Le samedi 12 mai 1956, deuxième jour de l’Aïd esseghir, et le dimanche 13, des opérations armées ont ciblé les populations musulmanes de la médina de Constantine et l’événement, d’une singulière gravité par son bilan, les acteurs impliqués, les enjeux d’un véritable acte de guerre, est au mieux oublié ou occulté. A Constantine même, peu s’en souviennent du fait sans doute du caractère sélectif de la mémoire -on rappelle plus facilement l’offensive du 20 Août 1955 ou l’exécution du commissaire Sanmarcelli et la répression qui s’ensuivit- et très peu d’écrits y ont été consacrés. *
En ce printemps 1956, la ville et le département de Constantine s’installent chaque jour un peu plus dans la guerre et, le FLN -plus d’une centaine d’opérations depuis l’entrée en guerre le 30 avril 1955- s’enracine de manière plus marquée dans la société constantinoise. Une rapide présentation du contexte constantinois.
Le département de Constantine, tel que constitué en 1848, se verra amputé des arrondissements de Bône, puis de Sétif et Batna et verra sa superficie réduite à 19899 km2 et sa population estimée à un peu plus de 1.200.000 habitants.
Constantine, 1956
La population du chef-lieu Constantine s’établissait, selon les statistiques de 1954, à 112.000 habitants dont 81 000 musulmans et s’il est notable que les statistiques françaises s’interdisaient désormais la distinction, sur une base confessionnelle, des populations françaises, les travaux du grand rabbin Emile Einsenbeth situaient la communauté juive constantinoise -entre douze et vingt mille personnes selon les estimations- en quatrième position par sa taille.
En mai 1956, le préfet Pierre Dupuch, en place depuis 1954, passe la main à Maurice Papon, désigné en qualité de préfet igame qui, à l’occasion, effectue un retour aux affaires constantinoises qu’il avait déjà dirigées.
La municipalité, conduite par le maire Eugène Valle, connaît une situation de blocage à la suite d’une série de démissions au sein du premier collège et du retrait des élus du deuxième collège dominé, depuis les élections de 1953, par l’alliance entre l’Udma et le PCA.
L’annonce spectaculaire du ralliement des dirigeants de l’Udma, Abbas et Francis, au FLN en avril, outre de peser sur le sort du conseil municipal constantinois, apparaît comme l’une des répliques de l’offensive stratégique du 20 Août 1955 dans le Nord-Constantinois.
Les opérations conjuguées du 20 Août 1955 sous la direction de Zighoud Youssef reconfigurent, notamment à Constantine-ville, le paysage politique local avec, entre autres, la fin de la prééminence des messalistes, contraignent le MNA à des réactions épisodiques.
Figure emblématique du courant réformiste, le Dr Mohamed-Salah Bendjelloul, ancien député de Constantine, l’une des chevilles ouvrières du «Manifeste des 61» rassemblant des élus indigènes dans la protestation contre la violence des répressions des populations musulmanes et recommandant la négociation avec le FLN, signe ainsi une fin de cycle politique.
A Constantine, le Parti communiste algérien -dont deux de ses militants avaient été exécutés à la suite de l’attentat visant le commissaire Sanmarcelli- tente, sous la direction de William Sportisse, enfant de la ville, dans une clandestinité difficile de reconstituer ses réseaux.
Le seul rappel algérien des événements de mai 1956 date des années mille neuf cent quatre-vingt-dix.
Premiers récits, premiers bilans
Journaliste au quotidien local< El Acil, Boubakeur Hamidechi aura été sans doute le premier à revenir sur les faits dont l’article est aussi cité en référence par l’historien français Gilbert Meynier.
Dans son ouvrage, «Histoire intérieure du FLN»(1), Gilbert Meynier revient sur ces journées de mai 1956 à Constantine et, sur la foi d’un témoignage, avance le chiffre de 230 victimes, évaluation qui suscite contestations et conduit l’historien à une «mise au point» relayée par Internet qui assure une inédite visibilité à l’événement. Soixante ans après, peut-il exister des raisons d’une résignation à l’amnésie et le devoir de connaissance ne commande-t-il pas de quêter la vérité sur les faits? Faut-il, en effet, souscrire au regard officiel des autorités coloniales pour qui, comme en atteste le Bulletin de renseignement quotidien (BRQ) adressé au Centre des liaisons de la préfecture de Constantine pour les journées des 12 et 13 mai, aucun acte de violence n’était à signaler, notamment au niveau du chef-lieu.?
