Amine Bouali
«Ce qui me fait le plus de mal, c’est l’aptitude des Algériens à faire leur propre malheur»
La journaliste indépendante Julia Ficatier a rencontré en avril 2001 le grand écrivain algérien Mohammed Dib, âgé alors de 81 ans. De cette entrevue est né un bel article publié le mois suivant par le quotidien français La Croix. 18 ans après, nous (re) découvrons ce texte où le très discret Dib revient sur son parcours, 2 ans exactement avant son décès, intervenu le 2 mai 2003. Nous en donnons ici de larges extraits.
«Mohammed Dib, témoigne la journaliste, a gardé (à 81 ans donc) l’allure d’un mince jeune homme et n’a pas du tout la mémoire qui flanche (…). Toute sa vie est jalonnée de rencontres, transformées en grandes amitiés indéfectibles. La plus importante fut sans doute celle où, jeune Algérien, orphelin de père, il fit connaissance à Tlemcen d’un instituteur français, Roger Bellissand, plus âgé, militant communiste, syndicaliste, fou de littérature et qui enseignait la musique. Lui-même était violoniste, passionné de Beethoven. Le Français et le petit Algérien devinrent amis. De cette belle histoire d’amitié, l’instituteur apprit l’Algérie vue par un jeune musulman, assoiffé de connaissances. L’un des rares à avoir obtenu en 1931 (on était alors en pleine colonisation) ses deux certificats d’études à onze ans et demi : «l’Indigène», comme on disait alors, réservé aux Arabes, donc moins exigeant et puis «l’Européen»; l’un des rares encore à avoir eu son bac, six ans plus tard, à dix-sept ans et demi».
«Le jeune Dib apprit les belles lettres dont il était déjà féru. En pleine Seconde Guerre mondiale, mobilisé dans le corps du Génie, il s’était inscrit à l’université d’Alger pour étudier les lettres (français et anglais). Il s’initia à la musique classique. Un demi-siècle après, Mohammed Dib se souvient des soirées musicales données à la Villa Marguerite : un hôtel des hauteurs de Tlemcen, perdu dans les bois et où, grâce à la directrice, musicienne, «l’ami français» avait mis sur pied un petit orchestre de chambre».
«Un jour, cet ami qui avait une fille, Colette, devint le beau-père de Mohammed. En 1951, au pays des colons, il était rare et surtout fort mal vu qu’un Arabe épouse une Française, même non pied-noir. Mais Colette et Mohammed s’aimaient (…). Ils ont eu quatre enfants, un garçon et trois filles. A ceux qui affirmaient que les couples mixtes ne durent jamais, tous deux ont apporté un beau démenti. «Et pourtant, comme le dit Colette, devant Mohammed silencieux, cela n’a pas été évident au début. Mais le fait que mes parents me soutenaient nous a beaucoup aidés». Sans doute aussi la personnalité de Mohammed Dib y est-elle pour beaucoup. Car, l’homme, s’il aime avant tout la discrétion, est tenace : il va jusqu’au bout de ses rêves et de ses idées. Quoi qu’il advienne». (Bon pied bon oeil, Colette Dib âgée de 88 ans, ce mois de mai 2019, habite toujours l’appartement familial de la Celle-Saint-Cloud, dans la région parisienne, à l’orée d’une forêt majestueuse, entourée de ses souvenirs (NDLR).
«Tlemcen (la ville natale de Mohammed Dib) était la patrie du leader nationaliste Ahmed Messali Hadj. L’écrivain ne pouvait donc être que pour «une Algérie libre et indépendante». Il en fit son combat personnel, non en entrant dans le Front national de libération (FLN), mais en adhérant en 1951 au Parti communiste français… sans prendre sa carte. Il en claqua la porte un an et demi après, «ne supportant pas que le PC me fasse une sorte de procès de Moscou». (Les Grandes Purges organisées par Staline entre août 1936 et mars 1938. NDLR). Dib prit alors une arme bien à lui, l’écriture et encore l’écriture, au coeur de tous ses désirs». (A cette époque, il collaborait au journal Alger-Républicain avec un autre sphinx de la littérature algérienne Kateb Yacine. NDLR).
