans le domaine économique, pour alimenter ce qui est progressivement devenue une véritable économie parallèle, puis une économie parallèle dominante ou, autrement dit, « l’économie de l’Algérie».

Economie parallèle parce que, fondamentalement, l’économie ne changeait pas ses règles de fonctionnement : le fractionnement des entreprises publiques, sous prétexte de leur prétendu gigantisme, avait certes conduit au démantèlement du secteur public de l’économie, mais rien n’avait été fait concomitamment pour développer un secteur privé productif, comme, par exemple, en Corée du Sud où l’Etat, à partir d’un niveau économique comparable à celui de l’Algérie des années soixante, a volontairement développé, en partenariat stratégique avec lui, un secteur privé industriel qui, en moins de trois décennies, s’est imposé au plus haut niveau dans la compétition mondiale.

Le brouillard du discours « libéralisant » des années 80

Le constat est douloureux, mais les dirigeants à l’époque, n’avaient ni la compétence, ni surtout l’ardeur patriotique qui leur auraient permis de dépasser leurs conceptions et leurs intérêts étroits au profit de la vision d’une Algérie développée, ou du moins véritablement « en développement ». En fait, dans le brouillard du discours « libéralisant » des années 1980, les deux ressorts indispensables au développement, l’éducation (16) et l’industrialisation, ont été cassés. Pour longtemps. Car l’éducation et l’industrialisation sont des entreprises de long terme qui nécessitent, de surcroît, la conception et le suivi de politiques permettant d’assurer l’accumulation du savoir à des rythmes soutenus, en phase avec les normes de la compétition internationale.

Or les années 1980 voient fondre le capital constitué dans les quinze années qui ont suivi l’Indépendance, aussi bien dans l’industrie, par le démantèlement des entreprises et l’arrêt des investissements productifs, que dans l’éducation, par la poursuite mécanique, bureaucratique et complaisante des politiques des années 1960 et 1970 qui avaient certes permis un accès massif des jeunes Algériennes et Algériens à l’école et à l’université, mais qui pâtissaient dès l’origine d’un certain nombre de problèmes conduisant à la baisse du niveau des enseignants et des enseignés et à des déperditions croissantes des effectifs en cours de scolarité.

Et, en un mot, au lieu d’ajuster, de rectifier, de réformer, par l’intolérable critique et l’impossible autocritique (17), le « nouveau » régime s’est contenté de laisser faire et laisser aller. Et ainsi, jusqu’à l’explosion d’Octobre 88.

Le congrès de l’UNJA (Une organisation de la jeunesse voulue émancipée du carcan du FLN et nourrie en particulier du militantisme estudiantin des année 70) était prévu pour être le dernier congrès d’une organisation de masse, avant la tenue du congrès du FLN… Boumediene avait eu le loisir de se rendre compte tout au long des années 1970 qu’il ne disposait pas d’assise politique à proprement parler. Le sentiment populaire, c’est bien, mais cela ne constitue pas une force. La force armée, c’est bien, mais ce n’est pas un instrument politique ; tout au plus un facteur aléatoire et lourd à manipuler, et à double tranchant. Le FLN, une administration désuète, un appendice parasitaire, et politiquement inutile.

Malgré ses pouvoirs immenses, il avait eu l’occasion de se sentir bien seul à des moments cruciaux de son règne : les nationalisations, notamment celle des hydrocarbures, la réforme agraire, ou encore l’affaire du Sahara occidental.

Le processus était « simple ». Il s’agissait d’ouvrir et de dynamiser les organisations de masse (l’UGTA (18), l’UNPA (19), l’UNFA (20), l’UNJA), puis, sur la base de cette dynamique qui devait permettre l’émergence de nouvelles élites politiques, de refonder le FLN. Cela était une démarche politique, et la première fois que Boumediene faisait de la politique, au sens où il prenait l’initiative – et le risque – de s’écarter de sa pratique administrative du pouvoir.