Noter ainsi que ces actes de violence -avérés- se délitent en «non-événement» n’en marque que plus fortement les contradictions des positions officielles puisque dans l’édition dominicale de La Dépêche de Constantine et de l’Est Algérien», organe officieux du colonat, le commandement de la région militaire fait état dans un communiqué d’ «Une tentative d’infiltration en ville d’un groupe terroriste».
«A la suite d’infiltration de rebelles dans la ville de Constantine, un attentat s’est produit rue Sidi Lakhdar vers 11h30 où un engin a été lancé dans le café Mazia. Faisant treize blessés européens dont huit membres des services d’ordre. Les terroristes dont trois en uniformes pris immédiatement en chasse par la population environnante et les services de sécurité ont pu être rejoints. Pendant ce temps, de nombreux coups de feu étaient tirés dans divers endroits de la ville créant une certaine effervescence parmi les habitants.»
Le communiqué qui s’achève sur un bilan de 12 morts et 17 blessés, sans autres précisions, appelle les observations suivantes:
a – contrairement à l’ensemble des témoignages recueillis par la suite qui situent tous le début des opérations à midi trente, le décalage d’une heure tel que porté par le communiqué des autorités militaires peut ne pas être fortuit et signaler une défaillance de coordination dans une opération montée et préméditée.
b – le communiqué maintient délibérément le flou sur «les populations environnantes» qui auraient pris en chasse les terroristes et dont l’interdiction, prononcée par le général Noiret, commandant de la division constantinoise, «de la circulation des piétons et des véhicules dans les rues Caraman et rue de France jusqu’à nouvel ordre» qui ouvrent sur le quartier d’Echara’, où était regroupée la grande partie de la communauté juive de Constantine, offre clairement une indication.
Quel sens peut revêtir cette interdiction, précisément dans ces artères, dés lors que selon les termes du communiqué des autorités militaires les «coups de feu» avaient été tirés en plusieurs points de la ville?
c – que faut-il entendre aussi par «une certaine effervescence parmi les habitants»? De quels habitants s’agit-il et quelles formes a pu prendre l’effervescence?
Ces questions n’affleurent pas dans la couverture des journaux de la colonisation aux évènements qui reprennent, à l’image de La Dépêche de Constantine et de l’Est Algérien la thèse de l’infiltration terroriste.
Dimanche Matin, l’organe dominical, barre sa une avec ce titre «Alerte générale à Constantine» qui fait ainsi état d’une infiltration terroriste, qui est repris en termes quasi identiques par les deux principaux journaux algérois La Dépêche d’Algérie et L’Echo d’Alger. Le bilan rapporté s’élève alors à trente et un tués. Il n’est pas jugé utile de préciser qu’il s’agit de victimes musulmanes.
Les remises en cause du Dr Bendjelloul
Le premier à remettre en cause publiquement la version officielle sur les événements des 12 et 13 mai est le docteur Mohamed-Salah Bendjelloul, ancien député à l’Assemblée nationale française, conseiller général et signataire du «Manifeste des soixante et un».
Dans un télégramme, daté du 16 mai, envoyé à l’agence de presse française AFP et anglaise Reuters, il est écrit:
«Je m’inscris en faux contre communiqués erronés, tendancieux et dénaturés publiés par presse quotidienne sur événements qui ont été en réalité véritable pogrom et massacres prémédités et organisés par certains éléments européens sur musulmans innocents», (2) témoigne l’ancien président de la Fédération des élus indigènes qui détaille dans son message les tueries, pillages et enlèvements dont avaient été victimes les populations musulmanes de Constantine.
Il fait aussi état des témoignages qu’il a rassemblés.
Ni l’AFP ni Reuters ne donneront suite au télégramme du Dr Bendjelloul.
Ce dernier -dont le frère Allaoua, pharmacien venait d’être assassiné sommairement par les militaires français- saisit, le 20 mai, Maurice Papon, installé depuis trois jours, en qualité de préfet igame du département de Constantine.
Le Dr Bendjelloul élève d’abord une «solennelle protestation contre le massacre presque systématique de musulmans innocents» et avant de détailler de manière documentée le processus des massacres à travers la ville les samedi 12 et dimanche 13, accuse formellement «certains éléments du service de sécurité et des civils non musulmans armés, principalement des juifs».