«Mohammed Dib n’a rien d’un revanchard ni d’un extrémiste, pour la bonne raison qu’il aime trop le parler de Molière : «Je n’ai pas trouvé mieux que la langue française. Je l’ai forgée personnellement (…). En classe de terminale, on avait une parfaite connaissance de la littérature française, de Baudelaire à Balzac en passant par Victor Hugo. C’est toujours pareil aujourd’hui. Et je trouve ça remarquable. Je connais bien les Etats-Unis, j’ai même enseigné pendant trois ans à Ucla, à Los Angeles, l’une des universités américaines les plus prestigieuses. Je peux vous dire que l’enseignement de là-bas n’a rien à voir». (C’est grâce à une étudiante californienne qui avait consacré sa thèse à l’œuvre de Dib qu’il fut invité à Ucla. En plus, Dib pouvait communiquer parfaitement en anglais (NDLR).
«Mohammed Dib a connu l’Algérie française et s’est battu contre elle, la police à ses trousses, au point de devoir fuir son pays pour (paradoxe)… la France (…). Même s’il ne l’avoue pas, celui que l’on qualifie de «plus grand écrivain algérien» et qui ne compte plus les prix, a souffert de la mise au rebut de la langue française dans son pays. Il est tout fier d’annoncer qu’il est le seul écrivain algérien à avoir reçu le grand prix de la Francophonie de l’Académie française». (En 1987, Kateb Yacine reçoit en France le Grand prix national des Lettres. Le 16 juin 2005, Assia Djebar est élue, quant à elle, à la prestigieuse Académie française (NDLR).
«Cet amour de la langue française, continue plus loin Mohammed Dib, est lié aussi à l’amour de ses écrivains, à des rencontres, comme celle décisive de Louis Aragon. «Vous savez, c’est lui qui m’a lancé en France. Il avait consacré deux pages à mon premier roman, La Grande Maison, dans la prestigieuse revue qu’étaient Les Lettres françaises. Une référence, je l’ai vu souvent. Il me conseillait, je l’écoutais, fasciné».
«En revanche, le courant n’est jamais vraiment passé avec Albert Camus. Mohammed Dib le regrette. Les deux hommes se connaissaient bien. Mais dans les années 50, «Camus avait déjà pris ses distance avec l’Algérie». «Il ne se voyait pas en Algérien indigène. Sa préférence était pour l’Algérien européen. Pour moi, son titre L’Etranger est une sorte d’adieu à l’Algérie. Il n’a pas été un frère, ni pour moi ni pour nous autres les Algériens. Nous aurions aimé qu’il le soit». Mohammed ne tient pas à faire le procès de cet homme-là. «Ce serait trop injuste, estime-t-il. Il avait mal à l’Algérie, comme moi j’ai mal aujourd’hui à mon pays. Vous savez, dit-il dans une jolie formule, chacun emporte la terre de ses aïeux à la semelle de ses souliers. Et mes trente-trois livres sont nourris de ma terre algérienne».
«Tout à coup, l’humaniste qu’est Mohammed Dib, l’homme qui a été un trait d’union entre l’Algérie et la France, apparaît désemparé. Même s’il ne le formule pas, il semble désespéré de Dieu, d’Allah, qui permet la tragédie algérienne d’aujourd’hui (la terrible décennie noire. NDLR). Féru de culture occidentale, il tente de se consoler en compagnie de deux prestigieux «confrères», le Russe Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski (il aime la compassion dont il fait preuve à l’égard de ses personnages, tous désespérés, tels Les Possédés), et l’Américain Willian Faulkner, pour son roman Le Bruit et la Fureur, la vie dans un coin perdu du sud des Etats-Unis, racontée par un idiot de village».
Mohammed Dib termine son interview par une note assez pessimiste alors que l’Algérie commence à sortir de sa crise des années 1990: «Nous les Algériens, nous sommes marqués aux yeux des autres ! Pourquoi ? Pourquoi ? Nous cherchons notre âme. En vain. Quel gâchis ! Ce qui me fait le plus de mal, c’est l’aptitude des Algériens à faire leur propre malheur». Ce «malheur de l’Algérie» fait que Mohammed Dib n’est pas retourné à Tlemcen, la ville de ses ancêtres, depuis 1983, depuis la mort de sa mère. Jusqu’à cette date, il ne se sentait pas exilé : il y allait deux ou trois fois par an pour se ressourcer».
Pour conclure, on ne peut s’empêcher, quant à nous, de nous interroger, en ce mois de mai 2019, de ce que l’écrivain, s’il était encore en vie, aurait pensé, écrit peut-être, en assistant à la prometteuse «révolution du sourire» actuelle du peuple algérien ?