Les lunettes de Foccart… est une rubrique qui permet de plonger dans l’histoire de la Françafrique, et de remettre dans son contexte l’histoire de la décolonisation de l’Afrique.
Il y a 60 ans, dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre 1954, éclate la «Toussaint rouge» : il s’agit d’une vague d’attentats (une trentaine) déclenchés à travers les trois départements de l’Algérie coloniale. Au matin de la Toussaint 1954, huit morts Maghrébins et Européens sont à déplorer, la plupart victimes d’événements qui dégénèrent. Car, à la différence des attentats de la bataille d’Alger en 1957, en 1954, l’objectif est moins d’éliminer des individus identifiés que de viser des cibles symboliques : institutions locales de l’autorité étatique, casernes et dépôts d’armes, ou entreprises coloniales. L’échec tactique de cette vague d’attentats (qui n’est, de fait, pas suivi de l’insurrection générale promise) témoigne de leur caractère «artisanal».
Le FLN n’existait pas encore
Pourtant, ces attentats marquent le début de la guerre d’Algérie qui aboutit à l’indépendance en 1962. La décolonisation violente de l’Afrique française commence par l’Afrique du Nord. Les auteurs des attentats de la «Toussaint rouge» sont officiellement inconnus et invisibles. Mais ils signent de trois lettres l’appel et la proclamation qu’ils diffusent dans cette nuit : FLN pour Front de Libération nationale. Que savait réellement le pouvoir de ce mystérieux FLN en 1954 ? À travers la nouvelle histoire des premières heures de cette révolution africaine, de nouvelles problématiques de la décolonisation émergent…
Le comité des «9 historiques» est constitué à l’été
Tout au long de l’année 1954, les différents services de police et de renseignement français en Algérie s’activent autour des agissements nationalistes. Au mois de mars 1954, le Service de liaison nord-africaines (SLNA), un service spécialisé dans le renseignement sur le monde arabo-berbéro-musulman, découvre la création d’un Comité révolutionnaire d’unité et d’action (CRUA)… sans parvenir à en découvrir le projet. En réalité le CRUA n’est autre que le premier nom du FLN (le changement d’identité se fera avec la mise en œuvre des attentats).
Pour l’heure, le SLNA sait simplement que ce groupe navigue entre les tensions qui déchirent le principal parti nationaliste, le Mouvement pour le Triomphe des Libertés démocratiques (MTLD) où l’autorité de son chef historique – Messali Hadj – est discutée. Au mois de mars 1954, la police des Renseignements généraux (PRG) achève un important rapport de synthèse sur les forces nationalistes en Algérie. La PRG conclut à l’importance de l’expérience de l’Organisation spéciale (OS) : il s’agit d’une structure clandestine au sein du MTLD qui a été chargée, entre sa création en 1947 et son démantèlement en 1950, de préparer le passage à l’action directe (armes, finances, commandos). Mais en ce mois de mars, la découverte du SLNA et les conclusions des Renseignements généraux ne semblent pas avoir été convenablement recoupées. Pourtant, elles annonçaient le profil du FLN.
Au fil de l’été la tension s’aggrave : au mois de juin 1954, lors de la «Réunion des 22», les 22 chefs du CRUA à travers l’Algérie se retrouvent dans les faubourgs d’Alger au Clos-Salembier pour définir leur projet insurrectionnel. Entre juin et août, un comité de neuf chefs est établi : Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mustapha Ben Boulaïd, Larbi Ben M’Hidi, Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Mourad Didouche, Mohamed Khider, Belkacem Krim. Ce seront les «9 historiques». Si les services de renseignement ne parviennent pas les identifier et ignorent les projets réels du CRUA, la police tente par la voix de son directeur le préfet Jean Vaujour, d’alerter les autorités parisiennes sur la dégradation de la situation aisément perceptible.
Le 23 octobre un rapport de police évoque un groupe autonome…
Le 23 octobre 1954, un mémorandum alarmiste de la PRG est établi au sujet d’un «groupe autonome d’action directe en Algérie» à l’attention du ministre de l’Intérieur, ministre de tutelle de l’Algérie. La police observe que l’activité du groupe consiste à «allumer la mèche» (sic) en Algérie. Le ministre de l’Intérieur François Mitterrand semble n’avoir pas convenablement pris en compte les différentes alertes. Au lendemain du 1er novembre 1954, il sera pourtant l’un des principaux partisans et organisateurs de la répression policière. Son discours, prononcé dans la nuit du 12 novembre 1954 sous la coupole de l’Assemblée nationale retentit encore aux mots de : «L’Algérie, c’est la France.»
De son côté, la PRG aura manipulé tout au long de l’année 1954 des indicateurs au sein des groupes nationalistes pour obtenir des informations. Ainsi, grâce à «Kobus», l’informateur dans le groupe de la Casbah, la PRG neutralise l’effet explosif des bombes à Alger en faisant remplacer la poudre par du chlorate de potasse.
À Oran, c’est grâce à un informateur que la PRG dispose le 31 octobre d’un modèle de bombe artisanale (un tuyau de fonte de 15 cm de haut pour 10 cm de circonférence). Toutefois, toutes ces découvertes ne sont pas sans poser question car au fond, la police aura bel et bien été surprise par le calendrier du FLN : le préfet Jean Vaujour avait réuni tous les chefs de la PRG pour le… 1er novembre, en vue de leur donner des consignes pour anticiper tout mouvement. Trop tard. Entre minuit et 3 heures du matin, l’essentiel des attentats est déclenché et surprend les pouvoirs coloniaux. La guerre d’Algérie commence sans que la République française ne veuille le reconnaître : elle parlera jusqu’en 1998 « d’événements d’Algérie», niant la réalité de la société coloniale de l’Algérie.
Qui, du policier ou de l’indic, manipule qui?
Reste une question brûlante autour de la «Toussaint rouge» : qui de l’informateur ou du policier manipulait l’autre pour arriver à ses fins ? Loin d’une vision binaire autour de la figure de l’indicateur-traître, cette question invite à réfléchir à la relation subtile et complexe qui se noue entre l’officier de renseignement et sa source. Cette question s’avère structurante dans de nombreuses affaires qui secoueront l’Afrique et la Françafrique post-coloniale. Finalement, seul Sorj Chalandon aborde la dimension humaine de ce problème à travers ses romans Mon traître et Retour à Killybegs, inspirés de son expérience irlandaise auprès de l’IRA. Au fond, malgré sa police, ses informateurs, et son dispositif de sécurité, la République française n’a pas voulu voir ni entendre l’agonie de son projet colonial en Afrique au lendemain du traumatisme de Diên Biên Phu (7 mai 1954). La faillite commence au Maghreb, elle se poursuit au Cameroun.