L’ancien élu signale en particulier les tentatives de prise de contrôle armé de la mosquée El Kettaniya où s’étaient retranchés des musulmans qui ne durent leur salut qu’à l’intervention d’une compagnie de CRS.
Les prises de position et interventions publiques du Dr Bendjelloul sont les premières à jeter une première lumière sur les événements les identifiant clairement comme un massacre délibéré de musulmans et les rapportant sans ambiguïté à des milices armées. C’est aussi la première référence explicite à une responsabilité d’éléments de la communauté juive de Constantine.
IL faut ajouter que les témoignages de familles de victimes -près de soixante-dix- rassemblés par le Dr Bendjelloul- frappent d’inanité les thèses défendues par les autorités militaires clairement complices des massacres si elles n’en avaient pas été dûment informées.
Les détails finissent par avoir raison des manipulations et certains parmi ceux qui ont dirigé les massacres -Denden, homme à tout faire et présenté comme le chef d’une «maffia juive», son complice, dit «le petit Maltais»- sont vite identifiés et il s’établit rapidement que des éléments des unités territoriales, groupes de supplétifs européens armés constitués par le gouvernement français au lendemain du 20 Août 1955, y avaient participé ainsi que des «policiers juifs» et surtout de milices civiles juives armées.
La responsabilité des juifs constantinois
Des analystes comme Gilbert Meynier n’écartent pas l’idée que les unités territoriales aient pu être plus impliquées dans les massacres, mais est-ce bien la responsabilité des juifs constantinois dans les massacres qui frappent les esprits et interpellent acteurs politiques et autorités religieuses?
Le message du grand rabbin Sidi Fredj Halimi est «écrasé» par la presse coloniale alors que William Sportisse, fils de Constantine, dirigeant du Parti communiste et militant anticolonialiste, relève, dans un tract, qu’ «après les événements, de nombreux Israélites n’ont pas manqué de dévoiler l’attitude de certains policiers qui encourageaient une poignée d’individus organisés en milices, aveuglés par le racisme dans l’accomplissement de leurs actes de représailles contre de paisibles travailleurs musulmans tués lors de ces journées des 12 et 13 mai». De son côté, le MNA messaliste, bien qu’en perte de vitesse dans une ville où il fut longtemps hégémonique, réagit sous la forme d’un appel «Aux juifs algériens et aux juifs constantinois» dans lequel il répond aussi à un tract diffusé par «un groupe d’Israélites de Constantine qui s’affirme partie prenante du peuple algérien». Le MNA fait ainsi savoir que «quand on est partie prenante du peuple algérien on doit partager les souffrances de ce peuple ainsi que sa lutte».
Le FLN, quant à lui s’attache, au plan local, à identifier les auteurs de l’appel des juifs constantinois tout en s’en tenant à la politique du maintien des contacts avec les juifs constantinois et les libéraux européens.
C’est dans son organe central El Moudjahid que l’on va trouver à la fois le récit de ce qui est nommé comme «Les atrocités de Constantine», qui recoupe largement celui du Dr Bendjelloul, et une liste nominative de soixante et une victimes. On ne manquera pas de relever la prudence avec laquelle l’organe du FLN identifie les auteurs des tueries: «Le rapport qui nous a été adressé signale, en outre, que les Français qui ont organisé ces massacres étaient en majorité d’origine israélite.»
Le témoignage d’Abraham Barzilaï
Le bilan des victimes de cette ratonnade sans précédent à Constantine a pu faire l’objet de controverses et si Gilbert Meynier reconnaissait, dans sa «mise au point» la fragilité du chiffre de 230 victimes avancé sur la base d’une seule source, il mettait aussi clairement en garde contre la tentation d’une minimisation. S’appuyant sur le témoignage d’un agent communal du cimetière musulman de la ville qui assurait avoir «creusé cent trente tombes», l’historien récuse à la fois la notion de «pogrom» pour cet épisode et son croisement avec les événements d’août 1934 qui avaient marqué l’évolution des relations entre communautés à Constantine.