Boumediene n’aurait pas succombé à l’Infitah

Mais du fait de sa disparition précoce, avant même la tenue du congrès de l’UNJA, on ne saura jamais ce qu’il aurait pu se passer sous sa férule : quels compromis, sur quelles questions, avec qui, quel type de changement, de quelle ampleur, avec quels effets politiques et économiques… On peut spéculer à l’infini. Toutefois, on peut raisonnablement supposer que, même politiquement et idéologiquement minoritaire au sein du pouvoir (de son pouvoir), il aurait été éventuellement capable, sinon de tout chambarder, à tout le moins, de faire évoluer son régime vers plus de « démocratie » au sens où il l’entendait, c’est-à-dire vers les conditions d’une meilleure représentation des intérêts des plus faibles et des plus démunis de la société algérienne.

Par ailleurs, on peut penser, avec certitude, qu’il ne se serait pas laissé entraîner par la mode de l’Infitah qui sévissait à l’époque. Son patriotisme d’abord, et puis la compétence, politique et technique, dans l’appréhension des problèmes du pays et aussi des défis du monde, qu’il avait acquise au cours de son expérience à la tête de l’Etat, l’auraient conduit à faire d’autres choix que ceux effectués par ses successeurs.

Il existe plusieurs témoignages crédibles de sa volonté de réajuster, de rectifier, de changer, en un mot, de réformer son système et ses politiques, mais nul, y compris parmi ses compagnons les plus critiques à son égard, ne pense ou ne laisse même entendre qu’il aurait pu renier les principes qui ont guidé les principaux choix faits durant ses treize ans de gouvernement de l’Algérie.

La spéculation sur ce qui aurait pu se passer à plus long terme est évidemment encore plus hasardeuse, car quels qu’aient pu être les résultats d’un congrès du FLN tenu sous Boumediene, ceux-là n’auraient pas pu, par « génération spontanée », constituer une étape « irréversible », comme on disait à l’époque, dans telle ou telle direction.

La dépolitisation de la société par le pouvoir en place depuis 1962 avait eu des effets profonds et durables. La « repolitisation » aurait donc été, nécessairement, une entreprise complexe, une œuvre de longue haleine, comportant, entre autres éléments, la crédibilisation progressive du discours politique, le changement progressif des mœurs « politiques » du système en place, l’émergence progressive de nouvelles élites, l’instauration progressive de nouvelles règles du jeu, l’ouverture des dirigeants à la critique, un accès de plus en plus large de la société aux médias, la transformation progressive des mentalités par le moyen, notamment, d’une réforme profonde du système éducatif !

Est-ce que cela aurait pu avoir lieu ? Possiblement, bien qu’improbablement… Mais ce qui s’est effectivement produit après la mort de Boumediene, dans les années 1980, et au-delà, est à l’exact opposé du schéma que je viens d’esquisser.

Sous couvert d’un discours hybride et d’autant plus stérile, mêlant quelques notions de « libéralisme » à la proclamation de la fidélité à « l’option socialiste », le régime s’est, au contraire refermé sur ses principes les plus réactionnaires et sur ses pratiques les plus rétrogrades et les plus répressives, en se déresponsabilisant dans les domaines économiques et sociaux, tout en ayant un recours croissant à la violence, y compris armée, qui devient, dès 1980, l’instrument privilégié du « dialogue » entre le pouvoir et la population (21) , instaurant l’identité définitive du pouvoir qui depuis domine la société.

Aujourd’hui, 54 ans après l’Indépendance et 38 ans après la mort de Boumediene, la nature du mal profond qui ravage et menace d’emporter l’Algérie peut se résumer dans une des plus mauvaises des solutions possibles de l’équation initiale du régime, c’est-à-dire, dans la déliquescence du patriotisme et des valeurs morales qui ont permis tous les progrès réalisés par les Algériens au profit du règne arrogant et stérile de l’illégitimité.