La question mérite d’être posée en ces temps de crise où le gouvernement cherche la moindre niche financière.
Les émigrés ont transféré dans leur pays quelque 3 milliards et 15 millions d’euros. Le compte a été donné par une étude de la Banque européenne d’investissement qui vient de révéler que les Algériens devancent en la matière les Marocains avec 2 milliards et 13 millions d’euros et les Tunisiens avec 84 millions d’euros. L’étude intitulée «Facilité euroméditerranéenne d’investissement» qui recherche les intérêts des pays européens, ne dit, cependant, pas où va cet argent une fois au bled.
Ce trou noir ne semble hélas pas être pénétré du côté Sud, car le gouvernement algérien ne manifeste pas encore un grand intérêt pour cette manne. Aucune étude n’est lancée pour connaître la destination de cet argent, hormis quelques ébauches, somme toute, sommaires. Aussi, pour suivre le cheminement de cet argent, nous avons choisi de voir où il apparaît dans les villages de Kabylie. Le comportement et les témoignages recueillis auprès des émigrés qui viennent passer des vacances et leurs dépenses renseignent suffisamment sur la destination des «euros».
Il est également à signaler que cette manne ne sert en aucun cas le développement économique, car il n’existe aucun investissement conséquent de cet argent à cause de l’absence d’organisme spécialisé dans l’accompagnement de cette frange pour l’investissement. Un autre constat sommaire, mais jusqu’à présent impossible à démentir: la responsabilité est partagée par le gouvernement et par l’émigration algérienne. Le premier se suffit de formules magiques qui louent le patriotisme et la participation fictive des émigrés dans le développement, sans mettre une politique concrète visant l’accompagnement des émigrés dans leur volonté d’investir dans leur pays et de le faire profiter de l’argent amassé à la sueur de leurs fronts en Europe.
L’émigré d’aujourd’hui
L’émigré d’aujourd’hui n’est plus celui des années d’avant l’indépendance ou des années soixante. Les jeunes générations n’envoient pas ou rarement l’argent à la famille restée au bled. L’individualisme a primé sur la famille pour diverses raisons. D’abord, les causes de l’émigration ont changé. Alors que le Kabyle allait travailler en France pour subvenir à sa famille, ce n’est pas le cas aujourd’hui avec des jeunes qui partent généralement célibataires et sans responsabilité familiale. «Moi, je suis parti pour me marier là-bas. Mes parents ici au bled ont de quoi vivre. Je n’ai pas de souci à me faire de ce côté», assure Saïd un jeune émigré qui trouve du mal à louer une voiture pour ses déplacements. «Toutes les agences affichent complet. Certains émigrés habitués à venir ont réservé une voiture des semaines avant leur voyage», explique-t-il.
En fait, l’émigré aujourd’hui n’est plus le pauvre montagnard qui s’en va pour sortir sa famille de la misère. Le jeune émigré d’aujourd’hui, pour partir se permet d’acheter un visa à 800.000 dinars. Une somme déjà à même de lancer un petit investissement ou acheter une voiture dans son pays. «Non, je n’ai pas à envoyer de l’argent à mes parents. Ils en ont. Ce sont eux qui m’ont payé le visa pour partir» explique-t-il. «Tout ce que je peux faire dans mon bled, c’est construire une belle maison pour mes vacances», conclut-il. «Non, non, je ne pense même pas à ça. Si je voulais investir, je l’aurais fait avant de partir.
J’en avais les moyens et l’argent. Je ne l’ai pas fait parce que mon rêve était de partir non pas en France, mais au Canada», explique un autre jeune venu du Québec. «Moi, je préfère dépenser mes dollars une fois changés avec ma famille restée ici. Passer des vacances sur la plage. Déjà beaucoup de gens vivent de ces dépenses comme les commerçants, les jeunes parkingueurs » comme on les nomme ici. Vous savez, je dépense beaucoup d’argent en venant ici. C’est à l’Etat de savoir organiser tout ça», dit-il avec un désintérêt total pour l’option d’investissement en Algérie.
Le rôle invisible de la diaspora
A travers les discussions abordées avec des émigrés, un fait s’est révélé d’une importance incontestable. L’organisation fait défaut à notre émigration. Certains émigrés partis récemment ont le coeur gros contre ceux qui les ont précédés. Ecoutons-les. «Vous parlez d’investissement. C’est de la folie. Les émigrés ne peuvent rien faire hormis dépenser leur argent dans la bouffe et les fêtes aux bleds, j’ai eu à les connaître quand j’étais en France», dit un jeune qui a tenté l’aventure, mais qui est revenu faute de papiers de résidence. «Là-bas, ils changent de trottoir pour ne pas avoir à te payer un café. Ils peuvent mourir pour un euro, ces gens-là. De là à penser qu’ils peuvent mettre des millions pour investir. Ça me fait rire», ironise un autre.