Natif de Constantine, Benjamin Stora dit «n’avoir gardé aucun souvenir de cet événement terrible» et rappelle que «les incidents les plus graves se produisirent le 12 mai à Constantine. Ce jour-là, une grenade avait été lancée à l’intérieur d’un café fréquenté par les juifs faisant deux blessés graves. Des groupes de jeunes juifs se sont armés et organisé des représailles. Rue des Cigognes, toute la clientèle d’un coiffeur musulman -cinq personnes- a été abattue. Le bilan de cette tuerie n’a pas été établi avec certitude, mais j’apprendrai après que certaines sources avaient avancé le chiffre de trente à soixante morts musulmans pour l’ensemble de cette journée tragique.» (3)
Sur la responsabilité de l’organisation de cette opération d’envergure, Gilbert Meynier cite l’historien Michael Laskier qui affirme que «la réaction des juifs constantinois était encadrée par des membres de la Misgeret, organisation du Mossad pour l’Afrique du Nord». (4)
Cette question trouvera un autre éclairage en 2005 lorsqu’en marge d’un rassemblement des juifs constantinois en Israël, le quotidien Maariv publie le témoignage de Abraham Barzilaï qui revient sur ces jours de mai 1956. En mission à Constantine où il est présent depuis le mois de janvier, il affirme avoir mis en place «des cellules de juifs constantinois, chargées de défendre la communauté juive locale».
Le 12 mai, l’agent du Mossad dit avoir eu «le pressentiment que le FLN allait commettre un attentat et donné l’ordre aux membres de sa cellule de s’armer et de patrouiller Rue de France».
L’attentat à la grenade contre le café Mazia -qu’il situe à midi- donne le signal à l’offensive. «J’ai donné l’ordre à nos hommes de prendre le contrôle de la situation. Nos hommes ont pénétré dans les cafés arabes voisins et leur ont causé des pertes sérieuses», conclut Abraham Barzilaï dont l’officier traitant Shlomo Havilio était en poste à Paris.
On ne manquera pas de relever la coïncidence entre le moment du lancement de grenade et le début de la ratonnade et alors que le FLN n’avait pas revendiqué l’attentat contre le café Mazia, le Dr Bendjelloul rapporte le témoignage d’un jeune Constantinois présent sur les lieux.
«Mon jeune fils âgé de huit ans m’avait dit qu’au moment de l’explosion un homme habillé à l’européenne avait jeté quelque chose dans le café et s’était sauvé en direction du haut de la rue Sidi Lakhdar, et avait tourné à droite vers le quartier juif.»
Les zones d’ombre ne manquent ainsi pas sur ces évènements tragiques des 12 et 13 mai 1956 à Constantine et particulièrement sur le degré des responsabilités des autorités dans ces opérations.
Nombre de témoignages corroborent la présence de policiers parmi les agresseurs -juifs, entre autres- et l’agent Barzilaï signale même que les milices qu’il avait organisées indiquaient aux policiers d’éventuelles cibles.
Des zones d’ombre
Jusqu’où, en effet, les autorités -et il faut rappeler ici la position stratégique de Constantine, siège du commandement militaire régional- étaient-elles dans l’ignorance des préparatifs d’une opération d’une telle ampleur et à l’heure de la mise en oeuvre des dispositifs des pouvoirs spéciaux, comment un agent d’un service étranger pouvait échapper aux maillages sécuritaires d’un pays en guerre?
Faut-il rappeler la présence du Mossad -ici à Constantine-, de l’exfiltration massive des juifs marocains vers Israël la veille de l’indépendance de ce pays?
En octobre 1956, le FLN lançait un appel aux juifs algériens, enfants de la même patrie, à rejoindre le combat national pour l’indépendance. Il n’avait pas été entendu par les institutions représentatives de la communauté, mais y ont répondu des patriotes à l’image de Ghrenassia, membre du commando Ali Khodja, du Dr Timsitt ou du Comité des juifs pour l’indépendance.
Au lendemain des massacres des 12 et 13 mai, des jeunes collégiens et lycéens constantinois prenaient l’initiative d’une grève des cours et des examens et certains d’entre eux rejoindront les maquis de la Zone 1.
* Mes remerciements à la famille Bendjelloul qui m’a donné accès aux archives du Dr Mohamed Salah, à la direction et aux agents de la direction de wilaya des archives pour leur disponibilité.
1.Meynier (Gibert), Harbi (Mohamed): «Histoire intérieure du FLN», Casbah Editions, Alger.
2. Archives du Dr Bendjelloul
3. Stora (Benjamin); «Les clés retrouvées» Editions du Seuil
4. Meynier (Gilbert): Mise au point