En effet, il se révèle facilement que l’émigration kabyle surtout, manque d’organisation en Europe. La diaspora, si elle existe dans les médias, n’a pas encore d’effet sur le terrain. «Regardez les autres peuples comme ils s’entraident. Ils constituent rapidement des communautés d’intérêts communs et deviennent plus forts. Nous, en Europe, on aime surtout exhiber nos robes kabyles et les signes berbères, mais jamais on pense à s’entraider. Ce à qui, ce que je vous dis ne plaira pas, qu’il donne la preuve du contraire. Je vois bien comment on vit en France. C’est sans pitié entre nous», révèle un autre émigré qui semble être en accord avec notre interlocuteur. «Avec ou sans diaspora, vous êtes redevables envers nous qui sommes restés au bled. Morts, on vous ramène et on vous enterre. Et, vous que faites-vous pour nous. Vous n’êtes pas tenus d’être présents pour nous enterrer ni pour participer à la vie de nos villages. Et en France, on voit bien comment vous changez de trottoir en nous voyant» ironise Karim, universitaire et responsable d’un comité de village qui ajoute que si les Kabyles étaient organisés dans l’émigration, ils auraient pu imposer une politique au gouvernement algérien.
Le cauchemar de la bureaucratie
Rien qu’à voir les vieux retraités moisir dans des chaînes interminables devant la banque afin de retirer leur argent de la retraite, on a l’envie de ne jamais y mettre son argent. Comme pour narguer l’Etat et ceux à qui cela ne plaît pas, le change parallèle se fait à quelques mètres de la banque chargée du transfert des retraites. L’on voit même des retraités aller chez ces jeunes cambistes faire le change autour d’une table de café comme pour se venger de la maltraitance subie devant les guichets de la banque. «Oui, je retire mon argent de cette banque et je le change ici chez ces cambistes. Ils sont plus gentils et plus accueillants. Je vous dirais même qu’ils sont plus honnêtes que ces banquiers qui n’arrêtent pas de mentir», fulmine un vieux retraité. «Oui, mon fils, ces banquiers, on a l’impression qu’ils nous donnent cet argent. Ils nous prennent pour des mendiants alors que nous les faisons vivre» ajoute un autre vieux qui a fait la chaîne durant toute la matinée pour savoir que sa mensualité n’a pas encore été saisie. En effet, malgré les efforts consentis par l’Etat pour combattre cette hydre, son nom fait encore sursauter. «Non, non, non, je ne peux même pas penser à mettre un sou dans une banque. Déjà à l’aéroport, j’ai un avant-goût de ce qui m’attend. Non merci, je préfère faire le change de l’argent, réservé à mes vacances chez les cambistes et c’est tout»? répond un jeune émigré venu passer des vacances.
La bureaucratie n’est pas l’unique obstacle. «Non, je ne peux pas investir dans un pays où les gens touchent plus que l’effort fourni. Un maçon qui travaille deux à trois heures par jour te réclame 3000 DA. Un manoeuvre qui dort jusqu’à 9h et part à midi t’oblige à lui payer toute une journée. Non, non, laissez tomber. Vous savez que dans ces pays où on vit, il faut travailler dur, très dur pour gagner son salaire. Laissez tomber. Je n’ai pas envie de me rappeler les causes de mon départ du bled. Ici, les gens veulent tous devenir riches sans travailler», fulmine, Ali, émigré parti en harraga et qui se retrouve au Canada après avoir transité et séjourné quelque temps en Europe. Du coup, ces sommes conséquentes amenées par les émigrés via les circuits formel et informel ne profitent pas à l’émergence d’une activité macro-économique du pays. Son rôle se limite à faire marcher des commerces en tout genre et c’est déjà beaucoup au vu des entraves qui existent ici et les freins qui empêchent notre émigration de s’organiser pour se constituer en force.
Sur le terrain, nous avons constaté que cet argent transféré sert plus les industries des pays européens. La majeure partie des gens qui peuvent acheter des véhicules, en plus des emprunts bancaires nationaux, sont les personnes qui possèdent, d’une manière ou d’une autre, de l’euro. Cette catégorie fait marcher le marché automobile dominé, en Algérie, essentiellement par les firmes françaises. Par conséquent, la dynamique de ce marché profite aussi à son corrolaire qui est le marché de la pièce détachée même concurrencée par les Chinois. Cette dynamique s’étend à d’autres créneaux dont le produit importé, ne trouve acheteur en Kabylie particulièrement que parmi la catégorie en question.